Publié le 4 Jul 2018 - 02:31
NDIOGOU SARR, PROFESSEUR EN DROIT CONSTITUTIONNEL

‘’L’arrêt de la Cedeao aura forcément un impact sur le procès de Khalifa Sall’’

 

Alors que le ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Ismaëla Madior Fall, écarte tout impact de l’arrêt de la Cedeao sur le déroulement du procès de Khalifa Sall, le professeur Ndiogou Sarr soutient le contraire. Selon l’enseignant-chercheur en droit constitutionnel à l’Ucad, la Cour d’appel devrait plutôt ordonner la libération du maire de Dakar, dès lors que ses droits ont été bafoués et la procédure biaisée.

 

Après la décision rendue par la Cour de justice de la Cedeao, la polémique ne cesse d’enfler entre avocats de l’Etat et conseils de Khalifa Sall. Juridiquement, quelle lecture peut-on faire de cet arrêt ?

La décision de la Cour de justice de la Cedeao, dans sa quintessence, estime que les droits de Khalifa Sall ont été bafoués, notamment le droit à la défense et à l’assistance. Cela, en plus de la violation d’un droit fondamental qui est l’immunité parlementaire attachée à la qualité de député. A partir de ce moment, la cour a conclu en disant que le Sénégal est responsable et, par conséquent, devrait dédommager Khalifa Sall à hauteur de 35 millions.

Dans ce cas, comment comprendre que le ministre de la Justice et Garde des Sceaux soutienne que la décision n’aura aucun impact sur la procédure en cours ?

C’est paradoxal de participer à une communauté, de reconnaitre les institutions créées par celle-ci et ses compétences, et de dire, par la suite, qu’on ne peut pas se soumettre aux décisions issues de ses institutions. Je pense que la Cedeao est créée par une convention à laquelle le Sénégal est partie. Ses institutions ont été mises en place par les Etats parties, y compris le Sénégal. Implicitement donc, le Sénégal accepte la compétence de ses institutions et les décisions issues de celles-ci. A partir de ce moment, si la Haute cour de justice de la Cedeao rend une décision, il est évident qu’elle ne peut s’appliquer qu’aux Etats membres.

Maintenant, nous sommes en matière de droit. Il est vrai que cette procédure concernant l’affaire Khalifa Sall est encore en cours, parce qu’il y a un appel qui a été introduit et qui sera vidé le 9 juillet prochain. Mais cela n’a jamais été un obstacle pour que la Cour de justice de la Cedeao soit saisie pour dénoncer les irrégularités. C’est ce qui a été fait. La cour n’est pas tenue d’attendre l’issue du procès pour se prononcer sur les questions sur lesquelles elle a été saisie, notamment celles relatives à la procédure. Donc, si la cour estime qu’elle ne peut pas pouvoir attendre la fin de la procédure pour se prononcer, cela veut dire que ce que la cour dira aura forcément un impact sur le déroulement du procès.

Est-ce à dire que tous les actes qui ont été posés pendant cette période et qui ont conduit à l’emprisonnement de Khalifa Sall sont illégaux ?

Les actes qui ont été posés pendant cette période qu’il y a violation des droits, pourraient avoir un effet sur le résultat final, notamment sur la décision. Sinon, comment, en droit, on peut dire qu’effectivement on peut violer la forme et arriver à un résultat qui n’aura après aucun effet ? Dans ce cas, chacun pourrait dire demain : je vais utiliser une procédure autre que celle normale pour aboutir à un résultat. Peu importe la procédure, l’essentiel est que le résultat ne souffrirait d’aucune violation, d’autant plus que c’est la forme qui a été sanctionnée et non pas le fond. Moi, je pense qu’en bon droit, aujourd’hui que l’affaire est devant la Cour d’appel, les juges de cette juridiction doivent tenir compte de la décision de la Cour de justice de la Cedeao. Cela même si on sait que cette décision pourrait ne pas avoir un impact direct sur le fond. Mieux, si on sait aussi que la décision de la cour n’est pas contraignante au sens qu’elle ne dispose pas d’une force contraignante exécutoire. Mais, moralement, on ne peut pas accepter de se soumettre à la compétence d’une cour et dire : je vais passer outre ses décisions. Maintenant, on peut dire que le juge sénégalais a déjà vidé cette question.

Justement, toutes les nullités soulevées, dès le départ du procès, étant déjà vidées, est-ce qu’on peut à présent revenir sur la forme ?

Quand on a soulevé la question effectivement de l’immunité et de la violation, le juge a estimé qu’il n’y a aucune violation et que, par conséquent, il a continué le procès. Mais si une cour supérieure, qui est supranationale, vient pour dire au juge sénégalais : tu t’es trompé parce qu’au fond, à l’époque, on avait effectivement violé les droits de Khalifa Sall et qu’en fait, il y avait une immunité, le juge sénégalais devrait, en principe, se soumettre pour dire qu’il y a une erreur dans la procédure. A mon avis, les juges de la Cour d’appel devraient, ne serait-ce que pour cela, annuler tout ce qui a été pris comme acte, en disant qu’il y a violation des droits fondamentaux, notamment celui relatif à la défense.

Est-ce qu’annuler tous les actes qui ont été posés jusque-là suppose une libération de Khalifa Sall ?

