Publié le 14 Feb 2013 - 04:35

A propos des «fonds politiques»

 

 

Le panel organisé le 06 février dernier par le Forum civil, en collaboration avec l’Ambassade du Canada à Dakar, a montré que les «fonds politiques» ne cessent d’être une question d’une grande actualité. La présente contribution se situe dans le prolongement de l’exposé que nous avions présenté lors de cette rencontre. Il s’agit ici de montrer, après avoir rappelé les fondements historiques des «fonds politiques», que législateur financier sénégalais en fait une pratique qui se situe en marge du droit et que leur réforme apparaît comme une nécessité.

 

Les fondements historiques des «fonds politiques»

 

Que la question des «fonds politiques» constitue un sujet de préoccupation dans un pays démocratique comme le nôtre, n’est guère surprenant à l’égard de cette institution qui est une survivance de la théorie des monarchies anciennes selon laquelle l’affectation du produit de l’impôt consenti par les représentants des contribuables aux rois, c’est-à-dire la manière dont ils dépensaient cet argent, était un «secret d’Etat». En Angleterre, elle avait prévalu bien des siècles après la conquête par le Parlement du droit de voter les recettes publiques, consacré par la Grande Charte de 1215.

 

Aujourd’hui les «fonds politiques» sont considérés comme l’expression financière de la raison d’Etat en ce sens qu’ils constituent des crédits spéciaux, votés par l’Assemblée nationale en lois de finances, au profit du Président de la République qui n’a l’obligation de n’en révéler ni l’emploi, ni les bénéficiaires. Les «fonds politiques» sont hérités de la tradition budgétaire française avec les «fonds secrets» dénommés par la suite «fonds spéciaux», votés à l’origine pour assurer la sécurité de la France et la défense de sa politique. Comme l’a dit le Doyen Trotabas, membre éminent de la doctrine moderne en matière de finances publiques, il est impossible de ne pas laisser certains crédits à la libre disposition du Gouvernement. Du reste, en France, si certains partis politiques, durant la République parlementaire refusaient, par principe, de voter ces crédits, aucun gouvernement ne s’est jamais privé de les utiliser, comme c’est le cas dans notre pays. Mais, on peut relever qu’au Sénégal, au niveau même de l’autorisation parlementaire, la pratique du législateur sénégalais se situe depuis quelques années en marge du droit budgétaire.

 

Une pratique du législateur en marge du droit budgétaire

 

On peut observer que le Parlement, en votant la loi de finances de l’année, ne respecte plus les prescriptions de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui constitue notre «constitution financière» selon une formule désormais consacrée L’article 9 de la LOLF de 2001 encore applicable en la matière, dispose que les crédits ouverts par les lois de finances sont spécialisés par chapitre. C’est la règle de la spécialité budgétaire qui est une spécialisation essentiellement selon la nature des dépenses. Le montant des crédits de chaque chapitre budgétaire doit être indiqué. Deux principes budgétaires sont ainsi combinés pour chaque chapitre budgétaire : celui de la spécialité et celui du caractère limitatif des crédits. A la suite de l’article 9, l’article 33 prescrit que ces chapitres doivent figurer dans des annexes au projet de loi de finances de l’année.

 

Les «fonds politiques» constituent une dérogation à la règle de la spécialité budgétaire car les crédits sont votés globalement sans affectation précise. C’est pourquoi, dans les lois de finances, ces crédits spéciaux du Chef de l’Etat faisaient l’objet du chapitre 216 intitulé «Dépenses spéciales» du budget de la Président de la République. On en connaissait aussi le montant. Celui-ci était de 324 millions dans la loi de finances pour 1973-1974, répartis en deux articles : article 155 «fonds secrets» pour 80 millions et article 156 «fonds politiques» pour 244 millions. Ce montant global est passé à 580 millions en 1976-1977 et on le retrouve dans la loi de finances pour 1997.

 

Depuis lors, le chapitre 216 a disparu de la nomenclature du budget de la Présidence de la République, de même que les annexes explicatives portant sur les chapitres. C’est dire qu’on ne connait plus le montant exact des «fonds politiques» ni la ligne budgétaire qui les supporte puisque le budget de la Présidence de la République est désormais présenté par grandes masses, selon les titres suivants : personnel, fonctionnement, transfert, capital, transfert en capital et comptes spéciaux du Trésor, comme dans la loi de finances pour 2013. Les crédits des «fonds politiques» seraient imputés sur les crédits de transfert ; or les transferts constituant des subventions, ne devraient pas pouvoir financer des dépenses relatives, notamment, à la sécurité de l’Etat.

 

Une réforme nécessaire

 

Constituant une catégorie aux confins de la politique et du droit, les «fonds politiques» font l’objet de fréquents abus dans leur utilisation. C’est que, une fois les crédits votés par le Parlement, les fonds sont versés dans un compte ouvert à cet effet pour le Chef de l’Etat, dès que les dépenses sont engagées par le Secrétariat général de la Présidence de la République et après un contrôle de pure forme du contrôleur des opérations financières. Les fonds mis à la disposition du Chef de l’Etat sont gérés, non par un comptable public, mais au niveau même de la Présidence de la République, ce qui constituent une dérogation au principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables. Contrairement aux autres cas de dérogation à ce principe, le Chef de l’Etat ne justifie, a posteriori, devant aucune autorité comptable les dépenses qu’il a effectuées. Il n’en rend davantage compte devant aucune autorité juridictionnelle. Il n’encourt, par conséquent, qu’une responsabilité politique.

 

Le principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables étant ainsi écarté de façon absolue dans la gestion des «fonds politiques, il n’est pas étonnant que l’on y retrouve les abus que ce principe est censé prévenir. C’est ainsi qu’en France, les fonds spéciaux reviennent régulièrement au devant de l’actualité à la faveur des scandales, de la disparition des fonds secrets de Raymond Barre (1981) aux voyages du Président Jacques Chirac payés en espèce (2001). Chez nous, on se souvient de la déclaration faite par le Président Wade en 2004 selon laquelle les «fonds politiques» ont servi à financer les partis de sa coalition ou encore de l’«affaire Ségura». On a entendu aussi des hommes politiques de tous bords affirmer que les   «fonds politiques» peuvent justifier une fortune personnelle. Or, ce sont des deniers publics et comme l’a dit Gaston Jèze, un des maîtres de la science des finances, dans un cours donné déjà en 1929 : «Les deniers publics sont un moyen …. pour remplir une mission [qui] est exclusivement la satisfaction des besoins publics…». Aujourd’hui, cette définition n’est démentie ni par nos textes, ni par la jurisprudence de notre Cour des comptes.

 

Il convient donc de réformer les «fonds politiques» pour les recentrer essentiellement sur les activités liées à la sécurité nationale et prévoir un organe de contrôle dont la forme et les obligations des membres qui le composent pourraient s’inspirer de solutions appliquées dans certaines démocraties avancées. En Allemagne et en Grande-Bretagne, ces fonds sont contrôlés par une commission réunissant toutes les sensibilités des Parlements de ces pays. En France, la commission de contrôle instituée en 2002, comprend des parlementaires et des membres de la Cour des comptes. L’exercice n’est pas aisé car il s’agit de concilier l’obligation de transparence dans la gestion de l’Etat et la part de secret que celle-ci implique.

 

Abdourahmane DIOKHANE

Maître de conférences en Droit Public

Chargé de cours de Finances publiques

Faculté des Sciences Juridiques et Politique - UCAD

 

 

 

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