Publié le 28 Mar 2018 - 08:36
REOUVERTURE DES FRONTIERES SENEGALAISES

Menace sur la filière avicole

 

Après la fermeture de 3 fermes avicoles sur 4 dans les années 2000, l’aviculture sénégalaise a pris de plumes depuis la fermeture des frontières. La récente sortie du ministre de l’Elevage n’est donc pas de nature à rassurer, car la levée de l’interdiction pourrait être pire que la grippe aviaire… version commerciale.

 

’’Le gouvernement sénégalais va rouvrir les frontières, le moment venu. Il faut que les aviculteurs le sachent. Nos frontières ne peuvent pas être fermées éternellement aux vendeurs de poulets étrangers. Cette réouverture intéresse les éleveurs étrangers, notamment les Américains. Cela leur permet d’écouler leurs produits’’. Cette mise en garde du ministère de l’Elevage et de la Production animale, le week-end passé devant les aviculteurs, est assez claire pour laisser de la place au moindre doute. La seule incertitude reste donc la date d’ouverture (deux, trois, quatre ans… ?) sinon, le Sénégal va inévitablement s’ouvrir aux poulets des Etats-Unis, du Brésil et de l’Union européenne, après une fermeture décidée en 2005, à la suite d’une grippe aviaire en Occident. Et c’est justement pour cette raison que les acteurs de la filière ont de quoi s’inquiéter. Car, quelles que soient les raisons invoquées pour justifier la levée de l’interdiction de l’importation, les conséquences seront les mêmes pour la  filière : démantèlement !

Il y a lieu, d’ailleurs, de se demander pourquoi le ministre de l’Elevage a changé de position en quelques années. En effet, malgré les pressions de l’Organisation mondiale du commerce (Omc) et des puissances occidentales, les Etats-Unis et le Brésil en particulier, le Sénégal a toujours maintenu sa position de fermeture. Et les motifs avancés n’ont pas toujours été liés à la santé. Certes, dans les réunions internationales, le Sénégal déclare toujours ne pas disposer des infrastructures lui permettant de s’assurer de la qualité des produits avicoles venus de l’extérieur, mais il lui arrive également d’avancer à visage découvert. ‘’Nous n’avons pas le droit d’exposer des milliers de producteurs qui ont investi plus de 20 milliards de francs Cfa dans cette filière, à une concurrence à laquelle ils ne sont pas préparés’’, disait Aminata Mbengue Ndiaye en octobre 2013, assumant ainsi ouvertement l’option de protection du  Sénégal.  La pression est-elle trop forte pour que le pays continue à résister ? Sans doute !

Pourtant, les conséquences d’une ouverture pourraient être énormes. En effet, l’arrivée sur le marché sénégalais des poulets américains et européens signerait tout simplement la mort de la filière avicole au Sénégal. Depuis la fermeture, le secteur connait un fort dynamisme. ‘’Les effectifs de la filière avicole se sont établis à 48,9 millions de têtes en 2013 contre 44,9 millions un an auparavant, soit une hausse de 8,9 %, en liaison avec la progression de 15,6 % de la volaille industrielle’’, note l’Agence nationale de la statistique et de la démographie dans son rapport 2016. La volaille traditionnelle, activité de subsistance  familiale, ne cesse de reculer devant celle industrielle destinée à répondre aux besoins du marché. La volaille traditionnelle est ainsi passée de 74,6 %  de la filière en 2006 à 49,6 % en 2013. Quant à celle industrielle, de 13,6 millions de têtes en 2008, elle est arrivée à 24,3 millions en 2013 (Ansd). Deux ans plus tard, c’était 30 millions, selon le vice-président de l’Interprofession avicole du Sénégal (Ipas), Ahmedou Moukhtar Mbodj.

Pourtant, en 2005, le chiffre n’était que de 6 millions de volailles, soit une multiplication par 5 du volume en 10 ans. D’après un rapport du cabinet Afrique émergent, le chiffre d’affaires de la filière a connu une croissance de 179 %, de 2000 à 2013, passant de 72,2 milliards à 201 milliards de francs Cfa. Quant  à la production d’œufs de consommation, elle a cru de 324 millions d’œufs à 519 millions sur la même période. Et jusqu’à ce jour, il y a encore une marge de progression. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’ils sont de plus en plus nombreux les Sénégalais qui s’essaient dans le secteur. La banlieue dakaroise est aujourd’hui pleine de poulaillers et de fermes avicoles et parfois même de petites caves ne pouvant pas dépasser 20 unités.   