C’est une évidence. Une personne qui prend une arme et qui tue quelqu’un, tout le monde sait qu’elle a tué. On l’arrête, on n’a pas respecté les droits à la défense, les délais pour les procédures, et finalement on la juge et la condamne. On va saisir une juridiction qui dit que la procédure qui a été utilisée pour arriver au juge est nulle, parce qu’on a violé les droits du prévenu. On me dira non, elle a été condamnée, elle va rester en prison alors que tout le monde sait qu’elle est coupable, mais il y a vice de procédure. On a bafoué toute la procédure. Par conséquent, le juge doit l’annuler. Si vous regardez le cas de Khalifa Sall, le juge a préféré, sur tous les cas de nullité qui ont été soulevés, les mettre dans le fond, alors qu’il y a des questions qu’il devait d’abord vider avant d’aller dans le fond.

Donc, je pense qu’il y a un problème. Je crois qu’il faudra revoir tout cela, puisque la décision rendue par la Cour de justice de la Cedeao n’est pas à banaliser. C’est une décision qui s’appuie sur des arguments valables et sur une violation flagrante du droit. Tout le monde l’avait dit, à l’époque. On ne peut pas arrêter quelqu’un qui change de statut, qui passe député, on fait comme si de rien n’était et on continue de l’auditionner, à le garder en prison, à exécuter la procédure, alors que pendant cette période, aucun acte ne devait pouvoir être posé contre Khalifa Sall, car c’est une détention arbitraire. Pour moi, tous les actes posés pendant cette période sont nuls. Si on suit la logique, le juge de la Cour d’appel devrait être conséquent pour dire que, dès lors que ses droits n’ont pas été respectés, tous les actes posés pendant cette période sont nuls, du fait que Khalifa Sall était un député et avait son immunité. En annulant la procédure, il devrait tirer comme conséquence qu’il doit le libérer. Maintenant, ils n’ont qu’à initier une autre procédure.

Selon vous, qu’est-ce qui va se passer, si la justice sénégalaise refuse de se soumettre à cet arrêt de la Cedeao ?

Ce ne serait pas la première fois pour le Sénégal. On a vu que, depuis un certain temps, le Sénégal ne respecte pas les décisions issues de la Cedeao. Il n’y a pas une force contraignante. Nous sommes effectivement un Etat souverain, c’est vrai. Mais, dès lors qu’on a accepté de signer des conventions, on a accepté, en partie, de limiter notre souveraineté. Il y a une limitation volontaire de la souveraineté et une limitation involontaire. Quand on accepte de se soumettre à une convention et créer des institutions, c’est parce qu’on a accepté de limiter sa souveraineté sur ce plan. A partir de ce moment, si on refuse, il n’y a pas une force exécutoire. Mais, au sein de la communauté, les Etats ont d’autres moyens de contraindre. Le fait qu’on vous refuse, par exemple, l’éligibilité aux collectivités de convergence, constitue une sanction.

Mais quelle perspective s’offre aux conseils de Khalifa Sall devant une telle situation ?

Forts de cette décision, les avocats de Khalifa Sall pourraient saisir les Nations Unies et d’autres institutions plus importantes. Il faut que l’Etat du Sénégal arrête de faire de la politique. Je pense que la sortie du ministre de la Justice est politicienne et il faut qu’il arrête. Il faut respecter le droit. Il y a d’autres cas comme celui du Niger où, par exemple, le juge avait estimé qu’il fallait arrêter, alors qu’on n’avait pas fini la procédure et on avait arrêté. Donc, je pense qu’à l’époque, si le juge avait donné, par exemple, sa décision, il est évident que Khalifa Sall allait sortir de prison, parce qu’on n’avait pas encore levé son immunité parlementaire.

Il ne devait pas rester en prison. L’agenda de la cour, malheureusement, n’est pas celui des juridictions internes. Elle prend son temps pour vider le contentieux. Entre-temps, l’Etat du Sénégal s’est précipité pour accélérer la procédure et arriver à un résultat. Mais, quel que soit le résultat, si les moyens qui ont été utilisés sont biaisés, cela doit avoir un impact. Jusque-là, ce sont les avocats qui parlent. Moi, je ne donne aucun crédit à l’avocat de l’Etat ou à celui de Khalifa Sall. Les avocats de l’Etat n’ont donné aucun argument, à part dire que la cour s’est prononcée sur la forme et non pas sur le fond. Oui, la cour n’a pas dit qu’on ne devait pas le condamner, mais elle a dit que les moyens qui ont été utilisés pour en arriver là n’étaient pas valables, pour la bonne et simple raison qu’on a violé ses droits fondamentaux et qu’on l’a privé effectivement d’une assistance. A partir de ce moment, la cour a raison. N’oublions pas que la Cedeao est une institution politique et que nous avons la Charte sur la bonne gouvernance et la démocratie et qu’aussi, on veille beaucoup sur les droits politiques du citoyen.  

Outre les avocats de l’Etat, il y a quand même le ministre de la Justice qui s’est prononcé sur la question et qui a dit à peu près la même chose.

Le ministre doit arrêter. Il parle en tant qu’exécutant et non en tant qu’homme de droit. Depuis quelque temps, on voit plus Ismaëla ministre de la Justice qui reçoit des ordres politiciens et non en tant que juriste et homme de droit. Il faut aussi savoir faire la distinction entre ces deux casquettes. Il n’y a pas longtemps, il a dit ici que Karim Wade ne peut pas être candidat à l’élection présidentielle, alors que ce n’est pas son rôle. Ça, c’est le juge qui doit le prononcer et qui doit déterminer qui est candidat et qui ne doit pas l’être. Mais ce n’est pas au ministre de le dire. Il faut qu’on respecte les gens, quand même.   

PAR ASSANE MBAYE

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