Publié le 21 Mar 2014 - 05:39
MBACKE FALL, PROCUREUR GENERAL DES CHAMBRES AFRICAINES EXTRAORDINAIRES AU SEIN DES JURIDICTIONS SENEGALAISES

«Hissein Habré a un problème dans sa stratégie de défense»

 

Bien qu'occupant une place centrale dans le dispositif mis en place, devant aboutir au procès de l'ancien Président tchadien Hissein Habré, Mbacké Fall, Procureur général des Chambres africaines extraordinaires, garde tous les atours de discrétion que lui impose sa fonction. EnQuête qui l'a croisé sur le terrain, au Tchad, alors qu'il  est en pleine mission, fait le point du dossier Habré avec lui...

 

EnQuête : Monsieur le Procureur général, après la perquisition effectuée aux domiciles de Hissein Habré, Me El Hadj Diouf a proféré des accusations de vols de biens en ces lieux. Quelle est votre défense sur ce registre ?

Mbacké Fall : Les accusations de vol d’objets au domicile de Hissein Habré, c’est des affabulations d’une défense aux abois. La perquisition est une mesure d’autorité ordonnée par le juge d’instruction par délégation judiciaire, et la présence de l’avocat n’est pas obligatoire. Il ne s’est agi ni de transport sur les lieux ni de reconstitution des faits.

Dans ces cas-là, les avocats sont invités à y participer. Mais il s’est agi d’une perquisition qui s’est faite en présence de l’inculpé. Si cet inculpé ne veut pas être présent, il peut désigner un représentant. Et s’il ne désigne pas un représentant, les officiers de police judiciaire ont la possibilité de désigner deux témoins qui ne soient pas sous leur autorité pour assister à la perquisition.

Pour l’inculpé qui est là, la présence de son avocat ne lui est d’aucune utilité puisque cet avocat ne peut absolument rien faire ou dire qui puisse être accepté par les policiers. L’inculpé a la posture d’un témoin passif qui ne fait qu’observer le déroulement des opérations. Mais alors, les droits de la défense sont tout à fait garantis parce que les objets saisis sont mis sous scellés, lesquels ne peuvent être ouverts sans la présence de l’inculpé et de son avocat.

Quelle a été votre réaction après cet épisode ?

Les Chambres africaines extraordinaires ont saisi le bâtonnier de l’Ordre des avocats pour lui exposer les faits que nous avons constatés et qui sont imputables à l’avocat El Hadj Diouf : il a publiquement traité les juges de corrompus et les policiers de voleurs, alors que ces officiers de police judiciaire ont travaillé sur la base de délégation judiciaire, c’est-à-dire qu’ils ont été requis par le juge d’instruction, et ils ont fait le travail de perquisition comme si le juge d’instruction était lui-même sur place.

Donc, jeter le discrédit sur ces institutions que sont le juge d’instruction et les officiers de police judiciaire est grave de la part de quelqu’un qui est avocat et qui doit respecter la loi. Nous avons attiré l’attention du bâtonnier sur cela, les juges d’instruction aussi l’ont fait, afin que cet avocat-là soit rappelé à l’ordre. Il peut bien défendre son client, mais il ne peut pas diffamer, injurier les magistrats.

C’est la troisième et peut-être dernière commission rogatoire internationale au Tchad pour les Chambres africaines extraordinaires. C’est quoi l’objectif ?

Dans le cadre du travail des juges, c’est la Chambre d’instruction qui a demandé aux juges tchadiens de les aider à enquêter au niveau du Tchad. Parce que les enquêtes faites dans ce pays étranger sont réalisées par le biais de commissions rogatoires, des commissions rogatoires établies par le juge d’instruction.

La chambre d’instruction, sous la conduite de son coordonnateur Jean Kandé, est venue à N'Djamena pour d’abord continuer les auditions des parties civiles et des témoins, et en même temps poursuivre l’exploitation des archives de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). Troisième point, nous étions en décembre 2013 dans le Sud et le Centre du pays. Cette fois-ci, il y aura un transport vers le Nord, un peu au-dessus et en dessous du 16e Parallèle, pour identifier des charniers.

