Publié le 24 Oct 2019 - 15:23
PREMIER SOMMET RUSSIE-AFRIQUE

‘‘Le seul messie de l’Afrique, c’est l’Afrique’’

 

Après l’ouverture du premier Sommet Russie-Afrique hier, l’activiste panafricain Kemi Seba a fait une lecture critique de ce énième cadre de coopération dont le continent noir est la cible.  

 

Le Sommet France-Afrique de juin 2020 à Bordeaux sur les ‘‘Villes durables’’ sera le 28e du genre. En août dernier, le Japon accueillait ‘‘son’’ 7e sommet avec l’Afrique, plus connu sous le nom de Ticad. L’Inde, qui a un agenda triennal depuis 2008 avec le continent, a organisé sa troisième entrevue avec les leaders africains en 2015. La Chine s’y est essayée récemment avec son 3e Forum sur la coopération sino-africaine (Focac) en septembre 2018. Il fallait bien que la Russie s’y mette aussi. Le pays des tsars tient sa première, son premier Sommet Russie-Afrique, depuis hier.

Prenant la parole à l’ouverture de ce sommet de deux jours, qui a réuni 43 leaders africains sur 54, Poutine a salué les ‘‘énormes potentiels de croissance’’ du continent. Le président russe a déclaré que le montant du commerce annuel russe avec les nations africaines a doublé pour dépasser 20 milliards Usd et exprimé sa confiance qu’il pouvait être doublé au minimum encore les quatre ou cinq prochaines années à venir.

Pas d’annonces mirobolantes de Moscou, comme les 60 millions de dollars d’aide au développement de Pékin l’an dernier, mais ce sommet amène à redéfinir les rapports entre puissances sur le continent. Le leader de l’Ong Urgences panafricanistes, Kemi Seba, connu pour ses positions anti-impérialistes et souverainistes, salue cette convergence avec les Russes et ‘‘tout ce qui peut nous permettre de sortir de l’escarcelle de l’Occident’’. ‘‘On est dans cette démarche de faire qu’il y ait un partenariat solide qui puisse se faire de ce qui exister politiquement, économiquement avec l’Occident. La Russie a une démarche pragmatique. Elle est dans une logique de souverainisme, dans une dynamique de pousser les Africains à s’autodéterminer’’, a-t-il déclaré hier au sortir de la cérémonie officielle de la rencontre.

La Russie a intensifié ses contacts avec le continent avec 12 chefs d’Etat africains qui ont visité Moscou depuis 2015 dont six pour la seule année 2018. Entre 2014 et 2018, l’Afrique, Egypte exclue, totalisait 17 % des exportations d’armes russes, selon l’Institut International de Stockholm pour la recherche de la paix (Sipri). Depuis cette date aussi, 19 accords de coopération militaire ont été signés avec des pays africains. La Russie est, a priori, en session de rattrapage et son passé colonial vierge sur le continent pourrait être un atout majeur, selon certains observateurs. Kemi Seba, qui se réjouit que ce nouveau paramètre vienne reconfigurer en profondeur les relations sclérosées entre l’Afrique et les anciennes métropoles coloniales, estime toutefois que le tout-russe n’est pas la panacée. Les leaders africains ne peuvent pas se soustraire à leurs responsabilités.

‘‘Le seul messie de l’Afrique, et j’insiste là-dessus, c’est l’Afrique elle-même. Il faut qu’on soit très rigoureux dans la manière d’aborder nos rapports avec les autres pays. L’Afrique doit décider de manière sage, lucide, rigoureuse quels sont ses nouveaux alliés avec qui elle peut faire un long chemin ensemble. Le but final est que le continent finisse par se débrouiller lui-même et qu’il n’ait plus besoin d’être systématiquement en partenariat avec les autres. On a tout sur nos sols. Mais à l’heure actuelle, pour sortir des tentacules de la pieuvre occidentale, il faut qu’on soit capable de trouver des contre-pouvoirs et je pense que le président Vladimir Poutine a prouvé, dans le monde entier, que ce soit au Moyen-Orient ou en Amérique du Sud, qu’il est capable d’être un contre-pouvoir sérieux vis-à-vis de l’hydre impérialiste occidental’’, a-t-il déclaré.

