Publié le 3 Jan 2018 - 04:21
PR ABDOULAYE SECK (ECONOMISTE) SUR LE DISCOURS DU CHEF DE L’ETAT

‘’La croissance économique du pays n’est pas inclusive’’ 

 

Le Sénégal enregistre depuis trois ans un taux de croissance économique de plus de 6%. Ce qui a permis au chef de l’Etat Macky Sall, dans son message à la nation de fin d’année, de dire que le pays a ‘’une des meilleures performances économiques en Afrique’’. Toutefois, pour l’économiste Abdoulaye Seck, joint au téléphone par EnQuête, cette croissance ‘’n’est pas inclusive’’.

 

‘’Depuis 2014, le rythme de croissance de l’économie sénégalaise s’est accéléré et est devenu relativement fort ces trois dernières années. Et elle se situe entre 6,8 en 2017 et 7% environ pour 2018’’. Le tableau porte la signature du chef de l’Etat. ‘’Effectivement, la croissance est là. Maintenant, la question qu’on se pose, c’est par rapport à sa qualité. Parce qu’elle n’est pas une fin en soi. D’abord, il faudrait chercher à avoir cette croissance pour pouvoir élargir les perspectives économiques du pays. Il faut qualifier cette croissance, à savoir si elle est forte, et effectivement, c’est le cas’’, a expliqué au téléphone l’économiste Abdoulaye Seck.

Mais, pour prétendre à l’émergence, ce professeur à la Faculté des Sciences économiques et de Gestion (FASEG) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) estime qu’il faut que la croissance soit ‘’relativement forte’’ et installée dans la durée. Qu’elle soit stable. ‘’La deuxième chose, c’est de savoir est-ce que cette croissance est inclusive. En définitive, est-ce que tout le monde en bénéficie ? La réponse est non. Parce que vu l’ampleur de la demande sociale, le niveau de pauvreté est relativement très élevé’’, a renchéri M. Seck.

Selon lui, une bonne partie de la population se situe dans des ‘’difficultés économiques profondes’’, avec environ ‘’plus de 4 sur 10 Sénégalais vivant dans la pauvreté’’. ‘’L’ampleur de ces besoins nécessite vraiment des taux de croissance relativement très forts, mais également une redistribution des fruits de celle-ci’’, a-t-il dit.

Dès lors, l’économiste a affirmé que le gouvernement fait des efforts dans ce sens-là, par exemple avec le Programme de bourses familiales. Sur ce point, le chef de l’Etat Macky Sall a renouvelé, à l’occasion de son discours à la nation, son engagement aux côtés des couches sociales ‘’les plus vulnérables’’ du pays. Ainsi, il a annoncé que ‘’40 milliards de F CFA par an’’ seront désormais consacrés au Programme national de Bourses de Sécurité familiale, pour porter le nombre des bénéficiaires de 300 000 à 400 000 ménages. A côté de ces bourses, il y a aussi certains investissements qui vont, pour le Pr Abdoulaye Seck, dans le sens de ‘’renforcer les acquis économiques’’, notamment par rapport aux infrastructures. Sur ce volet également, le Président Sall a fait savoir qu’au cours de l’année 2018, 251 systèmes d’adduction d’eau potable seront livrés en milieu rural et 35 000 branchements sociaux réalisés en milieu urbain.

En plus, 300 milliards de francs CFA ont été alloués pour le financement du Programme d'urgence de développement communautaire (Pudc) sur 4 ans. Et parallèlement, le Programme de Modernisation des Villes, à hauteur de 175 milliards, va désormais couvrir toutes les régions du pays. ‘’Tout cela va dans le sens de créer des opportunités économiques dans certaines zones qui sont par définition défavorisées. Cependant, la plupart de ces programmes sont ancrés dans l’urgence. Or, il faudrait aligner ces stratégies court terme à une vision de plus long terme pour qu’on puisse augmenter les perspectives économiques, donner aux individus cette capacité de fonctionner plutôt que de vivre de l’assistance publique’’, a jaugé l’économiste.

Mettre le privé national au cœur de la dynamique de croissance

Pour rendre la croissance beaucoup ‘’plus inclusive et dans la durée’’, le Pr Abdoulaye Seck pense que la mesure importante qu’il faut mettre en avant, c’est de faire de telle sorte que le secteur privé soit ‘’vraiment au cœur’’ de cette dynamique de croissance. ‘’Parce que c’est le secteur qui va créer de la richesse qui sera distribuée à la population. C’est également celui qui va amener une partie importante de la population dans cette distribution à travers l’emploi. Car, quand on a des populations qui ont une condition de vie difficile, il suffit qu’il y ait de l’emploi pour améliorer leur sort de façon relativement durable’’, a-t-il précisé.

