Publié le 24 Apr 2015 - 13:16
NDONGO SYLLA (ECONOMISTE)

‘’Macky Sall ne tiendra pas ses promesses sur l’emploi et la croissance…’’

 

Pour le chargé des programmes et des recherches de la fondation Rosa Luxembourg, ‘’Macky Sall est fondamentalement dans la même lignée que ses prédécesseurs : pas de projet de développement souverain et beaucoup de promesses sans lendemain’’. Aussi, dans cet entretien accordé à EnQuête, l’économiste estime qu’en dépit de certaines innovations, le chef de l’Etat aura du mal à amorcer des ruptures.

 

Le chef de l'Etat sénégalais Macky Sall vient de boucler une tournée économique dans les régions de Kaolack et Kaffrine. Quelle est votre appréciation en tant qu'économiste ? 

C’est une initiative à saluer. Ce type de démarche contribue à rendre les gouvernants plus proches des citoyens ordinaires et de leurs préoccupations. Au regard de la nature présidentielle de notre système politique, la tentation populiste et électoraliste n’est cependant jamais absente. Le président Macky Sall semble remettre au goût du jour les « tournées économiques » senghoriennes.

C'est-à-dire ?

Le premier président de la République du Sénégal Léopold Sedar Senghor faisait pareil ; il organisait des campagnes politiques déguisées.

Le chef de l’Etat a manifesté une volonté de cultiver une proximité avec les populations. Et dans le souci d’améliorer les conditions de vie des Sénégalais, des programmes tels que la Couverture médicale universelle, la bourse de solidarité familiale ont été lancés. Peut-on dire qu’il y a du concret sous son magistère ?

La Couverture maladie universelle est une excellente initiative. Elle est à encourager car s’inscrivant dans la voie du progrès social. En même temps, nous devons admettre que ce n’est pas du jour au lendemain que la plupart de nos concitoyens se verront offrir une protection sociale décente tant il reste de préalables à réaliser, surtout du côté de l’offre (ex : déficit d’infrastructures sanitaires). Quant au programme de bourses de sécurité familiale, je le conçois comme un cautère sur une jambe de bois. C’est un palliatif et non une solution à l’extrême pauvreté.

La traque des biens supposés mal acquis répond-elle réellement aux exigences de la bonne gouvernance?

La question étant polémique, je vais m’en tenir aux faits. Premièrement, la traque des biens mal acquis est une exigence formulée depuis longtemps par les Sénégalais et nombre d’organisations de la société civile. Deuxièmement, cette problématique a « animé » le débat politique surtout avant le lancement du PSE à qui elle a progressivement cédé l’espace médiatique. Troisièmement, même si cette « traque » est une exigence républicaine, le fait est qu’elle a été menée de manière sélective. Si l’on en croit Aristote, la justice est ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. Or, dans le cas de cette « traque », l’égalité n’a pas été respectée car seuls les adversaires du régime et ceux qui n’ont pas la cote auprès de l’opinion publique ont été poursuivis. Il n’y a donc pas eu d’équité procédurale. Quatrièmement, la répression n’est pas toujours la meilleure des politiques.

L’expérience montre que seule une faible proportion des avoirs illégitimes placés à l’extérieur par les élites des pays du Tiers monde est retournée vers les pays d’origine. La politique la meilleure est la prévention. Cinquièmement, il faut souligner que les hommes politiques ne sont pas les seuls criminels financiers : à l’échelle globale, les multinationales sont responsables de deux tiers des flux financiers illicites. Malheureusement, l’idéologie libérale ambiante veut attirer coûte que coûte les investisseurs étrangers Ce qui encourage l’impunité économique. Chez nous, il y a eu les affaires Petro Tim et Arcelor Mittal. La lumière n’a pas encore été faite. Sans une justice effectivement indépendante, un changement en profondeur dans les pratiques et représentations politiques et un accroissement substantiel du pouvoir de contrôle des citoyens ordinaires, la « bonne gouvernance » demeurera un slogan creux.

Le Plan Sénégal émergent constitue une des marques distinctives du nouveau régime, pensez-vous que ce projet phare est porteur de croissance?

