Publié le 31 Jan 2020 - 16:16
RECRUDESCENCE DE L’INSECURITE

Le Sénégal, ce no man’s land

 

Malgré les efforts de l’Etat dans le cadre de la lutte contre l’insécurité, on a comme l’impression que certaines portions du territoire sont devenues des zones de non-droit où règnent les délinquants et des déséquilibrés mentaux.

 

Meurtres. Viols. Agressions. Désormais, il se passe rarement une semaine sans entendre parler de cas de crimes odieux. Et cette furie meurtrière ne semble épargner aucune contrée du territoire national. De Saré Yoro Diao (Kolda) où a été décapitée Yoba Baldé, à Guinaw Rail (Pikine) qui a vu périr Ndioba Seck, en passant par Kanda Amady Diakho (Kahone) où est mort l’Américain Mohamed Cissé, la psychose monte d’un cran. En apparence, les criminels semblent avoir une longueur d’avance sur les forces de défense et de sécurité. Contacté, le chargé de la communication de la police nationale relativise : ‘’Je pense que, de manière globale, la situation est bien sous contrôle. En l’état actuel, on ne peut parler de règne de l’insécurité au Sénégal. Il faut surtout sensibiliser, rassurer les Sénégalais, car il n’y a pas péril et les forces de sécurité veillent au grain.’’

Pendant ce temps, les faits semblent démontrer le contraire. Partout sur le territoire, les viols et assassinats barbares continuent. C’est à se demander, parfois, si la police et la gendarmerie sont présentes ? Alors que les officiels tentent de rassurer l’opinion, certains éléments des FDS remettent en cause le discours même dans le cadre de la lutte contre l’insécurité. Ils en veulent pour preuve le dénuement total dans lequel se trouvent certaines brigades. Un interlocuteur raconte : ‘’Souvent, la réalité tranche d’avec les déclarations. En réalité, les autorités jouent avec les forces de défense et de sécurité. Elles ne croient même pas en ce qu’elles disent. Il suffit d’aller faire un tour dans les brigades pour s’en convaincre.’’

Dans ces antres de la sécurité, en effet, les problèmes font lésion. Outre le manque de personnel que l’Etat tente tant bien que mal de résorber par de nouveaux recrutements, il y a un manque criard de moyens logistiques. Par exemple, dans ce commissariat, il n’y a qu’un seul véhicule. Il fait les patrouilles, il fait les rafles, il fait les interventions, les déferrements, même les courriers, explique-t-on. Fonctionnant 24 heures/24, nombre de véhicules des brigades et autres commissariats finissent au garage, au bout d’un an à peine, confie un de nos interlocuteurs.

Déficit de voitures, défaut de carburant pour les FDS

Par ailleurs, si ce n’est un déficit de voitures qui est mis en exergue, c’est tout simplement un défaut de carburant suffisant que regrettent certains éléments des forces de défense et de sécurité. ‘’Les gens sont très prompts à critiquer à cause de l’insécurité. Mais, ils ne se rendent pas compte des conditions dans lesquelles nous travaillons. Les officiers sont même parfois obligés de mettre leur propre argent pour l’achat du carburant. On ne le dit pas pour se plaindre, mais juste pour montrer que nous sommes bien conscients de notre mission et nous l’assumons du mieux que nous pouvons’’, confie un de nos interlocuteurs.

La sécurité étant un besoin fondamental pour un pays, surtout dans ce contexte de propagation du terrorisme, certains ont ainsi du mal à comprendre tous ces moyens donnés aux gens de l’Administration, au moment où la police et la gendarmerie manquent de tout ou presque, parfois. Contraints à un devoir de réserve, ces derniers, recroquevillés dans leurs bureaux, vivent les critiques au plus profond d’eux-mêmes. Impuissants, ils tentent de faire face avec les moyens dérisoires du bord.

Mais, à en croire le commissaire Cheikhna Seck, c’est un faux-fuyant que de se réfugier derrière le manque de moyens pour essayer de se dédouaner. ‘’Je peux vous assurer, souligne-t-il, que l’Etat a fait pas mal d’efforts sur ce plan. Moi qui appartiens à un temps beaucoup plus ancien - je suis entré dans la police en 1987 - je suis en mesure de vous dire que les choses se sont beaucoup améliorées…’’.

Plongeant dans ses souvenirs, il rappelle les conséquences désastreuses provoquées par la radiation des policiers dans les années 80. ‘’A l’époque, rapporte-t-il, pour déplacer une troupe de GMI, par exemple, c’était la croix et la bannière, parce que le véhicule était vieux et boiteux… Dans les commissariats, il n’y avait qu’un seul car et parfois une voiture pour le commissaire. Nous avons vécu tout ça’’. Puis, viennent les années 2000, quand la sécurité a commencé à redevenir une priorité aux yeux des gouvernants ; et enfin 2012 où de nets efforts sont enregistrés.

