Publié le 30 Aug 2018 - 12:20
HEINEKEN AU RWANDA

Brasser de la bière pour des génocidaires

 

Mediapart publie les bonnes feuilles du livre du journaliste néerlandais Olivier van Beemen, Heineken en Afrique, qui sort en France ce jeudi 30 août 2018. L’auteur, qui a rencontré plus de 400 sources au cours des sept dernières années, y décrit les méthodes nauséabondes de la multinationale. Un chapitre, consacré au Rwanda, détaille la façon dont la société a été impliquée dans le génocide.

 

Les plus grandes enquêtes commencent souvent par une petite découverte, une intuition. En 2011, Olivier van Beemen, journaliste néerlandais, est envoyé en Tunisie par son journal Het Financieele Dagblad, pour couvrir la chute de Ben Ali. Le journaliste découvre sur place que Heineken, deuxième plus grand brasseur du monde, a des liens avec le dictateur mais qu’il ment à ce sujet. « Si Heineken mentait ici avec tant d’acharnement, que devait-il en être dans des pays au régime controversé ou au climat économique difficile » ?

Voilà donc le point de départ d’une gigantesque investigation à travers l’Afrique, qui s’est traduite par un premier livre, Heineken en Afrique, publié en 2015, complété aujourd’hui par de nouvelles révélations, et qui paraît ce jeudi 30 août en France.

La première parution a eu des répercussions très importantes, jusqu’aux parlements néerlandais et européens, où les responsabilités de Heineken furent débattues. Une des informations qui fit le plus de bruit est le sordide sort réservé aux promotrices, ces jeunes femmes qui doivent user de leurs charmes pour stimuler la vente de bières dans des cafés – « des travailleuses indirectes du sexe ».

Heineken avait auparavant nié la gravité des faits, comparant dans les années 2000 le phénomène à ce qui s’était passé aux Pays-Bas une décennie plus tôt : des filles habillées de manière sexy distribuant des magazines dans la rue pour faire la promo d’une chaîne de télé destinée aux jeunes. En Afrique ? C’était une coutume locale, tout au plus.

En réalité, quelque 2 000 jeunes promotrices, actives en Afrique, étaient confrontées à des abus sexuels, des sous-paiements, des consommations forcées. Heineken avait bien consacré une enquête en interne au sujet. Mais elle avait été confiée à un stagiaire.

La réalité est sordide. Au Congo par exemple, des femmes gagnant moins de la moitié du salaire d’un agent d’entretien sont forcées de coucher avec des responsables de la brasserie si elles veulent conserver leur emploi. Et à consommer cinq à dix bouteilles de bière par jour (de 72 centilitres) pour convaincre le client d’en boire lui-même au moins autant.

Heineken est en effet prêt à faire beaucoup de compromissions pour conquérir l’eldorado africain, où il est présent depuis 1930. Ce continent passe en effet pour être le « nouveau paradis de l’industrie brassicole » : la classe moyenne émergente tire de la consommation de bière une part de son statut social. Or la multinationale y est bien implantée, elle y dispose d’une cinquantaine de brasseries dans 16 pays : l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Sierra Leone, le Nigeria, l’Éthiopie, le Congo-Brazzaville, la République démocratique du Congo (RDC), le Rwanda, le Burundi, l’Afrique du Sud et le Mozambique. Comme l’explique Olivier van Beemen, vu la faible concurrence, une bouteille de bière est dans beaucoup de pays africains à peine moins chère, voire plus chère qu’en Europe, alors que les coûts y sont inférieurs. De ce fait, la bière rapporte en Afrique près de 50 % de plus qu’ailleurs, et certains marchés, comme le Nigeria, sont parmi les plus lucratifs au monde. Jean-François van Boxmeer, grand patron de Heineken, qualifie d’ailleurs le continent de « secret le mieux gardé du milieu international des affaires ».

Entre le business et l’éthique, le choix est dès lors vite établi. Au Burundi, « Heineken collabore étroitement avec un président autoritaire qui, selon les Nations unies, se rend coupable à grande échelle de crimes contre l’humanité ». Dans ce pays, le brasseur a même un juge suprême à la présidence de son conseil d’administration.

Mais c’est un autre chapitre de ce livre remarquablement documenté que Mediapart a choisi de publier. Olivier van Beemen a en effet enquêté sur l’attitude de la multinationale néerlandaise au Rwanda pendant le génocide. Il a découvert à quel point elle était « impliquée », comment ses bières avaient nourri la folie des génocidaires, et comme l'entreprise avait choisi de faire passer les affaires avant toute considération humanitaire.

Rwanda: Brasser de la bière pour des génocidaires

C’était le 4 septembre 1993. Max Boreel, qui avait été pendant treize ans directeur général de Bralirwa, la filiale rwandaise de Heineken, se préparait pour son discours d’adieu.