Le temps de la politique politicienne n’est pas celui du développement économique et du changement structurel. En l’espace de trois ans, il n’est pas raisonnable de s’attendre à des transformations véritablement significatives. On est cependant à bon droit de nous demander s’il y a une amorce de rupture du point de vue des orientations stratégiques. Mon avis est que Macky Sall est fondamentalement dans la même lignée que ses prédécesseurs : pas de projet de développement souverain et beaucoup de promesses sans lendemain. L’émergence, beaucoup en parlent de nos jours. Peu soulignent que la déclaration de politique générale du Premier ministre Macky Sall en octobre 2004 était sous-titrée « Notre vision d’un Sénégal émergent demeure inaltérable ».

Il y promettait à l’époque un taux de croissance d’ « au moins 8% » et d’ « accélérer la cadence dans la satisfaction des besoins urgents de la population ». La question que nous devons nous poser est : qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi n’avons-nous pas eu les 8% de croissance promis ? Aucun bilan n’a été fait. Aucune reddition de comptes. Dès lors, pourquoi devrions-nous aujourd’hui accorder le moindre crédit aux chiffres avancés dans le PSE ?

L'Etat s'est fixé pour objectif d'atteindre un taux de croissance de 7% d'ici 10 ans. Quel commentaire cela vous inspire ?

Le PSE nous promet l’émergence pour 2035. Il prévoit une croissance annuelle moyenne du PIB de 7% pour la période 2014-2018. Ce qui ne sera vraisemblablement pas atteint. Les prévisions du FMI tablent sur une croissance moyenne de 5% d’ici 2017. Ce qui est une performance relativement bonne par rapport à celle du Parti socialiste entre 1960 et 2000.

Quid de la promesse faite par le chef de l’Etat de créer 500 000 emplois par an ?

Macky Sall a promis de créer 500 000 emplois entre 2012-2019, avant de réviser ce chiffre à 300 000 emplois pour 2012-2017. Le PSE ambitionne de créer 600 000 emplois en dix ans, soit 5000 emplois (nets ?) par mois. Là également, ce sont des annonces électoralistes qui ne reposent sur aucune base sérieuse. Le Rapport national sur la compétitivité du Sénégal (2011) établit que le secteur moderne sénégalais n’a créé que 1261 emplois nets par an en moyenne entre 2001-2009. C’est le secteur informel, la multiplication donc des emplois informels et précaires, qui a été responsable de près de 99% de la création d’ « emplois » sur cette période.

Comment dans ces conditions passer dans le secteur moderne de 1261 emplois nets par an à 5000 nets par mois alors que les orientations économiques n’ont pas changé, que les grands travaux et marchés publics échappent à nos entreprises nationales, et que le secteur bancaire ne finance pas l’économie comme elle le devrait ? Macky Sall ne tiendra certainement pas ses promesses sur l’emploi et la croissance faute d’avoir eu une analyse plus objective de la situation et par manque de modestie au niveau des objectifs. Les Sénégalais seront surtout déçus parce qu’il a soulevé d’énormes espérances, non parce qu’il a été pire que ses prédécesseurs. Sur un plan purement comptable, il pourrait même afficher un meilleur bilan qu’eux. Mais ses réalisations pèseront peu face à l’ampleur de la demande sociale.

La société civile dénonce la signature en cachette par le Sénégal des Ape qui sont contraires à l'esprit du Pse, quelles seront ses conséquences sur nos économies s'il s'avérait que le chef de l'Etat a réellement apposé sa signature?

Les APE négociés avec l’Union européenne sont des accords qui demandent aux pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) de libéraliser davantage leurs importations, dans une logique de réciprocité. Ces accords léonins et asymétriques sont un danger pour les pays ACP qui ne pourront supporter la concurrence, généralement déloyale, de l’UE. Malheureusement, il semblerait qu’une dizaine de chefs d’Etats en Afrique de l’Ouest, dont Macky Sall qui a joué le rôle de « facilitateur », a signé en catimini l’accord en décembre 2014. La question des APE est intéressante car elle expose cruellement les limites des systèmes dits démocratiques partout à travers le monde.

