Publié le 5 Aug 2018 - 04:56
NAVIGABILITÉ, SALINISATION, SÉCURITÉ…

Le pont des fantasmes

 

Si ce n’est pas la navigabilité du fleuve, c’est la salinisation des terres cultivables ou  la sécurité du pouvoir à Banjul. Le pont de Farafenni a toujours alimenté les fantasmes des autorités gambiennes.

 

Voir le pont entre Farafenni et Soma prendre forme relève presque d’un miracle. Certains disent même que cet ouvrage n’aurait jamais pris forme si Yahya Jammeh était encore au pouvoir. Certes, avec le président-guérisseur, la réalisation de l’infrastructure financée à 53 milliards F Cfa par la Banque africaine de développement était plus qu’aléatoire. Cependant, résumer l’histoire du pont au caractère de l’ancien président gambien relève d’un mépris. En effet, le projet date de bien avant son règne. Il existait déjà du temps de Léopold Sédar Senghor et de Daouda Kairaba Diawara. Une étude d’impact environnemental a été réalisée en 1974, suite à un financement des Allemands.

Le Sénégal et la Gambie s’étaient réunis d’ailleurs à Banjul en novembre 1977 pour discuter du sujet, souligne Abdourahim Barry, dans sa grande enquête de fin d’études au Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti). Mais dès l’entame des discussions, le pouvoir de Diawara a changé de discours. ‘’Les Gambiens réclamaient un pont-barrage au lieu d’un pont simple comme cela était prévu. Cette décision allait doubler le coût du projet initial. Il passait de 7,5 milliards à 14 milliards de francs CFA’’, écrit-il.  Du temps de Diouf encore, il a été question de ce pont. Une deuxième étude d’impact environnemental a été faite en 1997, mais l’ouvrage n’a jamais pu se réaliser. Yahya Jammeh est donc l’obstacle le plus visible, mais pas le seul. ‘’Les Gambiens n’ont jamais voulu de ce pont. Ils ont tout fait pour qu’il ne se réalise pas’’, répètent en chœur passagers et automobilistes. La réalité ne dit pas le contraire. D’ailleurs, en dépit d’une troisième étude sur la question en 2010, il a fallu attendre le 20 février 2015 pour assister à la pause de la première pierre. Pour les travaux, il y a eu encore de la prolongation.

Auparavant, les Gambiens ont usé de tous les prétextes pour que le  projet ne se concrétise pas. Banjul a affirmé que l’ouvrage risquait de menacer la navigabilité du fleuve. Jusqu’à la pause de la première pierre, ce pays voisin du Sénégal a estimé qu’il fallait revoir la structure du pont. Un responsable est même allé jusqu’à dire que la géologie des lieux ne permet pas l’érection de l’infrastructure. La Gambie a également affirmé que le  pont est une menace pour l’agriculture en ce sens qu’il favorise la montée du sel qui pourrait détruire les sols cultivables. Seulement, ces arguments ne résistent pas aux études techniques. La conséquence sur le petit commerce des deux côtés du fleuve a aussi été invoquée. Ce que le pouvoir gambien n’a pas dit à ce sujet, c’est que même si les échanges se font sur son territoire, les acteurs sont presque exclusivement des Sénégalais et des Guinéens (voir ailleurs).

Mais ce que les Gambiens redoutent par dessus tout, ce sont les supposés effets économiques et sécuritaires. En fait, les points de passage de Farafenni et Baara participent fortement à l’économie gambienne. Des milliers de personnes traversent chaque jour le fleuve via les ferrys. Le ticket par personne est de 200 F Cfa. Plus de 500 véhicules passent chaque jour, rien qu’à Farafenni. Les petits véhicules payent 2 500 F contre 4 000 F pour les camions. Bref, ce sont des recettes journalières qui se chiffrent à des millions F CFA, sans compter les revenus non officiels. Ce n’est pas pour rien qu’en 2016, un boycott de plus de 3 mois de la transgambienne par les transporteurs sénégalais a failli asphyxier la Gambie. L’ancien Président Yahya Jammeh avait d’ailleurs porté plainte contre le Sénégal auprès de la Cedeao pour entrave à la libre circulation des personnes et des biens. Jammeh qui avait multiplié par 100  le prix de la traversée pour les camions (de 4 000 à 400 000 F Cfa) a été contraint de renoncer à sa décision.

‘’Le pont n’est pas un bien commun, c’est notre patrimoine’’

L’autre argument est sécuritaire, notamment du temps de Jammeh. L’ancien homme fort de Banjul qui considérait le Sénégal comme une menace à son pouvoir a toujours pensé que le pont faciliterait une attaque armée venue du Nord du pays voisin. Dans une de ses nombreuses sorties contre les différents Présidents sénégalais, il disait que lors du coup d’Etat de 1997 en Gambie, si le pont avait été érigé, les assaillants n’auraient jamais été arrêtés. ‘’S’ils n’ont pas pu aller au-delà de Farafenni, c’est qu’ils ont eu des difficultés à traverser le fleuve’’, disait-il. Ainsi, lorsqu’il y a eu une nouvelle tentative de coup d’Etat le 30 décembre 2015, Jammeh avait dit que ce pont ne verrait jamais le jour, tant qu’il serait au pouvoir. Ses propos ne faisaient que confirmer un état de fait. En effet, malgré la pause de la première pierre en début 2015, les travaux ont eu du mal à démarrer. L’entreprise Arezki avait même menacé de se retirer. Il a fallu attendre mai 2016 pour que le chantier commence réellement.

En réalité, les Gambiens pensent que ce pont n’a aucun avantage pour leur pays. Ils estiment que c’est plutôt pour l’intérêt exclusif du Sénégal et c’est pourquoi ce dernier cherche à le leur imposer. Abdourahim Barry l’a bien soulevé dans sa grande enquête. ‘’C’est un pont de la Gambie. Le Sénégal doit nous demander de le faire pour l’aider à faciliter le transport, mais il n’a pas le droit de nous menacer de représailles’’, disait Sherif Abba Sanyang, à l’époque adjoint du secrétariat permanent sénégalo-gambien. Pour se faire plus clair, ce responsable gambien ajoute : ‘’Ce pont, c’est notre patrimoine. Il nous appartient, il n’est même pas un bien commun que nous partageons avec le Sénégal.’’ 

Sous cet angle, le pont devient une affaire politique. D’ailleurs, du côté du Sénégal, on a longtemps considéré l’infrastructure comme un moyen de pression des autorités gambiennes sur leurs homologues sénégalais. Pendant le blocus de 2016, Yahya Jammeh a été accusé d’avoir donné de l’argent à des politiques et chefs coutumiers de la Casamance afin qu’ils mettent la pression sur les autorités sénégalaises pour la réouverture des frontières entre les deux pays. Le dossier sensible de la Casamance est donc un levier sur lequel Banjul a toujours voulu s’appuyer. 

BABACAR WILLANE

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