Publié le 22 Mar 2024 - 11:39
PRÉSIDENTIELLE 2024

La guerre des sondages

 

Alors que les partis politiques usent et abusent des enquêtes d’opinion, soit pour affiner leurs stratégies soit à des fins propagandistes, les médias sont privés, en période électorale, de publier des sondages, même réalisés par des cabinets sérieux, privant ainsi les citoyens de l’accès à ces informations qui peuvent être précieuses.

 

À quelques jours de l’élection présidentielle, les sondages fusent de partout, entraînant des débats passionnants dans les réseaux sociaux entre partisans des différents candidats. Difficile de confirmer la véracité de certaines enquêtes d’opinion qui se répandent comme une traînée de poudre sur la toile.

Dans l’une d’elles, le candidat de la majorité présidentielle, Amadou Ba, est donné victorieux dès le premier tour de l’élection prévue le 24 mars 2024, avec un score flatteur de 59 %. Il est curieusement suivi d’Idrissa Seck avec 8 %, Khalifa Ababacar Sall avec 6 %, au moment où Bassirou Diomaye Faye n’est crédité que de 5 %.

OpinionWay, une entreprise française, est citée comme réalisatrice de ce sondage plus que douteux.

Le 10 mars, Bruno Jeanbart, vice-président de l’entreprise française spécialisée dans les études marketing et d’opinion, a démenti sur Threads la publication. ‘’Ce sondage n’existe pas et n’a jamais été réalisé par OpinionWay. Il donne des résultats aberrants. C’est une fake news. Merci de supprimer immédiatement votre tweet’’, réagissait-il alors que cette infox était devenue virale en quelques jours sur les réseaux sociaux et avait engagé un débat houleux entre principalement les partisans d’Amadou Ba et ceux de celui qui est présenté comme son principal rival, à savoir le candidat de la coalition Diomaye-Président, Bassirou Diomaye Faye.

Ces derniers ne sont pas en reste dans ce qui peut se présenter comme la guerre des sondages. À en croire les patriotes, leur candidat serait en pole position pour remporter le scrutin de dimanche dès le premier tour. Dans un post en date du 20 mars, publié sur sa page Facebook, Sadikh Top, membre de la cellule de communication du parti dissous d’Ousmane Sonko, affirme avec force : ‘’Tous les sondages, tous sans exception, le dernier sorti ce mercredi, annoncent Diomaye devant au premier tour. Allons donc récupérer nos cartes et sécurisons le vote.’’

Interpellé par ‘’EnQuête’’, ce dernier précisera que son candidat aurait, selon les sondages en question, 54 % des intentions de vote. Mais comme tous les autres, on ne saura ni le cabinet qui l’a réalisé encore moins les détails de la méthodologie utilisée.

Pour sa part, Khalifa Ababacar Sall a aussi eu son temps de ‘’victoire’’ dans les sondages. De supposées enquêtes l’ont donné qualifié au second tour grâce à un score de 26,98 %, derrière le candidat de la majorité Amadou Ba (30,32 %), juste devant Bassirou Diomaye Faye avec 25,34 %, Déthié Fall (8,85 %)... Et pour créditer un peu plus ‘’l’information’’, elle a été présentée comme la une du quotidien national ‘’Le Soleil’’ avec une jolie photo de l’ancien maire de Dakar en illustration.

Dans cette guerre des sondages, même les recalés et les exclus ont leur mot à dire, afin d’espérer influencer l’opinion et de se positionner sur l’échiquier politique. Avant-hier, Karim Wade y allait lui aussi de son sondage. Dans un tweet, il disait que le second tour était inéluctable, selon les cabinets qui l’accompagnent et aucun des candidats en lice n’obtiendrait le score qui aurait été le sien s’il n’avait pas été exclu de la course. Très vite, le tweet a été supprimé et remplacé par un autre où il n’y a aucune trace de résultats de sondage.

