Publié le 5 Mar 2019 - 23:56
MOUNDIAYE CISSE, DIRECTEUR EXECUTIF ONG 3D

‘’Ce qui prolonge la contestation dans cette période post-électorale’’

 

Il aura sans doute été l’un des acteurs de la société civile les plus en vue, lors de cette élection présidentielle de février 2019. Lui, c’est le directeur exécutif de l’Ong 3D, par ailleurs Coordonnateur général des Missions d’observation électorale (Moe) de la société civile sénégalaise – SunuElection. Dans cet entretien avec ‘’EnQuête’’, Moundiaye Cissé revient sur le processus dans son ensemble, ainsi que les résultats sortis des urnes.

 

Quel bilan tirez-vous de la participation de la société civile au scrutin présidentiel du 24 février 2019 ?

Je pense que, globalement, le bilan est plus que satisfaisant. La société civile sénégalaise a participé pleinement au processus de l’élection présidentielle du 24 février 2019. Elle a joué sa partition pour la pacification de l’espace politique et la crédibilisation du processus électoral, depuis la définition du cadre juridique jusqu’à l’observation du scrutin, en passant par la sensibilisation et l’éducation électorale… Ce travail était extrêmement difficile dans ce contexte marqué par une crise de confiance entre les acteurs politiques et une persistance des divergences, notamment la conduite du processus électoral. Cette crise, il faut le souligner, s’est accentuée avec l’instauration de la loi sur le parrainage.

C’est ainsi que la société civile, représentée aux travaux du cadre de concertation sur le processus électoral, a offert sa médiation pour lever les blocages. Et depuis lors, nous n’avons jamais cessé d’œuvrer pour le rapprochement des parties. Dans le cadre du programme SunuElection conduit par le Collectif des organisations de la société civile pour les élections (Cosce) dont l’Ong 3D est membre et la Plate-forme des acteurs non étatiques (Pfane), nous avons, grâce à la composante ‘’Intermédiation et dialogue politique’’, rencontré les différents organismes impliqués dans la gestion des élections. C’est ainsi que des membres du collège des facilitateurs ont été cooptés en qualité d’observateur par le Conseil constitutionnel dans la phase de vérification et de contrôle des listes de parrainage des candidatures à la présidentielle. Ce qui me semble être un acquis non négligeable. De plus, ce programme, à travers le sub-grant Ong 3D, a contribué à la promotion de la participation citoyenne… Aussi, la campagne ‘’Sama baat’’, qui a mobilisé 2 000 relais citoyens, a contribué à accroitre le taux de retrait des cartes d’électeur et, subséquemment le taux de participation au scrutin.

Il s’y ajoute les sessions d’auditions publiques des candidats et la Mission d’observation des élections de la société civile qui a déployé 45 observateurs long terme (Olt) et 2 000 observateurs court terme (Oct) sur toute l’étendue du territoire. La Situation room électorale installée la veille du scrutin et comprenant un dispositif technologique opérationnel a permis, en relation avec les observateurs fixes et mobiles, de faire le monitoring des médias, le monitoring des violences électorales et de la corruption et de suivre en temps réel le déroulement du scrutin. Permettez-nous de saluer la synergie créée entre les organisations de la société civile durant ce processus et d’appeler à sa pérennisation pour plus d’efficience dans nos actions. 

Macky Sall est déclaré vainqueur au 1er tour, avec un taux de de 58,27 % des voix contesté par l’opposition. Quel est votre commentaire dans cette guerre des chiffres ?

Il convient de souligner que sur la base de la remontée des données compilées par la plateforme SunuElection et provenant des 10 880 bureaux de vote (Bv) sur les 14 651 répartis sur le territoire national, la Mission d’observation électorale (Moe) de la société civile a attesté que le scrutin s’est globalement bien déroulé. Au vu des observations faites sur le terrain, nous ne saurions remettre en cause la crédibilité des résultats du scrutin du 24 février 2019, d’une part, et, d’autre part, les données recueillies par nos observateurs confirment les résultats provisoires proclamés par la Commission nationale de recensement des votes (Cnrv).

En effet, le jour du scrutin, il a été noté un démarrage correct des bureaux de vote avec un taux de satisfaction de 97 % en termes de présence des membres des Bv, de disponibilité du matériel et des documents électoraux… L’autre constat est que 98 % des bureaux de vote observés ont clôturé à 18 h. Les opérations de dépouillement se sont bien déroulées dans l’ensemble, avec un acheminement régulier et correct des procès-verbaux… Certes, il y a eu quelques dysfonctionnements, mais comme nous l’avons dit lors de notre conférence de presse, ils ne sont pas de nature à entacher la crédibilité du scrutin.