La tension était à son comble dans le petit pays d’Afrique centrale où, tout comme au Burundi, la population se composait d’une majorité de Hutus et d’une minorité de Tutsis. Depuis l’invasion en 1990 du Front patriotique rwandais (FPR) venu d’Ouganda, la nation était en proie à une guerre civile. Les rebelles, majoritairement tutsis, et le gouvernement hutu avaient signé en août un accord de paix, mais la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM) diffusait des messages de haine sur les Tutsis, qui « devaient être exterminés comme des cafards ».

Du point de vue commercial, Boreel avait peu de souci à se faire. Heineken connaissait son âge d’or. « Bralirwa roule comme un train express », titra un journal d’entreprise fin 1991  (l'ensemble des notes de bas de pages sont à retrouver sous l'onglet Prolonger de cet article – ndlr). Les civils buvaient comme si leur dernière heure avait sonné et ne mettaient pas un sou de côté. L’armée était un gros client et, pour soutenir le moral des troupes, on distribuait chaque jour une ration de bière aux soldats. Un ex-manager : « Ils buvaient plus qu’ils ne mangeaient.

À mon départ en 2000, nous n’avions pas encore retrouvé le niveau de consommation d’alcool de la grande époque de la guerre. »De même que dans l’actuel Burundi, Heineken avait au début des années quatre-vingt-dix une position de monopole au Rwanda et l’entreprise entretenait des liens étroits avec le pouvoir. Le gouvernement était coactionnaire et partenaire au sein du conseil d’administration, et dépendait en grande partie de Heineken pour la perception des impôts. Selon des initiés, le brasseur ne payait pas toutes les taxes dues, ce que le gouvernement acceptait tacitement. Un fait rachetait tout cela aux yeux de celui-ci : Bralirwa se conformait scrupuleusement au quota maximal de 10 % de Tutsis. « Ce n’était pas un problème si nous en avions moins, mais si on dépassait ce quota, le gouvernement intervenait », déclare le chef du personnel de l’époque.

Jusqu’à l’introduction du multipartisme en 1991, la brasserie hébergeait (comme bien d’autres grandes entreprises)  une cellule de propagande spéciale du parti unique de Juvénal Habyarimana, maître absolu depuis 1973. La même source : « Chaque semaine, nous chantions la grandeur du chef et dansions pour le parti, pendant les heures de travail. Trois ou quatre membres du personnel organisaient cela aux frais de Bralirwa. »

Un virus dangereux

C’est d’une voix vibrante que Max Boreel, le directeur sortant, commença son discours. Il regretterait le site. L’usine située juste en dehors de la petite ville de Gisenyi était coincée entre une baie du lac Kivu et une colline couverte de maisonnettes en pisé et de bananeraies. Pour les expatriés, c’était l’une des plus belles destinations possibles. Dans le lointain se profilaient, à 3 500 mètres d’altitude, les sommets menaçants du Nyiragongo, un volcan actif, sujet de temps à autre à de violentes éruptions.

Boreel était fier que, sous son égide, la filiale Bralirwa soit devenue plus grande, plus riche et plus mûre, mais il était aussi profondément préoccupé. « Il s’agit de la concentration d’un nouveau phénomène qui s’est installé partout au Rwanda : le régionalisme, pour ne citer que cela. À mon avis, c’est ridicule, car le Rwanda n’a pas l’excuse de la Belgique avec les différences de langue et de culture. Le petit Rwanda, où tous parlent la même langue, ne peut pas se permettre le luxe du régionalisme. »

L’assistance dressa l’oreille et comprit que par « régionalisme », il n’entendait pas seulement une distinction géographique mais également ethnique. « C’est ridicule que les gens veuillent chasser ceux qu’ils considèrent comme étrangers ou espions, poursuivit Boreel. Faites gaffe que l’entreprise ne devienne pas victime de ce jeu de manipulation ! En tant que société la plus importante du Rwanda, Bralima a le droit d’utiliser les meilleurs éléments subalternes ou cadres que la société rwandaise produit, là où bon lui semble. Faites attention, c’est un virus très dangereux qui s’installe dans votre société. »

Dans un pays où le silence est d’or, l’explosion de Boreel fit forte impression. « Chers amis », conclut-il, « peut-être vous dites-vous “Mais de quoi il se mêle, ce muzungu (blanc)?” Moi, je vous dis que je vous considère comme mes amis, et entre amis la vérité doit pouvoir se dire. »

