Publié le 14 Jun 2016 - 19:30
MEPRIS, SANCTION, MISE EN GARDE…

Les étapes de la radicalisation

 

Du slogan ‘’ubbi tey grève tey’’ à la menace de radiation, l’année scolaire 2015/2016 est passée par tous les états. Appels à la retenue, dialogue de sourds, mépris mutuel, réquisition, mise en garde et médiation, les acteurs ne se sont jamais retrouvés. La radicalisation n’a jamais été aussi profonde, et le dénouement inattendu. EnQuête vous retrace le parcours d’une année qui sera sans doute gravée dans les annales de l’histoire du syndicalisme enseignant au Sénégal.

 

La crise scolaire a enfin trouvé un dénouement. Le Cusems et le Grand cadre version Mamadou Lamine Dianté ont lâché du lest, en partie grâce à l’intervention des familles religieuses, mais sans doute également parce que les enseignants étaient dos au mur. Dans tous les cas, la décrispation permet d’avoir une fin d’année plus sereine et des examens plus calmes. Mais que le chemin fut long à se dessiner. Depuis l’année dernière déjà, toutes les conditions étaient réunies pour une confrontation.

D’ailleurs, 2015-2016 n’est que la suite de celle qui l’a précédée. Pendant les vacances, les enseignants ont longtemps alerté sans suite. Agacés du mutisme de l’Etat, certains ont détourné le concept ‘’Ubbi tey, Jang tey’’ de la Cosydep en ‘’ubbi tey, grève tey’’. Pourtant, la menace n’a pas été suivie d’exécution. Durant les trois premiers mois de l’année, les syndicats ont continué à dénoncer le non-respect des engagements tout en menaçant de perturber l’année. Pendant ce temps, le gouvernement a fait le mort. Quant aux médiateurs de l’année dernière, ils ont été eux aussi aux abonnés absents.

Au mois de décembre, les préavis se télescopent sur la table du gouvernement. Un mois plus tard, en janvier 2016, débutent les mots d’ordre. L’un après l’autre, les regroupements syndicaux enchainent débrayages et grèves totales. Interlocuteur direct des enseignants, le ministre de l’Education ne s’est jamais montré comme un artisan du dialogue. Au contraire, Serigne Mbaye Thiam s’est déjà fait son opinion. ‘’Le gouvernement a respecté ses engagements auprès des syndicats. Les grèves  ne se justifient pas’’, soutient le ministre socialiste qui accuse même certains organisations d’avoir des logiques autres que celles syndicales. Très vite, le dialogue est rompu entre lui et ses vis-à-vis.

L’évolution du discours du Président

Moins catégorique, Viviane Bampassy semble souffler le chaud et le froid. Tantôt c’est un appel au calme, tantôt une dénonciation de l’intransigeance des syndicats. Quant au chef de l’Etat, il ne rate aucune occasion pour s’exprimer sur la question.  Dans un premier temps,  Macky Sall refuse toute idée du non-respect des engagements. N’empêche, il appelle les enseignants à arrêter la lutte et à travailler avec le gouvernement pour faire le suivi des accords. Réponse des enseignants : ‘’le gouvernement n’a qu’à matérialiser ses engagements s’il veut une stabilité dans le système’’. Plus tard, le ton allait changer. Mais c’est après.

En effet, pendant des semaines, les autorités ne se sont pas exprimées sur la question de l’école. Le silence traduisait un certain mépris mutuel. Les lignes étaient réellement distantes entre les protagonistes. Il a fallu attendre le 3 avril à l’occasion d’une adresse à la nation pour que le chef de l’Etat annonce avoir décidé d’autorité de porter les mises en solde de 5 000 à 10 000 enseignants et le rappel à 24 milliards. Le Front unitaire des syndicats d’enseignants (Fuse) composé de l’autre Grand cadre et de l’Useq se dit preneur. Tandis que le Grand cadre version Mamadou Lamine Dianté et le Cusems trouve l’effort insuffisant. Abdoulaye Ndoye rétorquait à l’époque qu’il y a 48 000 enseignants pour la mise en solde sans compter ceux qui sont sur le circuit, que ce soit dans les inspections académiques, le ministère de l’Education ou celui de la Fonction publique. L’annonce du chef de l’Etat sera suivie d’une rencontre de partage avec le ministre du Budget Birima Mangara qui a fait le point sur la situation. Les syndicats sortent de la rencontre rassurés pour les uns et pas du tout convaincus pour les autres. ‘’Nous avons perdu notre naïveté’’, disait Abdoulaye Ndoye du Cusems. Pour eux, il n’était pas question de se suffire de promesses jamais tenus. Il leur fallait des actes. Le statu quo est donc maintenu.