Il n’empêche, l’opposition conteste les résultats. En 2007 également, on a vécu le même scénario, après la victoire de Wade au premier tour. C’est quoi le problème ?

Le fichier électoral a été le principal point de divergence entre les acteurs politiques, en 2007. Malgré l’audit mené au terme de la refonte totale du fichier ayant introduit la biométrie en 2005, l’opposition continuait de douter de sa fiabilité. La victoire au premier tour du candidat A. Wade avec un score de 55 % des suffrages, allait conforter la quasi-totalité des partis de l’opposition dans ses doutes et suspicions, au point de boycotter les élections législatives. Il a fallu attendre 2009 pour que le président Wade accède à la demande de l’opposition qui réclamait un audit indépendant du fichier qui a fini par certifier l’authenticité des données contenues et de la régularité des procédures d’enrôlement des électeurs. La mission avait également formulé des recommandations dont le suivi devait être assuré par le Comité de veille institué par décret présidentiel. Force est de reconnaître que ce cadre multipartite avait considérablement contribué à lever les suspicions et renforcer la crédibilité du processus électoral.

Quant à la présidentielle de 2019, elle est caractérisée par des divergences profondes sur les règles du jeu, en particulier la loi relative au parrainage. A cela s’ajoute l’élimination de candidats au motif que leur condamnation à des peines d’emprisonnement les prive de leur droit d’éligibilité. Voilà autant de facteurs qui ont émaillé le scrutin du 24 février et prolonge la contestation dans cette période post-électorale. Il urge donc de renouer le dialogue pour mettre en place des règles plus consensuelles.

La société civile réaffirme sa disponibilité à poursuivre la médiation et la facilitation du dialogue politique, en privilégiant une démarche plus consensuelle dans la définition des règles électorales. Le dialogue est nécessaire pour la préservation de la paix et la stabilité du pays. Il devra permettre de faciliter la poursuite et l’approfondissement des réformes initiées lors du référendum, notamment la mise en œuvre du financement des partis politiques et la définition du statut de l’opposition ainsi que la  désignation de son chef ou encore la nomination d'une autorité chargée des élections et du dialogue politique.

Après le chaos noté lors des législatives, on en est encore à parler de Sénégalais qui n’ont pu voter par la faute de l’Administration. Le ministère de l’Intérieur a pris un arrêté le jour même du scrutin pour corriger cette anomalie. N’est-ce pas là une porte ouverte à la fraude ?

Ce que nous déplorons, c’est surtout que le message soit transmis tardivement, sans que les électeurs n’en soient tenus informés bien avant le scrutin. Il y a lieu de préciser que le ministère de l’intérieur a envoyé un message le jour de l’élection aux autorités administratives leur demandant d’instruire les présidents de bureau de vote d’informer les électeurs détenteurs de leur carte d’identité biométrique Cedeao faisant office de carte d’électeur et qui ne retrouvent pas leurs noms sur la liste d’émargement du bureau de vote indiquée sur leur carte, à se présenter et à voter dans le dernier bureau où figurent leurs noms.  Il s’agit donc d’une information visant à orienter l’électeur afin qu’il retrouve son bureau.

Je pense que ce n’est pas la même chose que ce qui s’est passé lors des législatives de 2017 et qui est déplorable. D’une mauvaise planification de la refonte partielle du fichier électoral, près de 30 % des électeurs n’avaient pas eu la possibilité d’exercer leur droit de suffrage, faute d’avoir disposé de leur carte d’identité biométrique Cedeao faisant office de carte d’électeur. Il faut dire que la rupture du dialogue avait rendu impossible un consensus devant permettre de surmonter les dysfonctionnements notés durant cette période... Sous ce rapport, il faut regretter que la médiation entreprise par la société civile, à l’époque, n’ait pas abouti, malgré la volonté d’ouverture affichée aussi bien par l’opposition que la mouvance présidentielle.  Cette fois, également, c’est la rupture du dialogue qui nous a menés vers cette situation, même si les problèmes sont loin d’être identiques à ceux des législatives.