Les raisons de la non-compétitivité

Tout le contraire de la situation, il y a plus d’une décennie. ‘’Entre 2000 et 2005, quand les frontières ont été ouvertes et que les importations avaient inondées le marché, 75 % des fermes avicoles ont fermé’’, disait Gora Faye, membre de la Fafa, soit 75 000 emplois perdus. Ce démantèlement de la filière s’explique tout simplement par le fait que le poulet industriel sénégalais ne peut en aucune manière concurrencer celui des grands pays producteurs. Ceux-ci sont plus compétitifs que le Sénégal à tous les niveaux.

Dans un article bien documenté, Guy Marius Sagna, membre du collectif Non aux Ape, donne un net aperçu sur la différence entre le Sénégal et ses futurs concurrents. Selon l’économiste, le prix unitaire moyen du kilogramme de poulet sénégalais est de 1 700 F Cfa contre 1 100 F Cfa en Côte  d’Ivoire et 802 F Cfa au Maroc. La France, par contre, est à 521 F Cfa, donc plus cher que le Brésil qui est à 354 F Cfa. L’Amérique a le plus bas prix, avec 345 F Cfa. Dans ces conditions, une fois les frontières ouvertes, on n’y pourra rien, même pas avec les droits d’entrée. ‘’Même avec 35 % de droits de douane, le poulet américain qui reviendrait à 465,75 F Cfa et le poulet français qui reviendrait à 703,35 F Cfa… seraient 4 à 2 fois moins chers que le poulet sénégalais’’, souligne-t-il.

En fait, l’aliment de poulet constitue l’une des principales charges des producteurs. Le maïs en particulier, puisqu’il représente près de 60 % du coût de l’aliment. Or, pendant que les autres pays en produisent à suffisance, le Sénégal en importe plus de 100 000 tonnes par an. Ce qui renchérit les coûts. De ce fait, le Sénégal a un déficit de compétitivité de 250 % sur l’Union européenne et 350 % sur  les Usa et le Brésil. La même différence se situe sur le prix du poussin (465 F Cfa l’unité) deux fois plus cher qu’en Europe et trois fois en Amérique. Alors qu’il est de 28 % du coût de production d’un poulet de chair à Dakar, le poussin représente entre 16 et 20 % du coût de production pour les autres pays.

Importation, une arme de destruction massive

Et il n’y a pas qu’à ce niveau que le Sénégal se fait battre par la concurrence. ‘’La faible compétitivité avicole sénégalaise trouve également son origine dans sa faible productivité. Alors qu’après 45 jours, le poulet sénégalais pèse 1,75 kg, le poulet brésilien, pour le même nombre de jours, pèse 2,2 kg, le poulet allemand, en 37 jours 2,2 kg, le poulet belge, à 40 jours, pèse 2,4 kg, le poulet français en 36 jours pèse 1,9 kg’’, renchérit-il. D’où cette conclusion de l’économiste aux allures de mise en garde. ‘’La levée de la mesure suspensive sur l’importation des produits avicoles et l’application de l’Ape sont des armes de destruction massive de la filière avicole sénégalaise. Le coût économique, social, sécuritaire et en termes de souveraineté seraient tragiques’’, prévient-il.

Et pour s’en convaincre, il suffit de faire  quelques recherches sur Internet pour voir  ce qui se passe dans les pays ouest-africains ayant donné libre accès aux grands producteurs. ‘’Au Togo, avant les importations de masse, chaque année, dix millions de poulets couvraient la demande de viande. Il y en reste aujourd'hui que le peu qui, habituellement, sert à la subsistance’’, note le site agroprofocus.

Bref, dans ce rendez-vous du commerce de  poulet, le Sénégal est sûr de donner son marché, sans être certain de recevoir un profit quelconque. 

BABACAR WILLANE

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