Publié le 27 May 2020 - 06:53
MAURICE SOUDIECK DIONE (DOCTEUR EN SCIENCE POLITIQUE)

‘’Cette affaire prend les allures d’un scandale d’État’’

 

La publication de deux décrets différents instituant l’honorariat pour les anciens présidents du Conseil économique, social et environnemental pose problème. Ainsi, pour l’enseignant-chercheur à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, cette affaire est un cumul de fautes communicationnelles et politiques. D’après Maurice Soudieck Dione, on est passé du faux décret au décret faux. Décryptage.
 
 
Un décret a été récemment publié faisant état des indemnités et avantages octroyés aux anciens présidents du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Il a été par la suite démenti par la cellule de communication de la présidence. Aujourd’hui, l’Etat, à travers un de ses membres, soutient l’existence de ce décret, mais nie les avantages qui y sont évoqués. Quelle lecture faites-vous de cette démarche du gouvernement ?
 
Il y a, dans cette affaire, un cumul de fautes communicationnelles et de fautes politiques. Les fautes communicationnelles, c’est d’abord le communiqué de presse de la cellule de communication de la présidence de la République en date du 14 mai 2020, duquel il ressort que le décret n°2020-964 du 17 avril 2020 est un faux décret. Sous cet angle, il convient d’établir dans cette affaire le distinguo entre un faux décret et un décret faux. Le faux décret est un décret qui n’existe pas juridiquement, c’est-à-dire qui n’a jamais été pris par l’autorité compétente. Le décret faux est un décret publié avec un autre contenu que celui du décret authentique. Et dans cette affaire, on est passé du faux décret au décret faux.
 
Le communiqué de presse de la cellule de communication de la présidence de la République estime que c’est un faux décret, autrement dit un décret qui n’a jamais été pris par le président de la République : ‘’Ce faux décret en date du 17 avril 2020 est relatif à la création d’un honorariat pour les anciens présidents du Conseil économique, social et environnemental.’’
 
Avec la nomination de Madame Aminata Tall comme Présidente honoraire du Conseil économique, social et environnemental (Cese) par le décret n°2020-976 du 21 avril 2020 qui vise bel et bien le décret n°2020-964 du 17 avril 2020, on ne pouvait plus douter de l’existence formelle de ce décret. La stratégie de communication ou l’erreur de communication va consister à passer du faux décret au décret faux, c’est-à-dire que le décret existe formellement : la date est la bonne, le numéro est le bon, c’est bien le décret n°2020-964 du 17 avril 2020 ; l’objet est le même, il est relatif à l’institution d’un honorariat pour les anciens présidents du Conseil économique, social et environnemental, et il a été signé par le président de la République Macky Sall. Il n’est donc plus un faux décret, mais un décret faux, en ce sens que son contenu est différent de celui qui a été précédemment publié dans la presse, comprenant d’énormes avantages financiers, matériels et de service.
 
En effet, la version du décret n°2020-964 du 17 avril 2020 publiée par le directeur du quotidien national ‘’Le Soleil’’, Monsieur Yakham Mbaye, sur www.dakaractu.com du dimanche 24 mai 2020, a un autre contenu : lesdits avantages des présidents honoraires disparaissent, laissant la place uniquement à la délivrance d’une simple carte. Aux termes de l’article 4 dudit texte : ‘’Il est établi et délivré au président honoraire du Conseil économique, social et environnemental une carte aux couleurs nationales spécifiant ce titre.’’ 
 
Ensuite, il convient de relever les contradictions entre le décret n°2020-976 et le décret n°2020-964 dans la version servie par le directeur du ‘’Soleil’’. En effet, le décret n°2020-976 du 21 avril 2020 nommant Madame Aminata Tall Présidente honoraire du Cese, dispose en son article 2 : ‘’Le président du Conseil économique, social et environnemental, le ministre d’État, Secrétaire général de la Présidence de la République et le ministre des Finances et du Budget sont chargés de l’exécution du décret qui sera publié au ‘Journal Officiel’.’’ 
 
Le problème est que ce décret octroyant un statut honoraire qui se borne à octroyer seulement une carte aux couleurs nationales, n’a pas besoin d’être exécuté par le ministre des Finances et du Budget, dès lors qu’il n’y a pratiquement pas d’incidence financière, si ce n’est la production d’une carte !
 
Qu’est-ce qui explique ces sorties contradictoires autour de ce décret ?
 