Nous y allons lundi prochain 24 mars. Le gouvernement tchadien a mis un avion à notre disposition et nous a assuré que tous les gouverneurs des régions que nous allons visiter prendront les dispositions nécessaires pour assurer les liaisons avec les localités.

Disposez-vous du temps nécessaire pour faire le travail que vous voulez faire ?

Oui, c’est un travail d’identification. Sur la base des témoignages reçus, nous allons sur les lieux supposés abriter des charniers. Ces lieux seront identifiés, les témoins entendus. Ces documents seront transmis aux experts qui vont faire les exhumations et les analyses des restes.

Quelle est la marge d’erreur ?

C’est un travail très technique. Les rapports d’expertise en justice sont considérés comme des sources de renseignements. Ce ne sont pas des rapports que nous allons donc prendre comme lettres à la poste, non ! Ils seront discutés et nous prendrons ce que nous devrons en prendre comme éléments.

La stratégie du silence de Hissein Habré vous complique-t-elle la tâche ?

Pas du tout car c’est naturel. Un inculpé comme Hissein Habré a deux droits inaliénables : le droit de mentir et le droit de garder le silence. On ne peut donc pas lui en tenir rigueur parce que c’est son droit. Maintenant, ce silence ne peut pas être interprété comme un acquiescement des faits. Dans le cadre du silence, il faut que nous ayons des éléments de preuve pour montrer que la personne qui garde le silence a fait telle et telle chose.

Pour les charges retenues contre Habré, le crime de génocide a finalement été abandonné. Pourquoi ?

Le crime de génocide est un crime très particulier. Il faut, par ses actes, avoir procédé intentionnellement à l’élimination d’un groupe. Dans le cas qui nous occupe, nous n’avons pas vu cette intention dans les faits : par exemple : vouloir raser coûte que coûte une ethnie, éliminer du territoire tchadien les Hadjaraïs ou les Zagawas.

Cette intention n’était pas très marquée dans ce dossier même s’il y a eu des chasses aux sorcières. C’est la raison pour laquelle, pour une stratégie de poursuite, nous nous sommes fondés sur les dossiers et sur les indices graves et concordants de nature à nous permettre de poursuivre Hissein Habré pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de torture.

L’omniprésence des magistrats sénégalais n’est-elle pas gênante dans ce dossier ?

Vous savez, dans une procédure, ce qui est très important, c’est la procédure d’audience avec la présence du public qui suit, de l’accusation qui apporte ses preuves, de la défense qui tente de disculper son client, du juge pour trancher. Et c’est à partir de ce moment-là que les statuts des chambres africaines extraordinaires disent que le Président qui doit diriger les débats sera un magistrat d’un pays membre de l’Union africaine, et il ne pourra être ni tchadien ni sénégalais.

Comment faites-vous pour déceler le vrai du faux dans les témoignages ?

Très souvent, il y a des témoins qui ont déjà fait l’objet d’audition par la commission nationale d’enquête tchadienne. D’autre également ont été entendus par Human Rights Watch à travers ses investigations.

Comme les statuts des CAE nous permettent de nous référer aux documents des organisations de défense des droits de l’Homme tchadiennes et internationales, nous disposons de pas mal d’éléments dans lesquels des personnes ont fait des déclarations. Et en les écoutant, nous saurons distinguer le vrai du faux.

Vous est-il arrivé d’écarter des témoignages ?

Oui ! Hier, nous avons convoqué des gens qui avaient souhaité fournir certaines informations à propos de certains charniers. Apparemment, ils n’avaient aucune connaissance des dits charniers. Comme c’est des informations qui ne nous avancent pas, nous nous sommes dit : mieux vaut nous en débarrasser. Ce que nous avons fait.

L’éternelle question soulevée par la défense de Habré, c’est qu’Idriss Déby ne soit pas lui aussi poursuivi. Que répondez-vous ?

Comme je l’avais dit lors de l’ouverture de l’enquête, il y a ce que les Statuts des Chambres africaines extraordinaires appellent le défaut de pertinence de la qualité officielle. En l’état de nos investigations, nous n’avons pas trouvé d’éléments probants qui nous permettent de mettre en cause la personne dont vous parlez.

