Publié le 30 Nov 2015 - 19:35
PROFESSEUR KHADIM MBACKE (ISLAMOLOGUE)

‘’Une grande insécurité règne dans certains quartiers de Touba’’

 

Ancien chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), le professeur Khadim Mbacké encourage la communauté musulmane, en particulier les mourides, à puiser au substrat spirituel du fondateur du mouridisme, mais aussi à relever leur niveau d’instruction dans un monde en perpétuelle mutation. Il se prononce également sur les défis sécuritaires au sein de la ville, dans ce contexte particulier.

 

L’Etat a pris l’option de renforcer le dispositif sécuritaire dans un contexte de menace terroriste. Le Sénégal serait-il si exposé à votre avis ?

J'ai déjà insisté dans mes posts sur les réseaux sociaux, tel Facebook, sur la nécessité de renforcer les mesures de sécurité pour prévenir toute infiltration terroriste, mais aussi pour empêcher les malfaiteurs de profiter de la manifestation pour commettre des crimes et les attribuer à d'autres. Tout le monde sait qu'une grande insécurité règne dans  certains quartiers de Touba, en particulier pendant la nuit et dans les zones périphériques. Des évènements récents l'ont bien illustrée.

Pensez-vous que les confréries religieuses constituent, pour notre pays, une soupape de sécurité contre la montée du terrorisme ?

La lutte contre le terrorisme est l'affaire de tous, confréries religieuses comme toutes les autres composantes de la société. Il faut surtout que les ordres religieux soient très vigilants. Qu’ils ne cherchent pas à accréditer la thèse selon laquelle ceux qui ont choisi une autre forme d'expression de leur engagement islamique sont leurs adversaires. Si l'islam demande à ses adeptes d'entretenir des relations pacifiques avec tous leurs voisins y compris les non-musulmans, comment peuvent-ils ne pas tolérer le musulman qui s'exprime différemment ?

Des milliers de disciples mourides affluent vers Touba, pour le magal. Pouvez-vous rappeler le sens réel de cet événement majeur qui passe pour un moment de réjouissances aux yeux de certains ?

En me référant à la littérature mouride, notamment les écrits de fils et compagnons du fondateur de la confrérie mouride, Cheikh M. Bamba ainsi qu'à la tradition orale sûre, ce dernier considérait son exil et toute la souffrance qu'il a entraînée comme une promotion spirituelle si importante qu'elle mérite une gratitude qu'il ne pouvait, à lui seul, témoigner envers le Bienfaiteur. Dès lors, il a demandé à tous les musulmans de l'aider dans cette tâche. Il est vrai  que faire preuve de gratitude envers Allah fait partie de la foi musulmane. Plus les bienfaits sont importants, plus le fidèle qui en a bénéficié doit exprimer une reconnaissance proportionnelle. Celle-ci peut revêtir différentes formes dont aucune ne doit s'écarter du cadre cultuel tracé par le Coran et la Sunna. On peut accentuer les pratiques cultuelles comme la prière, la distribution de dons au profit des pauvres et nécessiteux, la lecture attentive du Coran, etc.

Qu’en est-il des différents aspects du magal ?

Bien qu'essentiellement religieux, la manifestation revêt un caractère culturel, social et économique. Elle permet de découvrir les différentes facettes de la culture mouride, à travers les expositions, les chants, les objets d'art, la couture, l'art culinaire, etc. Elle favorise aussi le commerce, dans la mesure où des participants apportent des produits à vendre et s'approvisionnent sur le marché local de produits ruraux qui ne sont pas disponibles en milieu urbain. Elle a, en plus, une incidence sur les activités économiques car elle fouette la consommation et partant la production nationale, notamment en matière de produits alimentaires et de matériaux de construction et de services comme l'électricité, le téléphone, par exemple.

Les fidèles s’approprient-ils, dans leur majorité, les enseignements du vénéré Cheikh M. Bamba ?

Tous les chercheurs nationaux comme étrangers, qui ont étudié le comportement des mourides à la lumière des enseignements de leur guide spirituel, ont remarqué l'existence de deux types de comportements correspondant à deux catégories de talibés : les ‘’doomu soxna’’ et les autres. Les premiers sont des héritiers d'une longue tradition islamique, parce qu'issus de familles maraboutiques qui ont enseigné l'islam pendant des siècles. Ceux-là tiennent à se conformer aux enseignements de leur cheikh, dans la mesure de leur maîtrise de ces enseignements. Les autres cultivent un attachement sentimental et ne font pas l'effort nécessaire pour s'instruire et développent un  comportement teinté de laxisme.

Une semaine culturelle a été organisée, cette année, pour encourager des fidèles à mieux s’imprégner des enseignements islamiques et perpétuer l’héritage du fondateur du mouridisme. Quelle est votre appréciation ?

 C'est un pas en avant dans la bonne direction. Car on constate une carence en matière éducative au sein de la communauté. Je pense qu'au-delà du Magal, il faut  bien relancer le projet de création d'une grande Fondation communautaire dotée d'un budget de 1 000 milliards, par exemple, destiné au financement de divers projets allant de l'éducation et de la formation à la création d'emplois pour les jeunes diplômés. Sur le plan de l'éducation, que je considère comme le secteur prioritaire, on pourrait créer un réseau de complexes scolaires allant de la maternelle à la classe de Terminale  et couronné par une université islamique des sciences et techniques dans le cadre d'un nouveau système éducatif plus adapté, parce que tenant compte aussi bien des nécessités du développement que des préoccupations spirituelles et éthiques des populations.

Touba  dispose d’un statut particulier. Quelle est l’originalité de la capitale du mouridisme par rapport aux autres villes religieuses ? 

 En fait, Touba est la seule ville sénégalaise créée par un guide religieux pour abriter un projet précis. Touba est un patrimoine musulman dont la communauté  mouride doit assurer la garde jalousement, étant donné qu'il y a la base même de son prestige. Malheureusement, une telle préoccupation est difficile à accepter par un État résolu à laïciser entièrement le territoire de la République, d'où les tentatives sans succès d'implantation de l'école française et d'autres institutions de l'Etat à Touba. C'est un problème que nos partenaires étrangers voudraient voir résolu en faveur de l'Etat. Mais celui-ci n'est pas encore en mesure de transcender les considérations politiques de manière à pouvoir imposer sa volonté.

Qu’en est-il des nécessités de développement à l’heure actuelle ?

Je dirais qu’elles sont énormes. Elles concernent les infrastructures, l'éducation, la santé, l'emploi, l'assainissement, l'éclairage public,  l'implantation d'unités industrielles non polluantes, l'approvisionnement en eau, etc. Touba abrite des ressources humaines qui ont une claire conception du développement de la ville. Elles doivent toutefois se concerter, engager un effort  commun de réflexion et essayer de convaincre le Khalife général à mettre en œuvre les résultats de leurs réflexions avec le concours de l'Etat.

Par Matel BOCOUM

 

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