Aux origines d’une interdiction

Mais d’où viennent donc ces sondages ? Qui en sont les commanditaires, qui sont les cabinets auteurs de ces enquêtes ? Très souvent, c’est mystère et boule de gomme. Il n’y a ni présentation formelle des résultats ni le nom des agences et instituts qui sont à l’origine de telles enquêtes. Cela est d’autant plus nébuleux que la publication de ces enquêtes est interdite par la réglementation. À l’origine de cette interdiction, croit savoir ‘’Jeune Afrique’’, la manipulation des sondages par Abdoulaye Wade dans les années 1980. ‘’À l’époque, Abdoulaye Wade agitait, à tort et à travers, des sondages fantaisistes dont les journaux proches de lui, comme ‘Sopi’, ‘Le Démocrate’ ou ‘Takussan’, se faisaient l’écho’’, rapporte le magazine qui cite un journaliste sénégalais.

Joint par téléphone par ‘’EnQuête’’, le journaliste formateur Tidiane Kassé se souvient plutôt du cas d’un journal nommé ‘’République’’ qui avait publié des sondages donnant Wade devant Diouf à Dakar. C’était vers 1983, au début du multipartisme intégral. Selon le doyen Kassé, ce journal mis en place par Abdou Salam Kane dit ‘’Asak’’, un ancien du ‘’Soleil’’, avait été fermé dès son premier numéro à cause de cet article. C’est dans ce contexte, en tout cas, que le régime d’alors a initié des démarches dont l’objectif était d’encadrer la réalisation et la publication de sondages.

Selon ‘’JA’’ qui a parcouru le texte, cette loi visait à ‘’protéger l’opinion publique contre toute manipulation à des fins politiques ou commerciales’’ des sondages. À cet effet, un ensemble de règles ont été instituées pour imposer un contrôle strict des enquêtes d’opinion. Parmi ces règles, il y a : la mise en place d’une ‘‘commission nationale des sondages’’ qui est chargée de ‘’donner un agrément aux instituts de sondages désirant se lancer dans cette activité’’, mais aussi d’‘’autoriser la publication ou la diffusion des sondages d’opinion après contrôle des conditions de leur réalisation’’, informe ‘’JA’’ qui cite l’exposé des motifs du projet de loi.

Doyen Tidiane Kassé : ‘’Cette interdiction est devenue une hérésie. Il faut plutôt veiller sur la fiabilité des enquêtes.’’

Il convient cependant de signaler que l’interdiction des sondages n’est pas seulement valable au Sénégal. À en croire ce chercheur dans un cabinet britannique de veille et de sondage basé au Sénégal depuis quelques années, c’est par souci de fiabilité et d’orientation partiale que ces méthodes quantitatives sont parfois interdites par certains pays. ‘’Les partisans de l'interdiction des sondages électoraux mettent en avant plusieurs arguments. Ils soutiennent que les sondages peuvent fausser le processus démocratique en influençant l'opinion publique et en créant des tendances autoréalisatrices. De plus, ils affirment que les sondages peuvent être manipulés par des acteurs politiques pour des gains partisans, sapant ainsi la crédibilité des élections’’, explique-t-il sous le couvert l’anonymat.

À l’ère de la libéralisation, estime le doyen Tidiane Kassé, cette interdiction est devenue une ‘’hérésie’’. ‘’Aujourd’hui, tout le monde fait des sondages. Ce qui n’est pas interdit, d’ailleurs. C’est la publication qui est interdite. Je pense que c’est une hérésie. On ne peut pas être dans une démocratie et que les gens n’aient pas la possibilité d’interroger l’opinion pour savoir ce qui se passe’’.

Toutefois, essaie-t-il de comprendre, ‘’l’interdiction s’explique par le fait que les sondages peuvent être à l’origine de toutes les manipulations’’.

Selon le doyen Kassé, si on arrive à mettre en place ‘’une technique acceptée par tout le monde’’ et mise en œuvre par ‘’de vrais professionnels’’, on devrait pouvoir évoluer.