Kemi estime même qu’un trop-plein d’enthousiasme idéaliste ou un manque de lecture et de fermeté pourraient conduire à un schéma dominateur avec les Russes. ‘‘Le plus important est que nous soyons capables de tirer notre épingle du jeu en comprenant qu’en politique, il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts. Nous ne venons pas ici en pensant que les Russes sont nos messies parce qu’ils ne le seront jamais. Si on se comporte comme des paillassons, la Russie se comportera avec nous comme l’Occident l’a été. Si c’est de manière autodéterminé avec un discours et des actions politiques fortes qui vont dans le sens de la valorisation de notre patrimoine, la Russie nous verra autrement. Aujourd’hui, on ne respecte que ceux qui se prennent en charge, pas les mendiants’’.  

Réchauffement de la Guerre froide

La Guerre froide serait-t-elle en train de se réchauffer sur le continent ? Les autorités et services secrets de plusieurs pays occidentaux ne voient pas d’un bon œil l’offensive russe sur le continent. ‘‘On voit comment une poignée de pays occidentaux font recours à la pression, l’intimidation et le chantage contre des gouvernements africains souverains (...) Ils utilisent de telles méthodes pour tenter de redonner une nouvelle apparence à l’influence et à la domination perdues dans leurs anciennes colonies et s’empressent de générer un maximum de profits et d’exploiter le continent’’, avait lancé Poutine ce lundi à l’agence de presse gouvernementale russe Tass. Ceci après que des rapports accablants des services secrets occidentaux où des autorités dénonçaient l’immixtion russe dans certains dossiers chauds comme la guerre civile en Centrafrique ou la vente d’armes à l’Egypte.

En juin dernier, la publication, par le britannique ‘’The Guardian’’ de documents qui ont fuité, levait un coin du voile sur ce qui seraient les ambitions russes pour le continent. L’intérêt récent de Vladimir Poutine pour l’Afrique est très pragmatique en grande partie, relevaient les fuites. Les sanctions occidentales sur l’économie russe signifient que Moscou est obligé de trouver de nouveaux marchés et de contracter de nouveaux partenariats. Ses visées portent – selon des documents fuités – sur l’or soudanais, le phosphate et les ressources minérales mauritaniennes, jusqu’au diamant de la Rdc. Cette mission d’accroitre l’influence russe sur le continent est menée par Yevgeny Prigozhin, un homme d’affaires de St. Pétersbourg, allié de Vladimir Poutine.

L’un des buts est de contrecarrer la présence américaine et les précédentes puissances coloniales (France et Royaume-Uni). Après avoir contrebalancé l’influence américaine dans le Moyen-Orient (dossier syrien), imposé ses points de vue dans le programme nucléaire iranien ou l’accord de paix en Ukraine, l’Afrique est l’autre terrain sur lequel le pays des tsars ne compte pas se laisser devancer, surtout que la Chine est également dans les starting-blocks.

‘‘La Russie voit l’Afrique comme une région où elle peut projeter son influence et sa puissance’’, commente Paul Stronski du Centre Carnegie pour la paix internationale. ‘‘Le vide créé par le manque de suivi des politiques occidentales ces dernières années’’, lui donnent ‘‘l’opportunité de récolter toutes les faveurs’’.

Mais une constante se dégage de toutes les analyses : l’Afrique est un enjeu de taille pour toutes ces puissances confirmées ou émergentes. En fin de compte, c’est la realpolitik qui reprendra le dessus, par-delà toutes les autres considérations. Le seul aspect prometteur à s’allier avec le souverainisme russe (et chinois) pour Kemi Seba, est la promesse d’un monde qui ne sera pas unipolaire. ‘‘Mais il y a la dynamique du monde multipolaire, cette volonté de briser l’hégémonie d’un seul bloc, que chacun puisse être capable de se donner la main pour avancer. Ces deux pays ont des intérêts convergents sur certains nombres de points et ils préféreront favoriser les uns et les autres que l’Occident’’.

OUSMANE LAYE DIOP

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