Publié le 6 Oct 2017 - 10:49
PROCES GBAGBO

Les preuves d’un montage 

 

Un document confidentiel de la diplomatie française révèle que la Cour pénale internationale a demandé en avril 2011 de garder prisonnier le président de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo. Seulement à cette époque, il n’existait ni mandat d’arrêt ni saisine de la CPI. Révélations sur une opération aux airs de Françafrique.

 

Le 11 avril 2011, à Abidjan (Côte d’Ivoire), une trentaine de chars français se positionne devant les ruines fumantes de la résidence officielle du chef de l’État, bombardée par des hélicoptères français. Laurent Gbagbo se trouve à l’intérieur, avec plus d’une centaine de personnes. Des combattants armés au service de son adversaire politique, Alassane Ouattara, pénètrent dans ce qui reste du bâtiment, grâce à une brèche ouverte dans le mur d’enceinte par l’un des blindés français. Gbagbo se présente à eux : il est désormais leur prisonnier. Ouattara va pouvoir s’installer à la présidence du pays. Officiellement, cette séquence marque la fin de la crise politico-militaire née de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Mais tout n’est pas terminé. En coulisses, certains acteurs s’activent avec un objectif bien précis : écarter durablement Gbagbo de la scène politique ivoirienne.

À Paris, la direction Afrique du ministère des affaires étrangères est en ébullition. Son responsable, Stéphane Gompertz, écrit ce même 11 avril 2011 un mail à plusieurs diplomates et officiels français, au Quai d’Orsay ou à l’Élysée – Nicolas Sarkozy, alors président, est un proche d’Alassane Ouattara. Un « collaborateur » français du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, « vient de m’appeler », note Gompertz. « Le procureur souhaite que Ouattara ne relâche pas Gb [pour Gbagbo – ndlr] » et « qu’un État de la région renvoie l’affaire à la CPI au plus vite », poursuit-il, précisant : « Ocampo va essayer de joindre Ouattara ou un de ses proches. » Le procureur de la CPI sera lui aussi destinataire du même message (voir ci-dessous), qui fait partie des documents confidentiels obtenus par Mediapart et analysés par l’European Investigative Collaborations (EIC) dans le cadre notre série d’enquêtes Les Secrets de la Cour.

Ces quelques phrases n'ont rien d'anodin ; elles sont explosives. En effet, la requête du procureur Ocampo, telle que relayée par la diplomatie française, pour garder Gbagbo prisonnier ne repose juridiquement sur rien : ni compétence juridique, ni mandat d’arrêt. D’abord, Ocampo n’a aucun élément solide établissant une éventuelle responsabilité de Gbagbo dans des crimes contre l’humanité qui pourraient relever de la compétence de la CPI, son bureau n’ayant envoyé aucun enquêteur en Côte d’Ivoire. Le magistrat n’a par ailleurs aucune base légale pour agir, comme l’indique son souhait qu’un État d’Afrique de l’Ouest fasse un « renvoi de l’affaire à la CPI », par définition non saisie à ce stade des événements.

Le procureur Ocampo, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, s’est-il fait sur le dossier ivoirien l’instrument consentant d’un règlement de comptes aux airs de Françafrique, en marge de tout cadre procédural, au bénéfice exclusif d'une partie ? Les éléments que nous révélons aujourd’hui documentent pour la première fois cette hypothèse. Ils permettent aussi de mieux saisir les confidences en “off” de Nicolas Sarkozy publiées dans le livre Ça reste entre nous, hein ? (Flammarion, 2014) : « On a sorti Gbagbo, on a installé Alassane Ouattara. »

Pour comprendre les origines de toute l’affaire, il faut remonter au mois de décembre 2010. À cette date, le contexte est très particulier en Côte d’Ivoire : une crise a éclaté à propos des résultats du second tour de l’élection présidentielle du 28 novembre. Depuis le 3 décembre, le pays a deux présidents. Le premier, Ouattara, ancien directeur adjoint du Fonds monétaire international (FMI), a été donné gagnant du scrutin par la commission électorale, composée majoritairement de représentants de son parti et de ses alliés. Le second, Gbagbo, président sortant, a été proclamé vainqueur par le Conseil constitutionnel, présidé par un de ses proches, qui a relevé des fraudes dans la partie contrôlée militairement par la rébellion pro-Ouattara des Forces Nouvelles, soit 60 % du territoire. Outrepassant leur mandat, les Nations unies, présentes dans le pays depuis le conflit ouvert fin 2002 par les Forces Nouvelles, ont pris parti pour Ouattara, tout comme les États-Unis et, surtout, comme la France de Nicolas Sarkozy, son premier soutien.

