Publié le 17 Jun 2019 - 23:47
RASSEMBLEMENT PACIFIQUE AAR LI NOU BOKK

Les enjeux cachés de l’interdiction  

 

 

La place de la Nation (ex-Obélisque) n’est plus aussi accessible, depuis le début de la deuxième alternance. Malgré la détermination d’Aar Li Nu Bokk à y tenir un rassemblement pacifique, l’arrêté du préfet a prévalu globalement. Le professeur Moussa Diaw analyse pour ‘’EnQuête’’ les raisons inavouées de cette proscription.

 

‘‘Après une deuxième alternative démocratique, nous pensions vraiment avoir dépassé l’époque où les autorités de ce pays interdiraient à des citoyens d’exercer librement des principes démocratiques’’. La complainte est vieille de plus de cinq ans, avril 2014. Elle est de Bakary Malouine Faye, chargé de programme au Forum civil et membre du collectif Non au mur qui se battait (qui se bat toujours) contre l’érection de ce qu’il appelle ‘‘mur de la honte’’ sur la corniche.

Ayant rempli toutes les formalités pour dénoncer la cession nébuleuse de terrains sur ce littoral dakarois, le rassemblement pour une caravane de sensibilisation s’est vu chasser par des lacrymogènes de la police ce 20 avril 2014, avant d’essuyer un autre refus, une semaine plus tard.

Quelques mois plus tard, en novembre, une manifestation du Pds est annoncée, avec Abdoulaye Wade à la manœuvre. Les autorités se rebiffent et prétextent de la tenue du Sommet de la Francophonie (29 & 30 novembre) pour interdire le rassemblement via le gouverneur de Dakar, Cheikh Ahmet Tidiane Ndoye, qui a pris la décision d’interdire toute manifestation du 10 novembre au 5 décembre. L’ancien président force toutefois l’impressionnant dispositif sécuritaire, gagne la place de la Nation et y tient son meeting. La seule bravade contre les interdictions de l’autorité qui ait réussi, à ce jour.

Les marchands ambulants, les malvoyants de l’Inefja n’en mèneront pas large et les récriminations des droits-de-l’hommiste n’y feront rien devant la réticence de l’autorité et la hardiesse des Fds.

Les interdictions de marche auront fait florès, sous la deuxième alternance. Elles tendent même à être systématiques, s’il s’agit de l’opposition. Pourtant, l’article 8 de la Constitution est clair sur les libertés individuelles et collectives : ‘‘La République du Sénégal garantit à tous les citoyens les libertés individuelles fondamentales, les droits économiques et sociaux ainsi que les droits collectifs. Ces libertés et droits sont notamment : les libertés civiles et politiques : liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de réunion, liberté de déplacement, liberté de manifestation...’’

Celle de vendredi dernier aura le ‘’mérite’’ d’être la deuxième du second mandat de Macky Sall. La première a été interdite au député Pds de la diaspora, Nango Seck, qui voulait organiser une protestation devant l’ambassade d’Italie à Dakar, le 20 mars dernier, contre le meurtre des Sénégalais dans la Botte. Avec toujours la même rengaine ‘‘de trouble à l’ordre public. Une violation de ce principe qui écœure l’enseignant-chercheur en sciences politiques à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, Moussa Diaw. ‘‘Ce n’est pas normal d’interdire les marches, car elles sont autorisées par la loi fondamentale. D’autant plus qu’ils ont annoncé que c’est un rassemblement pacifique pour protester contre une affaire concernant les citoyens, que sont les ressources naturelles dont la Constitution dit en son article 25 qu’elles appartiennent au peuple’’, a-t-il déclaré hier au téléphone d’’’EnQuête’’.

L’universitaire va même plus loin et estime que l’abus est manifeste dans ces proscriptions sans raison objective valable. ‘‘L’on ne comprend pas cette interdiction systématique, chaque fois qu’il y a un enjeu. C’est une question de rapport de force et c’est une affaire très grave qui concerne la gestion transparente des ressources du pays et les citoyens ont le droit d’être édifiés sur ce qui a été signé en leur nom. C’est tout à fait normal qu’il y ait ce rassemblement. Ce qu’on ne comprend pas. Il y a des préjugés comme quoi il y aura trouble à l’ordre public. Mais on ne peut pas préjuger d’une chose. Il faudra laisser les gens manifester, encadrer ces rassemblements pour voir s’il y aura quelque débordement que ce soit. Il ne faut pas anticiper par ces arguments qui ne tiennent pas et qu’on invoque pour les interdire’’, avance-t-il.