Ainsi, pour l’universitaire, il est nécessaire d’avoir une vision qui recentre ces stratégies de l’Etat en mettant le secteur privé au cœur de ce processus. Il s’agit, selon M. Seck, d’être à l’écoute du privé national, de lui donner la priorité face aux multinationales. ‘’Malheureusement, ce privé n’est pas assez compétitif. La compétitivité se construit et pour que le privé le soit, il est nécessaire d’avoir un cadre de dialogue entre l’Etat et les acteurs de ce secteur. Le forum sur l’investissement était vraiment l’occasion de le faire. Mais malheureusement, c’est raté. Si on parvient à améliorer le cadre général opératoire de nos entreprises, cela pourrait leur donner tout ce dont ils ont besoin pour jouer leur rôle’’, a regretté M. Seck.

L’agriculture mise aux oubliettes

Occupant une ‘’place centrale’’ pour le gouvernement dans le Plan Sénégal Emergent (PSE) pour le développement économique du pays, l’agriculture n’a pas été évoquée dans le discours du chef de l’Etat. Or, à peu près 2/3 de la population sénégalaise dépendent directement de l’agriculture. ‘’C’est un secteur qui, si on le développe, ce sont des potentialités de développement important, c’est la sécurité alimentaire. Mais c’est aussi le recul significatif de la pauvreté dans le pays, c’est l’amélioration du sort de plus de 10  millions de Sénégalais’’, a soutenu l’économiste. D’ailleurs, le Pr Seck a souligné que le fait que le Président Sall n’ait pas abordé le sujet amène les Sénégalais à ‘’s’interroger sur son intention réelle’’ de faire de l’agriculture de moteur de croissance du développement économique du pays. ‘’Son silence peut s’expliquer en même temps par le fait qu’il y ait des résultats qui ne lui sont pas très favorables. Cet aspect est vraiment à mettre en œuvre. Car c’est un secteur qu’il faut dynamiser, améliorer’’, a-t-il indiqué. Toutefois, le professeur de l’Ucad admet qu’il y a certes des efforts qui ont été faits, mais ils sont ‘’vraiment en-deçà de ce à quoi s’attendaient les populations’’. ‘’Je crois que c’est volontairement qu’il n’en parle pas’’, a-t-il certifié.

Par rapport à ces résultats ‘’peu satisfaisants’’, il faut noter l’objectif d’atteindre l’autosuffisance en riz prévu en 2017 et reporté dans deux ans. ‘’Je ne pense pas que le Sénégal puisse être autosuffisant en riz en 2019. Ce problème n’est pas quantitatif. C’est un élément important, mais qui n’est pas suffisant’’, a avoué M. Seck. En effet, fait-il comprendre, avec tous les efforts faits, ‘’le gouvernement est en-deçà des capacités réelles’’ du pays. ‘’Les moyens qui nous permettent d’y arriver en termes quantitatifs ne suffisent pas. Pour le qualitatif, le riz local est en compétition sur le marché avec celui importé. Et les consommateurs sénégalais ont une préférence beaucoup plus importante pour l’importé’’, a relevé l’économiste.

En réalité, la question de l’habitude alimentaire est aussi en prendre en considération. Ces habitudes, pour lui, ‘’on ne les change pas du jour au lendemain’’. C’est un travail relativement de longue haleine pour modifier les préférences des consommateurs. Cependant, des efforts sont à signaler sur le taux de pénétration du riz local depuis quelques années. ‘’On sent que cela devient de plus en plus populaire, mais loin du compte. Maintenant pourquoi l’objectif a été repoussé en 2019 et non en 2018 ? Parce que derrière, on a vraiment ces questions de calcul politicienne à la limite. C’est une gestion politique de l’économie, alors qu’on a besoin de gestion économique de l’économie’, a-t-il déploré. Pour le Pr Abdoulaye Seck, si le gouvernement change de paradigme, dans la stratégie du pays, dans sa façon d’aborder l’économie, il va mettre sur la table des visions ‘’beaucoup plus réalistes, se donner les moyens et chercher à les atteindre dans des délais raisonnables’’.   

MARIAMA DIEME

 

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