Publié le 13 Dec 2012 - 15:42
PANEL SUR «LA CORRUPTION ET L'IMPUNITÉ»

Des tirs groupés sur «l'économie gangster»

 

Alors que le phénomène de la corruption persiste au Sénégal et en Afrique (voir le dernier Indice de perception de Transparency international), des acteurs institutionnels comme le Forum civil et l'Ong Osiwa réfléchissent sur les moyens de l'endiguer. Hier, ils ont convié plusieurs chercheurs venus d'horizons différents pour établir entre eux des passerelles.

 

«Acte criminel», «Une honte pour les Etats», «Économie gangster» pour les uns, mais souvent «système de redistribution de ressources», pour d'autres... Le vocabulaire n'a pas manqué pour stigmatiser la corruption en tant que phénomène transversal qui charrie ses maux dans les classes politiques, le monde des affaires, jusqu'aux interstices des sociétés qu'elle «appauvrit» en silence tout en les «détruisant». C'était hier lors d'un panel sur le thème «La corruption et l'impunité» organisé par le Forum civil et Osiwa (Open society initiative for West Africa), une Ong parrainée par le milliardaire américain Georges Soros.

 

Comme facteur de distorsion des ressources publiques, il n'y a pas pire que la corruption, a relevé le Pr. Abdoulaye Seck de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, auteur de plusieurs études sur la question. En faisant la revue du phénomène entre 2000 et 2007, l'économiste-chercheur constate qu'il n'y a pas eu grande évolution. Mais à partir de 2007, dit-il, la situation s'est dégradée quand le Sénégal est passé de 3,6 à 2,9 dans l'Indice de perception de la corruption (IPC) de Transparency international (l'Ipc a subi d'ailleurs des changements notables dans le dernier baromètre publié par le Forum civil la semaine passée).

 

L'écart (0,7) entre les deux périodes peut sembler insignifiant, observe le Pr. Seck. En réalité, ce sont des pertes de 380 milliards de francs Cfa qui ont été enregistrés annuellement à partir de cette date repère de 2007. Au total, ce sont plus de 1 000 milliards de francs Cfa qui ont disparu dans les méandres de la gouvernance Wade.

 

Comment juguler une telle déperdition de biens publics ? Selon Abdul Tejan-Cole, Directeur exécutif de l'Ong Osiwa, les «Leçons apprises sur les stratégies légales de lutte contre la corruption» dans son pays, la Sierra Leone, doivent pouvoir servir ailleurs en Afrique. Un cadre de lutte approprié, des pouvoirs d'investigations, de poursuites et de sanctions importants, des tribunaux spéciaux avec des juges indépendants et libres, des peines fortes et dissuasives contre les coupables reconnus, un personnel d'appoint compétent et intègre, tous bien rémunérés, et des ressources financières conséquentes...

 

Autant d'éléments qui ont concouru, selon Tejan-Cole, à donner une certaine efficacité à la Commission de lutte contre la corruption qu'il a dirigée pendant trois ans. «Mais il est évident que si les institutions ne fonctionnent pas, et que si les lois ne sont pas opérationnelles, il n'y aura pas de résultat», a souligné le directeur exécutif d'Osiwa.

 

«La Santé, nid de corruption»

 

L'idée de faire de la prévention en utilisant les possibilités offertes par le système éducatif a été agitée et même soutenue par la plupart des panélistes. Mais l'objectif, lui, ne varie pas, note Mouhamadou Mbodj, Coordonnateur général du Forum civil : migrer d'un système de permissivité qui détruit les fondements économiques vers un environnement qui protège les biens publics grâce à un cadre rigoureux et efficient. Néanmoins, «le combat contre la corruption est loin d'être gagné», tempère un chercheur nigérian présent à la rencontre. «Il y a certes des résultats engrangés, mais ils sont si faibles qu'ils laissent le problème (presque) en l'état», note-t-il, car «les structures de lutte sont faibles, les systèmes judiciaires (des pays africains) également, de même que la coopération internationale (en la matière)».

