Publié le 15 Nov 2019 - 03:55
MODELE ECONOMIQUE DU SENEGAL ET MONDIALISATION

Le patriotisme économique dans tous ses états

 

‘’Vivre ensemble : le Sénégal entre ouverture et protection. Quelle place pour le patriotisme économique’’. Tel est le thème choisi par un panel d’économistes pour débattre des blocages économiques notés au Sénégal. Sur initiative du magazine ‘’Continent premier’’, ces experts ont préconisé une politique économique en faveur des intérêts nationaux.

 

A l’heure d’une mondialisation largement au profit des grandes puissances, les experts en économie, conscients de la pauvreté du débat à l’échelle nationale, ont tenu à montrer l’importance d’appliquer en Afrique, en particulier au Sénégal, le patriotisme économique. ‘’Tous les pays qui se sont développés dans le monde ont adopté des stratégies de patriotisme économique pur et dur. J’estime, pour ma part, que cette notion se définit par tout le dispositif mis en place pour faciliter l’activité économique, de sorte à créer, dans un Etat, des entreprises stabilisées, capables d’accumuler le maximum de dividendes pour pouvoir, par la suite, faire des investissements dans le pays’’, explique le docteur en économie El Hadi Alioune Diouf.

De son point de vue d’ancien haut fonctionnaire, il affirme que le Sénégal a, depuis les années 1960, développé de bonnes politiques de mise en valeur des produits locaux au détriment de ceux importés. Un exemple réussi dans la commercialisation de la tomate, de l’oignon, de la pomme de terre et de la carotte. Malgré la crise de 1980, le gouvernement a opté pour la consommation locale qui, à ce jour, permet l’écoulement de plusieurs marchandises Made in Sénégal telles que l’huile d’arachide.

Sauf que si les politiques sont bonnes et ont donné des résultats hier, il se trouve que, de nos jours, l’application de cette vision est toute autre. ‘’L’essor de l’industrie de la volaille a été noté lors de l’avènement de la grippe aviaire. L’Etat n’a pas été catégorique comme le Nigeria, en fermant ses frontières, mais a plutôt évoqué des précautions sanitaires qui, parallèlement, ont permis de booster l’entreprise (Sedima) aujourd’hui numéro un dans le domaine. En Angleterre, tout produit qui entre doit être transporté par les navires ou avions anglais avec un commandant anglais. Aujourd’hui, le pays est premier dans tout ce qui a trait au transport maritime. Aux Etats-Unis, le ‘by American must’ stipule que, dans certains domaines stratégiques, même si les entreprises nationales coûtent 50 fois plus cher que celles étrangères, elles passent avant. Il en est de même avec le slogan de Donald Trump ‘America first’. Et nous, à un moment donné, on nous demande d’abandonner notre agriculture, parce qu’elle n’est pas compétitive. On nous demande d’importer les produits dont nous avons besoin. Le moment est venu d’avoir des stratégies’’, ajoute-t-il.

Quel nationalisme économique ?

Par ailleurs, prenant en exemple le développement des pays asiatiques qui, il y a moins d’un siècle, étaient au même niveau que l’Afrique, ces économistes estiment que l’économie est étroitement liée au volet politique. En d’autres termes : un Etat fort qui prend des mesures adéquates pour protéger ses intérêts et ceux du citoyen lambda. Il s’agit d’une complémentarité entre son action, celle des entreprises locales et du consommateur sénégalais.

Bien loin de proposer un nationalisme économique qui induit des mesures drastiques comme la fermeture des frontières, ils opposent à l’économie libérale une vision qui protège les intérêts nationaux sans être coupée du monde. ‘’Il faut permettre au secteur privé national de pouvoir percer, de maximiser son profit. Voici un acte patriotique que l’Etat doit poser.  La balance doit basculer en notre avantage, pour que nos intérêts soient protégés et cela passe par une intégration politique des Etats africains. Ce qui va leur permettre d’avoir une voix forte sur le plan international, au lieu de développer des stratégies à l’image des pays européens’’, pense le président de Legs-Africa Elimane Kane.