À l’instar du doyen Kassé, de nombreux observateurs expriment des inquiétudes quant à l'impact de cette interdiction sur la démocratie sénégalaise. Le droit à l'information des citoyens est un pilier fondamental de toute démocratie et l'interdiction des sondages pourrait restreindre ce droit en limitant l'accès à des données cruciales pour la prise de décision éclairée des électeurs.

Alioune Diop, membre de la société civile, propose à l’État d’adopter de nouvelles méthodes plus équitables. Pour lui, il est important d’avoir une solution équilibrée qui concilie la nécessité de garantir l'intégrité des élections avec le respect des droits démocratiques des citoyens. Cela pourrait impliquer la mise en place de mesures de transparence et de supervision accrues pour réguler les sondages électoraux, tout en préservant la liberté d'expression et le droit à l'information.

SONDAGE

Avis d’expert avec Moubarack Lo

Ingénieur statisticien, souvent cité dans certains sondages, Moubarack Lo estime que le texte encadrant les sondages existe certes, mais il ne fonctionne pas. Sans l’agence chargée de veiller sur la fiabilité des enquêtes, chacun fait pratiquement ce qu’il veut.

‘’La loi n’existe que sur le papier. Les outils qu’elle a mis en place ne fonctionnent pas, non plus. À ce jour, je ne connais aucune personne qui fait des sondages. Il y a certes des cabinets de sondage, mais ils font autre chose’’, renseigne le spécialiste.  

Aujourd’hui, pense-t-il, il urge de revoir la loi qui date de très longtemps (1986). Sous le régime de Wade, indique M. Lo, il y a eu des tentatives, notamment quand Moustapha Mamba Guirassy était ministre de la Communication. ‘’Mais cela avait été renvoyé par la suite aux calendes grecques. Je pense qu’il faudrait remettre ça sur la table et remettre de l’ordre’’, préconise-t-il.

À l’en croire, les sondages sont devenus une demande sociale qu’on ne peut plus continuer à interdire. ‘’Tout le monde a besoin de sondages pour avoir le pouls de la situation et ajuster sa campagne. Ne pas en faire, c’est comme un malade qui fonctionne sans vérifier sa température. Il faut savoir ses chances, ses limites… Dans toutes les grandes démocraties, les sondages existent. Encore faudrait-il que ce soit des sondages fiables. Ce ne sont pas ces sondages pour lesquels on reste dans son bureau et faire ce qu’on veut’’, soutient-il, tout en précisant qu’il ne faut pas confondre les enquêtes de marketing commercial des sondages politiques. ‘’Je suis d’accord qu’il faut mettre de l’ordre. Parce qu’on peut tout faire avec les sondages. Si ce n’est pas encadré, cela peut être à l’origine de dérives. Il faut donc réguler, agréer les cabinets, définir des normes scientifiques, mettre en place un comité chargé de contrôler et d’autoriser avant la publication, s’assurer que ce qui est publié est sincère et respecte les normes scientifiques. Sinon, c’est la cacophonie’’.

Quand Wagner s’en mêle

En cette veille de Présidentielle, les sondages viennent de partout. Cette semaine, les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (ex-Pastef, dissous) ont relayé des sondages qui donneraient largement victorieux leur candidat.

Selon ladite enquête, les trois candidats parrainés par Sonko s’accapareraient à eux seuls jusqu’à 81 % de l’électorat ; Amadou Ba, lui, n’aurait que 10 %, talonné par Idrissa Seck avec 9 %. ‘’Ce sondage, selon ‘JA’, émane du compte X de ‘’Luka Malle’’, dont la devise affichée – ‘’Panafricaniste, fier d’être africain, mon rêve est une Afrique libérée du colonialisme’’ – dissimule un compte de propagande satellite de la firme russe de mercenaires Wagner’’.

AMADOU CAMARA GUEYE ET MOR AMAR

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