Le 11 décembre 2011, huit jours après le début de cette crise inédite, Ocampo est sollicité par une diplomate française, Béatrice Le Fraper – celle-ci fut sa directrice de cabinet et principale conseillère à la CPI de 2006 à juin 2010, avant de rejoindre la représentation française auprès de l’ONU, à New York. « J’ai besoin de savoir ce qu’a donné ta conversation avec Alassane Ouattara », lui écrit la diplomate (qui n’a pas donné suite à nos sollicitations). À l’époque, une médiation est engagée avec l’Union africaine et la situation sécuritaire est encore stable. Le procureur de la CPI, lui, collabore déjà sans aucune réserve avec l’un des principaux protagonistes de la crise ivoirienne. Cela pourrait apparaître aujourd’hui en contradiction totale avec les exigences d’« indépendance » et d’« impartialité » imposées par les statuts de la Cour.

Quand il s’entretient avec Ocampo, Ouattara est en difficulté : il a bien l’appui des Occidentaux, mais il n’a pas celui de tous les États africains, dont une partie soutient son rival. Pire, c’est Gbagbo qui a prêté serment le 4 décembre 2010 devant les institutions ivoiriennes et qui a l’effectivité du pouvoir. Le gouvernement formé par Ouattara ne dirige que l’Hôtel du Golf, son QG de campagne à Abidjan, où il s’est installé. En contact permanent avec Nicolas Sarkozy et l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Ouattara cherche à sortir de cette situation qui, si elle dure, jouera forcément en sa défaveur.

Le clan Ouattara épargné par la CPI

Dès le départ, la CPI est considérée comme l’un des outils pour sortir de la crise. Mais selon les documents obtenus par Mediapart et analysés avec l’EIC, la Cour a surtout été utilisée, si ce n’est manipulée, pour peser dans le départ espéré de Gbagbo : soit il accepte de quitter le pouvoir, soit il prend le risque de passer ses vieux jours à La Haye. Dans un premier temps, la CPI est donc agitée comme une menace puis, au mépris manifeste des règles de procédure, manœuvrée comme la meilleure façon d’éloigner Laurent Gbagbo de la scène politique.

Selon le Statut de Rome, traité fondateur de la Cour, cette dernière peut être saisie de trois manières : soit par un État membre, soit par le Conseil de sécurité des Nations unies, soit par elle-même sur l’initiative du bureau du procureur si les crimes ont été commis sur le territoire d’un État membre, ou d’un État qui a accepté sa compétence.

Mais il y a un obstacle : fin 2010, la Côte d’Ivoire n’a pas ratifié le Statut de Rome. En avril 2003, le gouvernement a certes accepté la compétence de la Cour, mais sa déclaration de « reconnaissance » pose potentiellement un problème d’interprétation concernant sa portée dans le temps. Pendant toute la durée de la crise ivoirienne, devenue guerre en mars 2011, le bureau du procureur et les Français, qui ont poussé Ocampo à s’investir sur ce dossier, chercheront donc un moyen de résoudre cette difficulté. Sans résultat, cependant : quand arrive le mois d’avril 2011, personne, à La Haye comme à Paris, n’a trouvé le moyen de faire intervenir légalement la CPI en Côte d’Ivoire.

En ce jour fatidique du 11 avril 2011, le procureur n’a donc aucune base légale pour demander à Ouattara de ne pas relâcher Gbagbo. Celui-ci sera malgré tout gardé prisonnier et envoyé, deux jours plus tard, à Korhogo, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Dans la nuit précédente, le procureur a reçu un message de la diplomate française Le Fraper : « As-tu parlé avec Ouattara ? » À Korhogo, Gbagbo sera enfermé 24 heures sur 24, sans voir la lumière du jour, dans une petite maison privée. Son geôlier est un chef de guerre des Forces Nouvelles, Martin Kouakou Fofié, soumis depuis 2006 aux sanctions des Nations unies, pour des crimes graves, dont des exécutions extrajudiciaires.

