Publié le 6 Jun 2014 - 20:08
STEPHEN RAPP (CHEF DU BUREAU DE LA JUSTICE PÉNALE AU DÉPARTEMENT D’ÉTAT)

 «Sur la violation des droits de l'Homme, les Etats-Unis ont changé ! »

 

Le tombeur de Charles Taylor, c'est lui. Procureur dans plusieurs dossiers de la justice pénale internationale, Stephen Rapp suit de près l'évolution du dossier Hissein Habré dans lequel il a ferraillé avec Wade à propos du budget naguère réclamé par l'ancien président sénégalais pour couvrir cette affaire. De passage à Dakar en début de semaine, il a bien voulu répondre aux questions d'EnQuête.
 
 
Vous étiez à Dakar en octobre 2013, il y a moins d’un an. Alors pourquoi ce retour ?
 
Pour rencontrer le comité de pilotage des Chambres africaines extraordinaires (CAE) et les officiels sénégalais pour discuter des développements du dossier d'instruction concernant l'ancien président du Tchad, monsieur Hissein Habré. 
 
Les Chambres africaines éprouveraient-elles des difficultés dans cette instruction ?
 
Pas de difficulté. Mais c’est un grand défi que d'enquêter sur des crimes commis il y a 20 ou 30 ans. A l’issue des investigations, il pourrait y avoir des gens qui seraient accusés et jugés. (…) C’est une des raisons pour lesquelles nous devons veiller à avoir une bonne phase d'instruction, avec des preuves à charge et à décharge même si les lieux des crimes supposés sont à 2000 km du Sénégal. C’est une mission très délicate mais je pense que tout se déroule très bien malgré quelques lenteurs dans la programmation, qui n’était pas réaliste en termes de financements.
 
La phase d’instruction a été prolongée de huit mois. Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?
 
Le plus grand défi à relever est le défi budgétaire sur un programme étalé sur trente mois avec instruction, accusation, procès…alors qu’il se peut même qu’il faille prendre plus de temps. Maintenant, le budget a été redéfini sans besoin d’augmentation de fonds. C'est que les bailleurs de fonds ont posé la condition d’un budget fixe pour débloquer les financements. Mais certainement, d’autres circonstances pourraient les amener à considérer la possibilité d’une augmentation.
 
La partie est loin d'être gagnée car il survient beaucoup de situations nouvelles comme en Centrafrique ou au Soudan du Sud qui requièrent également l'attention de ces bailleurs. M. Ban Ki-moon a proposé une cour spéciale pour le Soudan du Sud. En RCA, le système judiciaire est presque détruit et, dans le cadre des Nations Unies, il y a possibilité de créer une petite Chambre mixte pour assurer la justice contre les gens qui ont commis des crimes là-bas et restaurer la sécurité. 
 
On parle beaucoup de la dimension pédagogique de l'affaire Habré.
 
C’est très important. Ça relève d'une dimension historique. Un procès comme ça, qui implique un ancien chef d’État en Afrique, c’est du jamais vu ! Un procès comme celui-là, s'il a lieu évidemment, sera une occasion de montrer au monde que la justice peut et doit régner en Afrique.
 
C'est aussi une occasion de faire savoir à la communauté internationale que des personnes reconnues responsables de crimes par la justice pénale internationale peuvent être jugés ici, en Afrique ou ailleurs, de manière juste et équitable, sans qu'on soit obligé d'aller à la Haye. C'est pourquoi j'estime qu'il faut, à l'avenir, développer une justice en bonne intelligence avec le système national et capable de prendre en charge les grands crimes. C'est très important ! 
 
Vous prônez des juridictions nationales pour les grands crimes ?
 
Ce n’est pas possible d’établir une juridiction internationalisée pour tous les crimes. Il faut juger les grands crimes à partir du système judiciaire national mais en se disant qu'il est possible de renforcer les capacités nationales des juges locaux, en leur donnant la possibilité de travailler pendant quelques mois dans le système international, avant de revenir chez eux. Il est préférable qu’une cour africaine juge les Africains. D'où l'importance que les procès aient lieu en Afrique et qu'ils soient réussis. En cela, ce qui se passe à Dakar avec les Chambres africaines extraordinaires est un modèle pour l'avenir.
 
Qu’est-ce que vous pensez du projet de téléviser le procès ?
 
C’est très important pour la simple raison que les victimes sont tchadiennes. Il faut s’assurer qu’elles puissent suivre et comprendre le procès, en regardant et en écoutant les arguments de loi des parties pour comprendre les décisions qui seront prises par les juges. C'est essentiel pour commencer à établir les bases de l’État de droit au Tchad. Dans un procès qui se déroule dans le même pays, les gens peuvent se rendre à l’audience. Or, pour les Tchadiens, ce n’est pas possible.
 
D'autre part, tous les procès internationalisés sont en principe radiodiffusés. Au Cambodge, on diffuse chaque semaine les auditions de témoins pertinents, ça passe à la télévision et sur internet. Idem avec Charles Taylor à Freetown ou à La Haye. Le témoignage de Charles Taylor devant la barre, dans 6 mois, le peuple du Liberia pourra encore l’écouter et le juger. Il a menti sur les événements là-bas ! C’est très important que la justice soit vue comme telle.
 
Tout de même, cela peut mettre la pression sur les juges.
 
Sur les avocats, les procureurs et les autres aussi… Pour montrer que la justice est équitable ou bien que les arguments des parties au procès sont bien considérés et interprétés selon la loi et dans les règles de l'art me semble très important. Et j’ai entendu qu’il y a une personne qui a dit que dans un procès qui se tient au Sénégal, la régulation des médias ne le permet pas ! Mais c’est totalement différent. Une chambre extraordinaire a été établie justement parce que la loi sénégalaise ne suffisait pas pour ce dossier tchadien pris en charge par une juridiction internationale. Pour cette raison, il faut suivre et accepter le règlement de cette cour. 
 
