Publié le 28 Mar 2017 - 14:54
QUATRE MOIS APRES LA DISPARITION TRAGIQUE DE DEUX RECUPERATEURS

Mbeubeuss fouille la décharge sans succès 

 

Les récupérateurs de Mbeubeuss gardent intact le traumatisme de l’incendie de décembre dernier. Il a ravagé dix hectares sur ce site avec un bilan humain désastreux : deux morts et deux portés disparus jusqu’à ce jour. Un seul porté disparu, selon les récupérateurs. Cinq jours après cette catastrophe dont l’origine reste méconnue, le ministre de la Gouvernance locale s’est rendu sur le site. Abdoulaye Diouf Sarr avait promis de recevoir, en début janvier dernier, les récupérateurs en audience. Ceux-ci attendent toujours. En sus, ils demandent à l’Etat d’organiser leur secteur qui génère 20 millions par jour. Reportage dans cette décharge à ciel ouvert qualifiée par les récupérateurs de ‘’bombe économique’’ plutôt que celle dite écologique.

 

En haillons noircis par la saleté, un jeune homme de taille moyenne, très actif, déambule entre trois longues files de camions stationnés devant le pont de Mbeubeuss. Une passerelle en état de défectuosité très avancé. Du fait de son étroitesse, la trentaine de camions, chargés de déchets, est obligée de rouler au pas et de s’armer de patience pour vider sa cargaison dans cet environnement vicié. Inutile de préciser que les exhalaisons des tas d’immondices et du chargement de ces camions sont fétides. Après avoir déversé les déchets à l’intérieur de cette gigantesque décharge, ils s’enfoncent à l’intérieur de Malika, en banlieue dakaroise, pour rallier le centre-ville. Le récupérateur en short, lui, deux sacs remplis de bidons au dos, arpente les ruelles qui mènent à l’intérieur de la décharge. Une fumée noire s’en échappe.

A 13h 53mn, le soleil est au zénith. Actifs, également vêtus d’habits sales, les récupérateurs, dépourvus de masque de protection, s’acharnent sur les tas d’immondices. Courbés sous le chaud soleil, ils traquent le moindre article récupérable. Ils n’hésitent pas à enfoncer leurs doigts dans les tas de déchets. Malgré la complexité de la configuration des lieux, ils en sillonnent, avec beaucoup d’aisance, les petites ruelles de la décharge dont ils maîtrisent les coins et recoins. Espacées les unes des autres, des montagnettes de déchets y forment des sillons. L’endroit ressemble à un labyrinthe. A l’intérieur de ce site à ciel ouvert, le décor est sinistre.

L’endroit porte les stigmates de l’incendie qui a ravagé dix hectares à Mbeubeuss. Tas de déchets calcinés et éparpillés, caoutchoucs réduits en cendre, sol noirci, fragments de bois carbonisés… contribuent à la morosité ambiante. Les deux morts et les deux recycleurs portés toujours disparus sont dans toutes les têtes. Traumatisés par cet événement malheureux, les récupérateurs gardent indélébile la promesse qui avait été formulée par le ministre de la Gouvernance locale, Abdoulaye Diouf Sarr, lors de sa visite effectuée sur ce site. ‘’Après cette tragédie, le ministre a fait le déplacement pour venir s’enquérir de la situation. Sur place, il nous a fait la promesse de nous accorder une audience en début de janvier de cette année. Nous avons été demandeurs. Malheureusement, jusqu'à présent, nous n’avons pas de ses nouvelles. Aussi, il a également confié que l’enquête est entre les mains de la police. Aujourd’hui, au moment où je vous parle, nous n’avons aucune information sur cette affaire’’, se désole le président des récupérateurs et recycleurs de Mbeubeuss, assis sous une tente entourée de montagnes d’ordures. Loquace est El Hadji Malick Diallo, plus connu sous le nom de ‘’El Hadji Bankasse’’

1 300 tonnes de déchets par jour

Le patron des récupérateurs révèle qu’à l’occasion des funérailles des deux recycleurs qui ont péri dans l’incendie de décembre dernier dont l’origine reste inconnue, le ministre leur a remis une somme de 200 000 F Cfa. ‘’Depuis cette date, nous n’avons aucune information venant de lui pour nous parler de Mbeubeuss. Les gens réagissent sous le choc de l’émotion’’, balaie le récupérateur qui renseigne avoir passé onze années sur ce site dont il se préoccupe. Sa superficie est, dit-on, de 70 hectares. Et le site reçoit 1 300 tonnes d’ordures par jour, environ 475 000 tonnes par an, de la capitale sénégalaise.

Non loin de cette personne du troisième âge, un gros-porteur stationné devant un tas d’immondices est chargé de bidons entassés sous forme de ballon, de matière plastique, etc. Le ‘’cargo’’ en question, informe-t-on, travaille avec une société appelée ‘’Sodia place’’, spécialisée dans la fabrication de récipients noirs en plastique. Elle est directement impliquée, sans intermédiaire, dans le marché. ‘’Elle y propose le meilleur prix, c'est-à-dire 75 F Cfa le kilogramme de matière plastique. Les autres sociétés avancent 50 F Cfa, parce qu’il y a des intermédiaires qui cherchent un bénéfice de 25 F Cfa. Les travailleurs de cette société viennent récupérer leurs produits tous les jours, sauf le dimanche. Chaque jour, elle charge trois camions. Dans la journée, elle dépense 1 300 000 F Cfa.