Dans le cadre de l’instruction, nous pouvons peut-être avoir des éléments, mais il ne suffit pas de colporter des rumeurs et des allégations sans fondement. Le juge d’instruction agit sur la base d’éléments probants. Ce qui nous a aidés dans le cas de l’affaire Habré, c’est que nous avons eu une documentation très fouillée et des témoignages concordants.

Si nous avons la même matière concernant une autre personne, rien n’empêche les juges d’instruction de mettre cette personne-là dans la procédure. Nous sommes des magistrats, nous ne travaillons pas à partir des rumeurs. Mais dans tous les cas, l’instruction qui n’est pas encore bouclée pourra nous édifier, et les juges d’instruction font un travail énorme. Un dossier d’instruction est un dossier d’instruction, il n’y a rien de présumé. Tout est possible !

Est-il possible que la défense de Habré vous apporte des éléments en défaveur du président Idriss Deby ?

Malheureusement, cette défense garde le silence, ne coopère pas à la procédure, et d’un autre côté elle voudrait que l’on implique une autre personne. C’est illogique ! Il faut que cette défense nous dise qu’elle a tels ou tels éléments contre telle personne, que l’on puisse apprécier ces éléments. Mais si elle se mure dans le silence et garde par devers elle des documents qu’elle juge compromettants, nous ne pouvons rien faire, nous ! Nous agissons dans le cadre de notre imperium, nous vérifions les faits pour lesquels mandat nous a été donné de poursuivre les personnes impliquées.

Ce n’est certainement pas de votre faute, mais des témoins considérés comme importants décèdent de temps à autre, au grand dam des associations de victimes et de certaines ONG parties prenantes à l’affaire.

C’est un grand problème car les faits ont été commis il y a plus de vingt-trois ans. Ces victimes ont eu à subir des exactions et des tortures, et leur espérance de vie s’en est trouvée diminuée, si bien que l’on craint qu’il y ait encore d’autres disparitions. Nous leur souhaitons longue vie mais ce sont les aléas de la vie, c’est regrettable. Mais de toutes façons, ces personnes décédées ont eu à faire des dépositions qui seront conservées, et le jour de l’audience, si audience il y a, on en reparlera.

A quelle période aura lieu le procès ?

Nous sommes à la dernière phase de l’instruction. Ce qui nous a un peu retardés, c’est le transfèrement des personnes qui sont détenues à N'Djamena et qui sont visées dans notre réquisitoire. Mais sur ce plan-là, je peux dire que nous avons bon espoir.

J’ai rencontré ce matin (NDLR : l’interview a été réalisée hier mercredi en début de soirée) le ministre de la Justice du Tchad en compagnie du Procureur général de N'Djamena, il nous a promis une fois les mandats d’arrêt en mains, de les exécuter en nous remettant ces personnes détenues. Une fois transférées à Dakar, elles seront écurées, inculpées, interrogées au fond et, au besoin même, confrontées à Hissein Habré.

Ensuite, il y aura les rapports d’expertise dont ceux de l’expert graphologue. L’instruction devrait donc occuper toute l’année 2014, et en 2015, un procès pourra peut-être se tenir. Nous tablons sur avril 2015 si tout se passe normalement, car il faut penser aux appels, à la stratégie de la défense qui peut changer d’un moment à un autre avec participation par exemple à la procédure…

Vous pensez que la défense pourrait revenir dans la procédure ?

Je ne comprends pas une défense qui garde le silence et qui, en même temps se renforce ! Vous savez, Hissein Habré avait trois avocats, maintenant il en a rajouté un quatrième. Ce qui voudrait dire qu’il veut vraiment être défendu.

C’est qui ce quatrième avocat ?

Il s’appelle Cheikh Ahmed Tidiane Ndiaye. Habré veut vraiment être défendu, donc il y a un problème au niveau de sa stratégie de défense.

PAR MOMAR DIENG (Envoyé spécial à N'Djamena)

 

 

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