On parle beaucoup de l’absence du Président Idriss Déby à ce procès… Beaucoup de gens l’accusent de ne pas être innocent dans tout ce qui est reproché à Habré. Qu’en pensez-vous ?
 
J’ai lu votre grande interview avec le procureur des CAE, Mbacké Fall. Il a bien dit que si les preuves existent (NDLR : contre Déby), il faut qu'elles soient présentées par des personnes. (…) Ce procès concerne de grandes violations des droits de l'Homme, des tueries, des tortures. C'est ahurissant ! Mais ce sont des accusations qui ne sont pas encore prouvées. (…) C'est une question que le juge doit trancher. Il y a aussi la non-disponibilité de quelques personnes qui seraient impliquées dans ces tueries. C'est un processus qui est entre les mains de M. Déby. Mais j'ai confiance en les capacités du juge à régler tout cela.
 
Il y a 3 ans, vous travailliez avec l'ancien régime de Wade, notamment avec l'ex-ministre de la Justice Cheikh Tidiane Sy. Qu'est-ce qui bloquait à ce moment-là ?
 
Il y a eu à cette période le défi du budget. Le gouvernement sénégalais demandait un budget 3 ou 4 fois plus élevé que le budget prévu actuellement. Il fallait négocier. Une semaine avant la première réunion des bailleurs de fonds le 18 novembre 2010, il y a eu une décision de la cour de la Cedeao disant qu'il était possible de juger l'affaire Hissein Habré au Sénégal, mais par une juridiction internationale. La situation était très difficile. Mais après l'élection présidentielle, Macky Sall et l'ancienne ministre de la Justice Aminata Touré ont manifesté un grand intérêt de boucler les négociations... 
 
Les archives de la police politique du Tchad ont fait état de rapports très étroits entre les Américains et Hissein Habré. Votre pays a clairement une part de responsabilité dans ce qu'on reproche à Habré.
 
Les dirigeants américains ont quelquefois choisi les mauvais hommes pour des raisons liées aux menaces des forces communistes. Des forces qui menaçaient les populations. Mais les tortures dans les prisons n'étaient pas de la volonté des Etats-Unis. Certainement dans le procès qui pourrait avoir lieu, les faits et les événements survenus dans cette période seront présentés.
 
Je reste confiant que dans ce contexte-là, les Usa n'étaient pas pour toutes ces exactions commises sur des Tchadiens. A l'époque, le gouvernement américain avait constaté la victoire de M. Habré contre M. Kadhafi. Il fallait choisir entre les deux. Il y a des choix difficiles à faire dans certaines situations. Ce choix à faire n'est pas seulement entre le bon et le mauvais, mais plutôt entre le plus mauvais et le pire ! 
 
Mais les Américains et la CIA étaient bien présents à l'époque à N'Djamena.
 
Pour moi, pas spécifiquement. Nous avons reçu le document de Human rights watch sur la DDS qui montrait indirectement le lien entre Habré et les tortures. Dans toutes situations en conflit, il y a toujours une partie qui accuse une autre. Dans le génocide rwandais, j'étais le procureur pendant 6 ans, le terme accusation était dans le miroir. On peut accuser une partie de tous les crimes et de leur contraire.
 
Beaucoup d'accusations sont fausses. C'est très difficile. (…) Maintenant nous avons changé notre procédure. Nous avons la liberté. Ce n'est pas possible de déformer les faits si les forces de sécurité sont impliquées dans des crimes de guerre ou violations des droits de l'Homme. Pour cette raison, plusieurs personnes en Afrique, en Amérique Latine, en Asie visitent les Etats-Unis pour prendre part à des conférences et à des formations afin de pouvoir surveiller ce qui se passe dans leur propre pays en matière de protection de droits humains.
 
Chaque année, nous devons chercher à savoir si les droits de l'Homme sont respectés à travers le monde entier. (…) Nous avons changé. Nous travaillons chaque jour afin de faire baisser les risques de violations des droits de l'Homme.
 
A la Cour pénale internationale, il y a actuellement 8 procédures qui concernent toutes des pays africains. Ce qui fait dire à des chefs d’État africains que la CPI ne juge que des Africains.
 
Je connais très bien Fatou Bensouda (NDLR : Procureur du TPI) qui était même dans mon équipe à Arusha. Mais elle ne dit que des vérités avec les situations en Afrique. Cinq des huit situations sont envoyées par le pays concerné. C'est le Président kenyan (NDLR : Uhuru Kenyatta) qui a demandé à la CPI de commencer l'enquête le concernant, et les autres enquêtes ont été décidées par le Conseil de sécurité des Nations unies.
 
Dans chaque situation où la CPI a commencé l'enquête, c'était sur demande du pays avec des investigations concernant les grands ou les petits chefs par rapport aux crimes. La CPI a aussi mené des enquêtes en Géorgie, en Colombie, etc. En Colombie, il existe un procès avec les 300 ex-paramilitaires accusés de crimes divers.
 
On doit ouvrir un dossier là-bas, le processus est lancé. (…) Quelque chose a commencé en Ouganda, en Côte d'Ivoire, etc. C'est le procureur qui voit chaque situation. Le fait est que les plaintes de victimes contre les grands chefs n'aboutissent jamais au plan national. C'est pourquoi elles se tournent vers la cour de la Haye. C'est pourquoi il faut une justice efficace en Afrique. D'où d'ailleurs toute l'importance du dossier Hissein Habré. C'est la solution au problème. 
 
 
 

 

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