Redéfinir la stratégie en matière de sécurité

Toutefois, l’ancien DG de l’Ocrtis ne nie pas le mal de l’insécurité qui ne cesse de grimper. Il estime cependant que ceci est loin d’être un fait nouveau. A l’en croire, cela remonte à des décennies. Il déclare : ‘’On vit sous la même terreur, la même interrogation. On se demande ce qui est en train de se passer dans ce pays. Tous les jours, on a des comportements qui s’aggravent. La violence est partout : dans les cités, dans les quartiers, dans les rues… Il faut en avoir une pleine connaissance, une évaluation beaucoup plus concise et essayer de s’adapter.’’

Dans cette dynamique, il préconise une redéfinition de la stratégie en matière de sécurité. ‘’Il nous faut redéfinir notre stratégie nous-mêmes, en tant que Sénégalais. Ce que nous faisons depuis des décennies a certes donné des résultats dans le temps, mais il est temps de reculer et de mettre tous les spécialistes autour d’une table pour voir, avec les citoyens, avec les autres services de l’Etat, ce qu’il faut faire. Que le Sénégalais, lui-même, apprenne à contribuer à sa propre sécurisation. Nous sommes tous interpellés. Mais il appartient aux forces de sécurité de prendre les devants, de donner le ton dans cette bataille’’.

Mais quel est véritablement le problème en matière de sécurité ? Quels sont ces nouveaux comportements ? D’où est-ce que c’est parti ? Qu’est-ce qui l’explique ? Pourquoi ils sont là ? Quelles sont les réponses à apporter ? Voilà une kyrielle de questions que le commissaire à la retraite glisse dans la boite à idées de ce département stratégique.

Tout en insistant sur les efforts déployés par la tutelle, ces dernières années, il signale néanmoins quelques insuffisances relatives notamment à la coordination des efforts. ‘’Il y a deux choses qui ne vont pas à la même vitesse : la volonté affirmée de se rapprocher davantage des populations, le fait d’implanter des services çà et là, de mettre du personnel çà et là et d’aller en puissance dans le maillage du territoire. Il faut être visible partout’’, recommande le commissaire Keita. Aussi, suggère-t-il plus de coordination en ce qui concerne l’occupation de l’espace, la mise en place de nouveaux services et la fourniture de moyens. ‘’Il faut, dit-il, revoir comment occuper l’espace. Comment impliquer les citoyens dans la prise en charge de cette question ? Quelles sont les insuffisances en termes de moyens ? Au-delà de ces actes concrets, il faut définir, de manière plus globale, une stratégie nationale’’.

BIRAHIME SECK, COORDONNATEUR FORUM CIVIL

‘’Il est inconcevable qu’un député soit plus doté en carburant qu’un commissariat’’

Interpellé sur la question, le coordonnateur du Forum civil, Birahime Seck, met l’accent sur un problème de l’agencement des priorités au niveau du gouvernement. ‘’Comme vous l’avez dit dans votre question, il y a un sérieux problème de priorités dans ce pays. On a comme l’impression que le ministère de l'Intérieur semble plus préoccupé par les questions politiques que par les problèmes de sécurité’’.

Confirmant certaines allégations dont font état les fonctionnaires, il précise : ‘’Effectivement, dans nos relations avec des agents de l'Administration centrale et territoriale, il arrive que des agents de sécurité nous posent des problèmes de moyens pour faire convenablement leur travail. Dire que le cadre de travail des policiers est exécrable relève d'un pléonasme. Au même titre que les populations civiles, les policiers vivent des conditions assez difficiles pour faire face au défi sécuritaire et social.’’

A en croire M. Seck, il est impossible de demander aux FDS de faire des résultats sans leur attribuer les moyens nécessaires. ‘’Il est inconcevable, souligne-t-il, qu’au moment où ces corps manquent même parfois de carburant pour des patrouilles, qu’on nous parle de stade olympique de 155 milliards de francs CFA. Il est temps que les gouvernants renforcent, non seulement leurs moyens logistiques, mais les mettent également dans les conditions idoines pour l’exercice correct de leurs fonctions’’.

Pour lui, la gestion de la sécurité est bien plus complexe que d’installer des caméras ou de renforcer la législation. ‘’Il faut mettre les agents à l’abri de la corruption. C’est fondamental. Comment comprendre qu'un député ou un membre du CESE soit mieux doté en carburant qu'un commissariat ! Il y a un réel besoin de redéfinir les priorités en matière de sécurité. J’invite les citoyens tout comme les organisations de la société civile à renforcer le plaidoyer sur ce sujet. Sans sécurité, on ne peut rien faire’’.

MOR AMAR

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