Laurent Gbagbo, alors âgé de 65 ans, sera finalement inculpé par la justice ivoirienne pour « crimes économiques » en août 2011 peu après que l’ONU, à Abidjan, a fait part publiquement de son inquiétude au sujet des conditions de sa détention. Pendant que Gbagbo croupit à Korhogo, les discussions continuent entre les Français, le bureau du procureur de la CPI et Ouattara. L’affaire est même évoquée lors d’une rencontre entre le ministre français des affaires étrangères, Alain Juppé, et le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, en marge d’une réunion du G8. Selon le compte-rendu de leur discussion rédigé par la partie française, Ban Ki-moon, consulté par Ouattara « sur le traitement à réserver à Gbagbo », et Juppé « ont convenu que le transfert à La Haye offrait les meilleures garanties de sécurité ».

Un mois plus tard, fin juin, Ocampo fait finalement une demande « aux fins d’ouvrir une enquête de sa propre initiative en Côte d’Ivoire ». En octobre 2011, les juges de la CPI font droit à la requête du procureur. Avant même cette décision, le bureau du procureur, les autorités ivoiriennes et les Français, ainsi que l’ONU, ont commencé à préparer le transfèrement de Gbagbo vers La Haye. Plusieurs réunions ont lieu à Abidjan, Paris et La Haye. En novembre, Ouattara se pose visiblement des questions sur la suite : un membre du bureau du procureur informe ses collègues qu’il a reçu un appel de sa part. Le président ivoirien veut rencontrer Ocampo pour une mise à jour et « savoir quels messages il peut délivrer aux diplomates qu’il va rencontrer à Bruxelles » à la fin du mois. « Il a besoin des conseils du procureur », insiste l’employé de la Cour.

Le 26 novembre, tout s’accélère. Ocampo rencontre Ouattara à Paris, puis le diplomate Stéphane Gompertz (qui n’a pas donné suite à nos sollicitations). Trois jours plus tard, Gbagbo est transféré vers les Pays-Bas. La suite, on la connaît : en 2013, les juges demandent au procureur de revoir son dossier, trop faible pour un procès, mais Gbagbo n’est pas pour autant libéré. Il est inculpé l’année suivante, pour crimes contre l’humanité. Il est accusé d’avoir conçu avec son entourage un « plan commun » pour garder le pouvoir et d’être responsable de la mort d’au moins 167 personnes. L’ancien chef d’État subit son procès à La Haye depuis janvier 2016, au côté de son co-accusé, Charles Blé Goudé.

Quant aux soupçons de crimes commis pendant la guerre par les troupes levées par Alassane Ouattara et son allié Guillaume Soro, dont le massacre de 800 civils à Duékoué (ouest du pays) en mars 2011, révélé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ils n’ont fait l’objet d’aucune enquête et demeurent à ce jour impunis. La Cour n’a émis aucun mandat d’arrêt contre leurs auteurs présumés. Fin juin 2011, lors d’une rencontre avec Fatou Bensouda, qui était alors l’adjointe de Luis Moreno Ocampo, Alassane Ouattara ira même, selon les documents des Secrets de la Cour, jusqu’à « exprimer des inquiétudes quant à la situation de son premier ministre Soro et au fait que Soro était très soucieux à cause de [l’]intervention [de la CPI] ». Guillaume Soro, jamais inquiété, est aujourd’hui le président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire.

Boite noire

L’opération journalistique Les Secrets de la Cour est le fruit de six mois d’enquête, menée par huit médias internationaux membres de l’European Investigative Collaborations (EIC). Plus de 40 000 documents confidentiels – câbles diplomatiques, éléments bancaires, correspondances diverses, etc. – ont été obtenus par Mediapart et analysés par l’EIC. Ils permettent, pour la première fois, de jeter une lumière crue sur certaines pratiques de la Cour pénale internationale (CPI), basée à La Haye, aux Pays-Bas. Fanny Pigeaud, signataire de l'enquête sur la Côte d'Ivoire, est une journaliste indépendante spécialiste de l'Afrique et collaboratrice régulière de Mediapart.

Outre Mediapart, l’opération Les Secrets de la Cour rassemble Der Spiegel (Allemagne), NRC Handelsblad (Pays-Bas), The Sunday Times (Royaume-Uni), El Mundo (Espagne), Le Soir (Belgique), ANCIR (Afrique du Sud), Nacional (Serbie) et The Black Sea, un média en ligne créé par le Centre roumain pour le journalisme d’investigation, qui couvre l’Europe de l’Est et l’Asie centrale.   

MEDIAPART

 

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