Stratégies différentes en fonction des syndicats

Le 1er mai, le Président hausse le ton, sans pour autant toutefois arriver à des mises en garde. Il se limite juste à déplorer l’attitude des syndicats. ‘’L’Etat ayant déjà consenti beaucoup de sacrifices, nous avons réglé l’essentiel des revendications qui étaient en latence depuis plus de 20 ans dans les secteurs de l’éducation et de la santé. On ne peut pas comprendre que l’on fait autant d’efforts et que chaque jour nous soyons contraints à recevoir des préavis de grève, voire des grèves répétées’’, regrette Macky Sall, non sans appeler à un esprit patriotique des uns et des autres.

Du côté du Front unitaire des syndicats d’enseignants codirigé par Amadou Diaouné et Abdou Faty, on semble avoir décrypté les signaux de l’agacement. Le 6 mai, l’entité annonce la levée de son mot d’ordre après 3 plans d’actions de 2 jours. Les deux leaders soutenaient avoir noté quelques acquis non négligeables. Sans pour autant être satisfaits, ils ont préféré capitaliser. Du côté du Cusems et du Grand cadre version Dianté, on exige du concret.

Dès lors, l’Etat a décidé de sévir. Les syndicats en grève dénoncent une intimidation par différentes méthodes comme la demande d’explication. Mais ils tiennent bon. Devant l’immobilisme, les nerfs ont commencé à se chauffer. Chez le Président, on note une évolution du discours, devenu menaçant. Lors de la remise du rapport du Haut conseil du dialogue social, il  a présenté aux enseignants la carotte et le bâton. D’un côté, il les invite à sauver l’année. De l’autre, il leur promet la sanction en cas de refus. “On ne peut pas continuer à voir l’école détruite comme ça par une instabilité chronique. Donc, nous invitons les acteurs à prendre conscience de la gravité de l’heure. Parce que, autrement, nous sommes  obligés de prendre les mesures qu’imposera la situation. Et nous le ferons. Parce qu’on ne peut pas sacrifier l’avenir des enfants, alors que l’Etat a tout donné”.

Dans le même ordre d’idée, le Président Sall  ajoute que ‘’le gouvernement prendra toutes les dispositions pour assurer la disponibilité des notes de l’ensemble des élèves du Sénégal’’. Il précise même avoir donné des instructions dans ce sens. La machine répressive ne tarde pas à se mettre en place. Le ministre de l’Education passe à la télévision publique et annonce des réquisitions et des ponctions. ‘’Le gouvernement du Sénégal a décidé de demander aux gouverneurs d’envoyer des réquisitions pour que les enseignants communiquent les notes aux élèves, rendent les copies, communiquent les notes à l’administration et participent à la tenue des conseils des classes’’

Le gouvernement ignore les médiateurs

Plus que jamais décidés à ne pas céder, les enseignants refusent de prendre les réquisitions. Ce qui a amené l’Etat à les convoquer dans les commissariats. Certains plus coriaces seront même cueillis en classe et conduit à la police ou à la gendarmerie.  Mais tous étaient auditionnés puis relâchés. Ce qui faisait dire à Mamadou Lamine Dianté que les autorités n’avaient pas encore franchi le Rubicon. Les Ong spécialisées dans l’éducation comme la Cosydep sont dépassées par la situation. Elles tentent de trouver un compromis en vain, face à des acteurs plus que jamais décidés à en découdre. Même des voies inconnues dans le secteur de l’Education se faisaient de plus en plus entendre. Mais les deux parties avaient fait une option résolue vers la radicalisation. Jusqu’au bout. Puisque n’eût été le médiateur de la République, les enseignants allaient boycotter les épreuves anticipées de philosophie.

L’Etat décide alors de franchir le Rubicon. Le Premier ministre fait fi de son accord de principe donné au comité de dialogue social (section éducation) pour une dernière rencontre avec les enseignants. Les autres ministres s’emmurent.  Le vendredi dernier 12 juin, le ministre porte-parole du gouvernement Seydou Guèye sort un communiqué dans lequel il promet la guillotine aux enseignants qui ne rendent pas les notes 24 heures à partir du lundi (hier 13 juin), pour se conformer aux réquisitions.

Aux non-fonctionnaires, le gouvernement met en garde contre un ‘’licenciement sans préavis ni indemnité’’. Et aux fonctionnaires, ‘’une révocation avec suspension du droit à pension’’. Un week-end très chargé s’en suit pour le Cusems et le Grand cadre. Le silence des syndicats augurent d’une levée du mot d’ordre. Reste à connaître la forme.  A minuit passé, la grève est suspendue à Touba après une rencontre d’abord avec Serigne Abdou Aziz Sy Al Amine, puis avec Serigne Bass Abdou Khadre, porte-parole du khalife général des mourides. Les syndicalistes affirment avoir lâché du lest sur demande des guides religieux. D’autres y voient une capitulation bien ‘’Mackyllé’’ à la sauce religieuse.  Les élèves et leurs parents eux retiendront le plus important : le retour en classe !

BABACAR WILLANE

 

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