Aussi, les Chinois sont dans le marché’’, confie un vieux recycleur, visiblement ‘’imprégné’’ du fonctionnement de ce marché. Il explique que le récupérateur, qui fait le ‘’gros’’ du travail, gagne une somme ‘’misérable’’. ‘’Alors qu’à l’étranger, les industriels achètent le kilogramme de produits en plastique à plus de 1000 F Cfa. Il s’y ajoute qu’ils payent le transport, le transit, avant qu’il n’arrive sur le marché. Aujourd’hui, avec les récupérateurs, ils ne font plus tout ce périple mouvementé’’, lance-t-il.

Faisant face à la décharge, Pape Ndiaye, porte-parole et chargé de communication des récupérateurs, y tient une tente qui avait été détruite par un incendie en 2010. Un individu avait perdu la vie, cette nuit-là. Taille moyenne, 62 ans, le vieux récupérateur fréquente Mbeubeuss depuis 1966. Peu bavard, attentif dans le choix de ses mots, il fait montre d’une capacité d’écoute profonde et accorde un intérêt particulier aux questions relatives à la décharge. Et quand on l’interroge sur l’évolution du dossier du dernier incendie de Mbeubeuss, il rétorque à voix basse : ‘’Pour le moment, il n’y a aucun changement.

Le ministre de la Gouvernance locale n’a pas encore respecté les engagements qu’il a pris devant nous. Vers la fin du régime d’Abdoulaye Wade, nous avons vécu cette même situation ici, sous ma tente et les environs. Un récupérateur y a perdu la vie, parce qu’il dormait la nuit sous sa tente. A cette époque, le ministre d’Etat Awa Ndiaye, qui s’occupait de la gestion des déchets, nous avait soutenus avec une somme de dix millions de F Cfa. C’est grâce à cet argent que nous avons réussi à construire nos places actuelles.’’

Suffisant pour lui d’inviter le ministre Abdoulaye Diouf Sarr à travailler dans le sens de dédommager les victimes affectées par l’incendie de décembre dernier. A ses yeux, les autorités étatiques évaluent les dégâts à 100 millions de F Cfa. Une estimation qui le laisse perplexe. ‘’Pour ma part, le bilan des dégâts économiques dépasse de loin 200 millions de F Cfa. Ici, nous sommes dans un marché étroit. Les industriels se livrent à une rude concurrence. Parce qu’il y a, au Sénégal, beaucoup d’usines qui investissent dans les matières plastiques. Et il leur faut deux ou trois récupérateurs sur le terrain. Ces derniers jouent le rôle d’intermédiaires’’, constate-t-il. Avant de renseigner qu’ils peuvent avoir le kilogramme des produits en plastique à 50 F Cfa pour le revendre à 75 F Cfa.

‘’Pour nous, Mbeubeuss est aussi  une bombe économique’’

Le recycleur de considérer qu’ils sont dans un ‘’marché flottant’’, ‘’mal organisé’’, où les plus forts écrasent les faibles. Pape Ndiaye de glisser : ‘’Au dernier recensement fait sous le Président Abdoulaye Wade, nous étions 1 600 récupérateurs autour de ce site. Entre-temps, nous avons été renforcés par beaucoup de personnes. Actuellement, nous sommes plus de 2000 récupérateurs. Et la majeure partie est composée de jeunes, de garçons et de filles. Les personnes dont la tranche d’âge varie de 10 à 25 ans font un effectif de plus de 1000 individus. Donc l’Etat doit se soucier de nous.’’

Déboussolés, les recycleurs, qui ne savent plus à quel saint se vouer, plaident pour avoir le soutien des ministères de la Santé, de la Femme, etc. Tous ces départements, souffle M. Ndiaye, doivent rendre visite aux recycleurs qui travaillent sur cette décharge. Il s’agit de s’enquérir de la situation de cette population. Et ils ne veulent plus entendre parler de caricatures comme ‘’bombe écologique’’ collées à ce site qu’ils conçoivent comme une ‘’véritable source économique’’. ‘’Je lance cet appel parce que nous entendons souvent les autorités qui disent fréquemment que ‘’Mbeubeuss est une bombe écologique’’. Pour nous, c’est une bombe économique. Parce que moi qui vous parle, je gagne ma vie ici, dignement. Je n’ai jamais travaillé dans une société. Et pourtant, avec cette activité de recyclage, j’ai réussi à construire ma maison. Nombreux sont également mes camarades qui sont dans les mêmes conditions que moi. A cet égard, les gens doivent arrêter de nous parler ‘’de bombe écologique’’, s’énerve-t-il, lunettes noires bien ajustées au visage, et bonnet de même couleur sur la tête.

Ce qu’il y a lieu de faire, préconise-t-il, c’est d’encadrer les gens qui y travaillent, de protéger la filière, etc. L’homme a une expérience dans son domaine d’activité. D’ailleurs, il a séjourné en Afrique du Sud où il a fait deux semaines, dans le cadre d’une rencontre axée sur les changements climatiques. Et il invite le Sénégal à s’inspirer des pratiques de ce pays en matière de recyclage, de considération pour les acteurs de cette filière. ‘’J’ai visité les décharges de ce pays qui traite bien ses récupérateurs. Ils sont organisés, parce qu’ils fixent un prix appliqué par tous les récupérateurs. Malheureusement, ici au Sénégal, c’est le laisser-aller. Et pourtant, notre pays, en matière de récupération, est une référence’’, savoure-t-il, avant de se mouvoir entre les cartons, bidons, coussins vétustes…entassés. Et la surface de sa tente est très étroite pour contenir ses bagages qui débordent.  

PAPE NOUHA SOUANE

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