Les sorties contradictoires s’expliquent par le fait que c’est un scandale politique, surtout dans ce contexte marqué par cette pandémie, avec une raréfaction des ressources de l’État et les difficultés économiques et sociales de tout genre que vivent les Sénégalais, et l’appel à l’annulation de la dette du pays ; et pendant ce temps, on gaspille sans compter. En plus, cela fausse d’abord l’idée et la portée de l’honorariat. 
 
En effet, l’honorariat, c’est la qualité d’une personne qui, sans exercer la profession, en reçoit le titre honorifique. L’honorariat se fonde souvent sur deux conditions : avoir exercé de manière suffisamment longue la fonction et d’avoir marqué l’institution par son passage, à travers le travail qu’on y a effectué. C’est pourquoi c’est généralement les pairs qui octroient une telle distinction. Dès lors, des conditions objectives auraient pu être dégagées, à charge pour l’institution, à travers une compétence liée, d’examiner si elles sont remplies et délivrer le titre, avec au bout d’un certain délai après que la demande a été introduite, une possibilité de recours devant le juge de l’excès de pouvoir. Cela aurait renforcé le prestige de l’honorariat en dépolitisant son accession, en le fondant davantage sur le travail et le mérite, plutôt que d’en faire une sinécure que le président peut octroyer discrétionnairement et retirer quand il veut. 
 
C’est ce qui résulte du décret dans la version publiée par le directeur du ‘’Soleil’’, précisément à l’article 2 alinéa 2 : ‘’Il (l’honorariat) peut aussi être conféré par décret, sur leur demande, aux anciens présidents’’ ; et à l’article 3 du même texte : ‘’Le statut de Président honoraire peut être refusé ou retiré par décret.’’ 
 
Le président fait donc de l’honorariat un instrument de contrôle politique, par la grâce et la disgrâce.
 
En plus, le problème qui se pose est relatif aux avantages énormes octroyés à quelqu’un qui n’est pas en activité, dans un pays pauvre. Pour les égards protocolaires en cas de participation à des cérémonies officielles, on peut comprendre. Mais qu’est-ce qui explique qu’on octroie à vie au président honoraire une indemnité de représentation de 4,5 millions de F CFA net par mois, alors que c’est le président en exercice qui représente l’institution ? Comment expliquer un véhicule de fonction et un chauffeur particulier, 500 litres de carburant, un agent de sécurité rapprochée pour quelqu’un qui n’est plus en fonction ? Voilà pourquoi cette affaire prend les allures d’un scandale d’État.
 
Est-ce normal de publier deux décrets différents signés par le président de la République à la même date ?
 
Le problème n’est pas d’avoir deux décrets signés par le président de la République à la même date. C’est plutôt d’avoir, à la même date, sur le même objet, deux décrets aux contenus totalement différents. C’est cela qui est complètement surréaliste ! Or, en lisant le communiqué de presse de la cellule de communication de la présidence de la République, il est bien écrit : ‘’Face à la recrudescence de ce type de documents, la cellule de communication rappelle que tous les décrets pris par Monsieur le Président de la République sont publiés au ‘Journal officiel’ de la République et sur le site du gouvernement.’’
 
Or, en visitant le site du gouvernement, www.sec.gouv.sn, on trouve le décret n°2020-925 du 3 avril 2020 prorogeant l’état d’urgence, le décret n°2020-926 du 19 avril 2020 portant nomination du président du Comité de suivi de la mise en œuvre des opérations du Force-Covid-19, et aucune trace du décret n°2020-964 du 17 avril 2020. Lorsqu’on fait une recherche sur le site du ‘’Journal officiel’’ de la République, www.jo.gouv.sn, non plus, aucune trace du décret n°2020-964. Pourquoi ce décret n’a pas été publié de manière officielle ? À l’heure du numérique, la publication d’un décret peut se faire à la minute où il est signé. S’il n’y a rien à cacher, pourquoi le décret n’est pas officiellement publié ?
 
Qu’en est-il, désormais, de la crédibilité de l’Etat ?
 
Bien entendu que la crédibilité de l’État est entachée, car cela donne l’impression de mensonges d’État aggravés par cette nouvelle stratégie de communication qui risque d’enfoncer davantage le régime dans cette affaire. Cela pose le problème de l’autorité de l’État qui n’a pas le courage d’assumer ses décisions. Tout au moins, il aurait pu rapporter tout simplement le décret, en reconnaissant son erreur dans ce contexte particulier. Faute avouée est à demi pardonnée.
 
HABIBATOU TRAORE

 

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