Second tour de la Présidentielle ?  

Paradoxe de taille : le rassemblement pacifique qui a été interdit dans la capitale sénégalaise a été autorisé à Saint-Louis et s’est déroulé sans la moindre anicroche, vendredi dernier. Dakar n’avait pas renoué avec pareilles scènes, depuis longtemps, et les questionnements de naitre sur l’interdiction d’un ‘‘rassemblement pacifique’’ qui ne présentait aucune difficulté, a priori. New York, non plus, ne risque pas de connaitre d’interdiction demain mardi 18 juin, à la très symbolique place de la bourse de NY, Wall Street.

Pour l’enseignant-chercheur, cette mesure de l’autorité va au-delà d’une simple proscription. ‘‘Il y a un enjeu important relativement à la gestion du pétrole et il y a naturellement bras de fer entre la majorité et l’opposition. Ceux qui ont intérêt à interdire pensent que l’opposition pourrait profiter de cette situation pour consolider sa position dans l’espace politique. Au fond, c’est l’interprétation politique qui fait qu’on interdise cette marche. Mais nous sommes en démocratie et il ne faut jamais perdre de vue que les gens doivent s’opposer, au besoin, avoir des avis contraires. L’enjeu, c’est l’argumentation’’, analyse Moussa Diaw.

Dans la rhétorique de la majorité, il revient souvent que les revendications de l’opposition sont un mouvement de déstabilisation orchestré de l’extérieur, qui s’appuie pour des relais locaux pour fragiliser ce second mandat débutant de Macky. Une théorie conspirationniste à côté de laquelle prospère une autre théorie d’ordre électoraliste. Membres et sympathisants de la majorité estiment que l’opposition est en train de les inviter sur ce terrain, pour se venger par procuration de la confrontation perdue de février dernier. Prolongations second tour ? 

Moussa Diaw trouve tout à fait légitime que l’opposition profite de cette brèche pour s’y engouffrer. ‘‘C’est une opportunité pour elle. On n’avait pas entendu l’opposition se prononcer aussi vigoureusement, depuis la fin des élections. Le résultat a été ressenti comme un coup de massue. Elle était déstabilisée et dispersée. Maintenant, elle a la possibilité de rebondir.  Elle va en profiter et acculer la majorité jusqu’à ce qu’elle s’exprime’’.

Tache d’huile algérienne  

L’on se rappelle que la hantise des gilets jaunes a même causé l’annulation de la distribution de gilets de presse par l’ambassade américaine de Dakar, pour la couverture de la Présidentielle de 2019. La ressemblance de ces tenues avait rebiffé le ministre de l’Intérieur Aly Ngouille Ndiaye et la cérémonie prévue au Cesti a été annulée, le jour même.  Les récentes manifestations populaires en Algérie et au Soudan, qui sont venues à bout de deux dinosaures de la politique africaine, militaires de surcroit, peuvent également expliquer cette appréhension à ne pas encourager la liberté de manifestation.

Mais pour le Pr. Diaw, la comparaison est surfaite et il revient à l’autorité suprême de mettre un terme à ce débat, si elle en a la volonté politique. ‘‘Ce n’est pas la même chose. La contestation au Sénégal est liée aux ressources, alors qu’en Algérie ou au Soudan, c’est contre un système qui a siphonné ces pays sur des décennies. A mon avis, les contestations au Sénégal ne s’inscrivent pas dans la durée, à partir du moment où la majorité doit bien écouter les protestations et apporter les explications nécessaires pour qu’on tourne cette page. Si elle s’emmure dans le silence, cette affaire risque bien de se prolonger et avoir éventuellement d’autres ampleurs. Ce n’est pas en interdisant les rassemblements ou manifestations qu’on va régler le problème’’, estime-t-il.

Le professeur regrette, en outre, l’absence de mesures sociométriques qui pourrait éclairer sur un pan important de cette lutte que tout le monde semble oublier. ‘‘Maintenant, il faudra voir comment les populations ont accueilli cette marche. C’est dommage qu’on n’ait pas de paramètres pour analyser les réactions de l’opinion publique pour savoir ce que pensent les citoyens sur ce rassemblement interdit et sur cette affaire très grave’’.  

OUSMANE LAYE DIOP

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