Premièrement, il n’est plus besoin de démontrer que la connaissance scientifique n’intéresse pas nos « représentants ». La plupart des études existantes montre que les APE auront des conséquences négatives sur nos économies. En 2012, la DPEE a publié une étude montrant que la signature de l’APE entraînerait au Sénégal un recul de l’emploi, de la croissance, des revenus des ménages et des recettes fiscales. Les rapports qui figurent sur le site web de la CEDEAO consacré aux APE montrent qu’au-delà de 65% de libéralisation de nos importations, les APE auront des répercussions néfastes ; le Nigeria et le Sénégal seront les plus touchés. Aujourd’hui, l’UE nous demande de libéraliser en réalité 80% de nos importations d’ici 2035. Or, ni Macky Sall ni la CEDEAO ne semblent avoir tenu compte de ces études.

Deuxièmement, plus besoin de montrer non plus que l’opinion majoritaire démocratique n’intéresse pas nos « représentants ». Autrement, on ne comprendrait pas pourquoi Macky Sall et ses pairs facilitent la signature de ces accords mortels rejetés depuis plus de dix ans par la plupart des intellectuels et l’écrasante majorité des organisations de la société civile en Afrique. Le manque de transparence de nos « représentants » et leur méfiance vis-à-vis du débat démocratique sont affligeants. Figurez-vous qu’au Cameroun, les parlementaires ont ratifié l’APE au moment où les énergies populaires étaient absorbées par la dernière Coupe du Monde de football qui se déroulait au Brésil. Ils se sont réunis à minuit pour valider leur coup d’Etat ! Enfin, il faut dire que nos « représentants » se soucient peu des intérêts de leurs peuples.

Les pays classés parmi les « moins avancés » ne sont pas obligés de signer les APE. En Afrique de l’Ouest, onze pays dont le Sénégal sont dans cette situation. D’où la question de savoir pourquoi notre pays devrait signer un accord ruineux alors que rien ne nous y oblige. Sans doute que l’intérêt national est parfois en contradiction avec les intérêts privés de nos « représentants ». Macky Sall doit savoir qu’il y a une incompatibilité entre les objectifs du PSE et les APE. Si les APE passent, le PSE partira en fumée, et les jeunes générations se souviendront de lui comme de l’homme qui a bradé notre développement pour des raisons obscures. Toutefois, la bataille contre les APE n’est pas encore terminée. Les journalistes ont un rôle majeur à jouer. Ils doivent organiser un véritable débat public sur cette question, aider à cerner les enjeux et à faire la lumière sur l’allégation selon laquelle une dizaine de chefs d’Etat aurait signé en catimini. Il faut dire à nos compatriotes que les APE doivent être ratifiés dans chaque pays pour leur entrée en vigueur. Au Sénégal, ce n’est pas encore le cas. Nous pouvons et devons nous opposer à leur ratification. Macky Sall peut et doit se ressaisir.

 Quels leviers faudrait-il, à votre avis, activer pour donner corps au concept d'émergence, de souveraineté et de patriotisme économique ?

Le Professeur Samir Amin a fait une distinction importante entre les « marchés émergents » et les « sociétés émergentes ». Les marchés émergents sont les pays qui ont du potentiel, qui sont exploités à souhait par le capital international et qui subissent la mondialisation. C’est le cas en gros des pays africains. Pour faire du Sénégal une « société émergente », nous avons besoin d’un Etat stratège qui résiste aux sirènes du néolibéralisme et qui a une lecture lucide, non naïve, de l’évolution du système-monde capitaliste.

Cet Etat stratège doit œuvrer à la reconquête de nos instruments de souveraineté économique. C'est-à-dire : reconquérir notre souveraineté monétaire (le F CFA étant une monnaie néocoloniale), recourir à des politiques industrielles et commerciales sélectives et stratégiques (en vue de protéger nos industries naissantes, de développer le secteur privé, d’élargir les marchés intérieurs, de stimuler la création d’emplois, de favoriser le rattrapage technologique), développer un secteur bancaire qui finance le développement, et l’agriculture notamment, miser sur l’expertise nationale et le privé national, promouvoir comme une vertu civique le consommer-produire-transformer-distribuer local.

Par Matel BOCOUM

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