 

«Culture de corruption de groupe»

 

Dans cette logique, ce sont les populations qui supportent les dégâts tout en étant acteurs du jeu, explique le Dr. Fatoumata Hane, socio-anthropologue. A travers ses recherches, cette experte-chercheure à l'Ucad soutient en effet que la corruption est une activité sociale avec ses codes propres, son processus de redistribution des ressources publiques, suivant «un comportement rationnel et calculé» d'acteurs en phase autour d'une «sémiologie populaire» reconnue comme fédératrice. Ce que le Dr. Hane appelle «une culture de corruption de groupe». Ce phénomène, d'après elle, est présent à grande échelle dans le système de santé «pathogène», mais aussi dans le monde de l'éducation, où «des usagers en position économique et sociale inférieure (doivent faire face à des) prestataires» véreux.

 

Et comme pour rappeler que la corruption peut avoir des visages identiques, le directeur exécutif d'Osiwa a livré un exemple patent : dans les investigations au ministère de la Santé de Sierra Leone, l'existence de 23 comptes bancaires différents a été découverte. Seuls 3 d'entre ces comptes donnaient des indications aux enquêteurs, les 20 autres étaient pour des médecins...

 

«Points de croissance perdus»

 

L'exposé du Pr. Abdoulaye Seck a d'ailleurs porté sur «Corruption et croissance». C'est un phénomène qui «gonfle l'Etat» à travers les détournements de deniers publics, et «décourage l'investissement» à cause des coûts additionnels induits, dit-il.

 

Mais pas seulement. Car en jugulant la corruption au Sénégal, par exemple, où le taux de pauvreté est de 46%, on gagnerait quatre à 5 points sur ce même taux, un raccourci beaucoup plus efficace que les discours convenus sur la question. Pour la collectivité nationale, le manque à gagner est colossal en termes de créations de richesses. «Quand la corruption s'installe, dit l'enseignant-chercheur, les règles du jeu deviennent imprévisibles et les lois finissent par ne plus fonctionner.»

 

«Évaluer les mécanismes et outils»

 

Au final, il est donc avéré que la corruption impacte négativement sur le processus de développement du Sénégal et des autres pays africains. «L'année 1995 a été un début de polarisation du combat mondial contre la corruption, souligne Mouhamadou Mbodj du Forum civil. Des progrès ont été accomplis dans la production du savoir et des outils, mais il y a eu peu de dialogue entre les acteurs alors que des passerelles sont nécessaires entre eux.» De manière spécifique sur le Sénégal, le Coordonnateur du Forum civil soutient que le changement de régime politique en mars dernier est «propice à des transformations qualitatives» dans la manière de combattre la corruption. Mais l'enjeu du futur incontournable à ses yeux, c'est «l'évaluation des mécanismes et des outils» qui mesurent la gouvernance.

 

Se pose alors l'identification du format le meilleur pour enrayer le phénomène. Sous cet angle, les gouvernants ont certes un rôle capital à jouer du fait justement de leurs positions et possibilités de pouvoir. Néanmoins, et selon la quasi-totalité des panélistes, la lutte contre la corruption a besoin d'être décentralisée afin d'assurer l'implication des populations dans une stratégie de contrôle citoyen des gouvernants.

 

 

L'Etat, le chauffard et le Code de la route

 

Dans cette lancée, le Pr. Abdoul Aziz Kébé, islamologue et enseignant à l'Université Cheikh Anta Diop, a soutenu la nécessaire harmonisation des lois nationales avec les conventions internationales. Il a également appuyé l'idée de combiner tous les outils et moyens disponibles pour lutter contre la corruption. Il a surtout prôné le recours au «Mbàmb» comme outil qui jette l’opprobre social sur les voleurs de deniers publics.

 

Les solutions efficaces contre le fléau de la corruption existent, mais il y en a un qui n'agrée pas le Pr. Abdoulaye Seck. «L'Etat (pas forcément celui du Sénégal) ne sera jamais un acteur de lutte (efficace) contre la corruption, lâche-t-il avec force. C'est comme si on demandait à un chauffard de rédiger le Code de la route.» La mallette bourrée d'argent que l'ancien président Abdoulaye Wade avait offerte en «cadeau» à l'ancien Représentant résident du Fonds monétaire international (FMI) au Sénégal a laissé des traces chez nombre de gens.

 

 

 

MOMAR DIENG

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