Parlant de médiation, vous aviez également initié des pourparlers, à la veille de ce scrutin, en parlant notamment au président Abdoulaye Wade qui promettait de brûler les bulletins de vote. Dans quelle atmosphère s’était déroulée cette rencontre avec l’ancien président ?

Il faut plutôt dire ces rencontres, parce qu’il y en a eu deux. La première a été très houleuse. Au cours de cette rencontre, nous lui avions exposé notre souhait de le voir revenir sur sa décision de faire brûler les bulletins du président Macky Sall. Cela allait créer le chaos et vu son parcours, tout ce qu’il a fait dans ce pays, il ne pouvait se permettre d’être l’artisan de ce chaos. Au début, il était dans tous ses états. Il nous avait traités de tous les noms, en disant que notre rôle doit être de dire la vérité au président Macky Sall, que le processus était entaché d’irrégularités, de lui dire que l’élection doit être reportée, que les condamnations de Karim et Khalifa étaient injustes… Il pensait qu’on n’avait pas fait tout cela. Mais, finalement, il s’est ressaisi. On s’est rencontré une seconde fois, qui était très émouvante. Il est revenu sur son cursus, son ambition pour le Sénégal et c’était vraiment très touchant. Cela m’amène à dire qu’un des challenges du président Macky Sall est de tout faire pour se réconcilier avec le président Wade. Vu son cursus, vu tout ce qu’il a fait pour ce pays, il mérite des hommages pendant qu’il est encore en vie. Ce serait d’hommage que le président Wade tire sa révérence sans que la nation ne lui rende des hommages à la dimension de sa personnalité, de son œuvre. Le président Macky Sall doit utiliser ce second mandat pour le renforcement de la démocratie, l’Etat de droit et de la bonne gouvernance. Il a un bon bilan matériel, il lui faut maintenant travailler sur le bilan immatériel, car de ce point de vue, il a fait moins que ses prédécesseurs.  

Lors de la période préélectorale, il a beaucoup été question de la mise à la disposition de l’opposition du fichier électoral. Que faudrait-il faire à l’avenir pour éviter pareilles polémiques ?

La loi électorale donne aux formations politiques un droit de regard et de contrôle sur la tenue du fichier électoral. Aussi, l’article L.11 du Code électoral prévoit la remise de la liste des électeurs à chaque candidat au moins 15 jours avant la date du scrutin. Mais l’opposition a demandé la mise à disposition du fichier bien avant la date sus indiquée. Il faut admettre, à juste titre, que cette exigence est dans un contexte marqué par l’introduction du système de parrainage citoyen nécessitant de disposer des informations sur l’identité des électeurs. Or, ne disposant pas d’un référentiel de vérification de leurs listes de parrainage, il leur était difficile de s’assurer de la conformité. Au final, un nombre important de parrainages ont été rejetés pour irrégularité par le Conseil constitutionnel… Tout ça, ce sont des questions qu’il faudra régler par le dialogue qui est indispensable entre les acteurs.

Désormais, quels sont les principaux défis du Sénégal en matière électorale ?

Le principal défi à relever demeure la capacité des acteurs politiques à définir des règles appropriées et consensuelles. Mais pour y parvenir, il est impératif de renouer le fil du dialogue, comme nous l’avons dit ; et d’amener chaque camp politique à faire les concessions nécessaires. Evidemment, il va falloir que les acteurs du processus électoral fassent l’évaluation de l’élection qui vient d’être bouclée dans les meilleurs délais et engagent les réformes qui s’imposent. Sous ce rapport, il nous semble impérieux de renforcer les moyens et prérogatives des organes de contrôle et de supervision des élections et de s’accorder sur la personnalité ou l’autorité chargée de conduire le processus électoral.

Il faut également simplifier davantage les modalités de distribution des cartes d’électeur, tout en renforçant l’information et la sensibilisation des citoyens sur les différentes séquences du processus électoral. Dans la perspective des prochaines élections départementales et municipales,  le système de parrainage devra être revu pour le rendre plus souple. Il s’agira de mettre en place une plateforme technologique qui permette d’enregistrer et de valider simultanément les parrainages, au fur et mesure qu’ils sont collectés par les listes de candidats. En tout état de cause, il revient au président élu de créer les conditions devant rassurer les acteurs du jeu politique et de jeter les bases d’un dialogue sincère, inclusif et constructif en vue de rendre notre système électoral plus performant et de consolider la paix et la démocratie sénégalaise.

PAR MOR AMAR

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