Selon lui, ‘’l’économie libérale nous est imposée par l’Occident comme étant une vision unique des choses. Pourtant, elle est basée sur une logique de patriotisme économique. C’est cela la contradiction. Ces puissances ont-elles mêmes pratiqué le patriotisme économique. C’est le cas de l’Angleterre qui s’est dit : on va d’abord être fort sur le plan national ; on va d’abord se construire avant de s’ouvrir au monde. Lors de la découverte de la machine à vapeur, ils l’ont protégée et l’ont cachée au monde.  Et nous pays africains, on nous fait croire que booster la croissance économique revient à booster le secteur commercial en passant par le secteur privé. Mais lequel ? Ce sont plutôt les multinationales’’.

Le secteur privé national au cœur du dispositif

Ainsi, dans la course mondiale de conquête de marchés extérieurs, le patriotisme économique suppose la construction d’une stratégie basée sur les réalités nationales, tout en restant ouvert au reste du monde. Au Sénégal, le secteur privé national peine encore à gagner des marchés sur le plan sous-régional, voire régional. Pour cause, sa compétitivité est toujours en construction. D’où la réflexion du docteur Khadim Bamba Diagne : ‘’Sur le plan international, plus vous avez des entreprises locales impliquées dans le secteur en jeu, plus vous avez la chance de gagner ces marchés.  L’Allemagne est la première puissance d’Europe et c’est le pays qui a le plus de Pme au monde. Pour moi, une entreprise qui n’est pas cotée en bourse ne doit même pas être appelée entreprise nationale. La question qui se pose, aujourd’hui, c’est comment faire pour que nos entreprises soient cotées en bourse et soient à même de capter des marchés, pour pouvoir chercher le marché des 380 millions de consommateurs de la Cedeao’’.

Pour lui et ses collègues, il ne revient pas au secteur privé national de se battre pour gagner des marchés extérieurs, mais plutôt à l’Etat, parce qu’il est le plus grand gagnant en termes d’entrée de liquidités (taxes, impôts, responsabilité sociétale de l’entreprise…).

Toutefois, il appartient aux entreprises de développer également le sens du patriotisme, en injectant leurs ressources, en payant ce qu’elles doivent à l’Etat sans tricherie aucune. ‘’A quoi bon soutenir une entreprise dont le patron garde à lui seul ces milliards ! Un consommateur averti se dit : je ne vais pas l’aider à être plus riche. Par contre, si ces milliardaires contribuent au développement économique du Sénégal, en versant leurs 30 % d’impôts et 20 % de taxes, les choses seraient différentes. Les entreprises ont donc intérêt à mettre le pied sur l’embrayage, en se disant : je suis patriote, je suis sénégalais, je mets 20 % de mes revenus entre les mains des Sénégalais, je paie 30 milliards sur les 100 milliards que j’ai gagnés à l’Etat du Sénégal pour que chaque Sénégalais sente qu’il est pris en compte. C’est cela aussi le patriotisme économique’’, poursuit-il.

Face à l’augmentation des multinationales étrangères implantées au Sénégal (Auchan, Carrefour, Casino), M. Diagne est convaincu qu’‘’on n’y peut absolument rien, car l’Europe est victime d’une technologie qui s’appelle Amazone qui vend pour le cultivateur sans qu’il n’ait à se déplacer ou à payer une location. Auchan, Carrefour, Casino sont obligés d’étaler leurs tentacules pour ne pas tomber et ce n’est qu’en Afrique. Maintenant, quelle est la réflexion interne que nous devons mener face à cela ? Nous subissons la mondialisation, nous imitons comme des singes et nous répétons comme des perroquets’’.

Pour le public présent, le patriotisme économique est bien loin de prendre forme, tant que des Sénégalais ne consommeront pas local ou continueront à développer ce complexe d’infériorité face à la marchandise qui vient d’ailleurs. Et ce, en dépit des politiques étatiques aussi meilleures soient elles.

EMMANUELLA MARAME FAYE

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