Il est très vraisemblable que Boreel avait compris que le « virus » était également actif au sein de Bralirwa mais, aux dires d’un initié, ce thème n’avait jamais constitué un sujet brûlant avant cet exposé émouvant. « Les expats faisaient comme si le problème ethnique n’existait pas. Ils essayaient de considérer Bralirwa comme une entreprise purement commerciale : nous sommes ici pour brasser de la bière. Point à la ligne. »

Après cette allocution, la situation devint plus tendue à la brasserie. « Les Hutus et les Tutsis se montrèrent de plus en plus agressifs », rapporte un cadre. « Ils écoutaient RTLM ou une station de radio extrémiste pour Tutsis et s’excitaient mutuellement. » Au sein de l’entreprise militait la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR), l’expression la plus intransigeante du « Hutu Power », qui, selon diverses sources, faisait circuler des listes de noms et adresses de travailleurs tutsis.

Le 20 mars 1994, au cours de sa première visite en Afrique, le grand patron Karel Vuursteen fit escale à Gisenyi, le soir où le Ballet national du Rwanda se produisait sur les rives du lac Kivu. « Une soirée magique », se rappelle Homé (ancien directeur Afrique de Heineken). Deux semaines et demie plus tard, les premiers cadavres flottaient au même endroit sur le lac.

Le génocide, jusque dans la brasserie

Le génocide, qui a été qualifié de meurtre collectif le plus efficace depuis les bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki, débuta le 6 avril 1994. Peu avant l’atterrissage à l’aéroport de la capitale, Kigali, un avion avec à son bord les présidents du Rwanda et du Burundi fut abattu  (le mystère pèse toujours sur l’identité des auteurs de l’attentat. Les deux présidents moururent sur le coup. Heineken figura aussitôt aux premières loges, vu que Juvénal Renzaho, le président du conseil d’administration de Bralirwa  (et conseiller du président), se trouvait dans l’appareil. Lui non plus ne survécut pas au crash.

La mort du président Habyarimana fut le coup d’envoi d’un carnage sans précédent, préparé par l’armée, la police et les milices liées au pouvoir (les Interahamwe), et perpétré en grande partie par de simples citoyens. Avec des machettes et d’autres armes encore, ils s’en prirent à des Tutsis ainsi qu’à des Hutus considérés comme traîtres. Le nombre de tués est estimé à 800 000, dont 90 % de Tutsis, et le nombre de coupables à quelque 200 000. Ces derniers assassinèrent leurs propres collègues, des habitants de leur village, parfois même des amis et des membres de leur famille.

Heineken se retrouva au cœur de la mêlée. « J’étais l’un des premiers qui devaient mourir », raconte un ex-manager. « Des collègues vinrent à l’hôtel de Gisenyi où j’habitais temporairement. Heureusement, j’étais justement à Kigali. Je suis un Hutu, certes, mais je viens du Sud et n’étais pas membre du parti. J’étais donc un ennemi. En plus, j’avais un emploi convoité. Pendant le génocide, les motifs étaient d’abord ethniques et régionaux, mais aussi économiques. »

C’est ainsi que Heineken continua à produire la marque locale Primus alors qu’au printemps 1994, le sol du Rwanda était jonché de cadavres. Bier soll sein – oui, l’oukase hitlérien s’applique aussi à ce génocide. Du fait du grand nombre de travailleurs décédés et de l’afflux de réfugiés, la production était plus faible que d’habitude, mais Heineken réussit cependant à livrer de la bière fraîchement brassée dans de grandes parties du pays. La brasserie était équipée de canons anti-aériens et protégée par une trentaine de soldats, et les chauffeurs tutsis firent place aux Hutus.

Ce fut une bonne nouvelle pour les meurtriers car la bière jouait un rôle important. Il ressort de multiples déclarations de témoins que les atrocités commencèrent sous l’effet de l’alcool et de la drogue, avec de grandes bouteilles de Primus et de bière de banane comme principaux adjuvants. Des témoins oculaires parlent de « SS tropicaux, ivres d’alcool et de fureur purificatrice », ou de génocidaires qui buvaient de la Primus « entre deux meurtres », ce qui les rendait encore plus cruels

« Les meurtriers tuèrent toute la journée à Nyarubuye », écrit Philip Gourevitch dans ses Chroniques rwandaises – Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles. « La nuit, ils tranchaient les tendons d’Achille des survivants, puis organisaient derrière l’église un banquet où ils faisaient griller du bétail pillé et buvaient de la bière. (De la bière en bouteille, de la bière de banane (les Rwandais ne boivent peut-être pas plus que d’autres Africains, mais ils boivent des quantités incroyables, jour et nuit.) Et le matin, encore ivres après le peu de sommeil qu’ils avaient peut-être trouvé au milieu des hurlements de leurs proies, les meurtriers de Nyarubuye repartaient tuer. »

 La Rédaction de Mediapart

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