Publié le 24 Jun 2018 - 00:50
50 APRES LES EVENEMENTS DE MAI 1968

Abdoulaye Bathily ressasse ses souvenirs

 

Ancien président de l’Union démocratique des étudiants sénégalais, le professeur Abdoulaye Bathily a été au cœur des manifestations violentes de 1968 à Dakar. Après avoir publié en 1992 un livre sur ces évènements, l’historien vient de rééditer l’ouvrage, dans le cadre des 50 ans de cette révolte populaire. La cérémonie de dédicaces se tiendra aujourd’hui à la Maison d’édition L’Harmattan.

 

Que reste-t-il des idéaux de Mai 68 ? Voilà, entre autres interrogations, que pose le professeur Abdoulaye Bathily dans la nouvelle édition de son livre ‘’Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie : Le Sénégal cinquante ans après’’. Acteur privilégié de ces événements qui ont marqué la jeune République du Sénégal, l’ancien secrétaire général de la Ligue démocratique revient sur les faits saillants qui ont émaillé cette période. A l’en croire, malgré les efforts qui ont été réalisés sur le plan démocratique, la révolution populaire de 1968 n’a pas produit tous les résultats escomptés.

En effet, certaines préoccupations de l’époque demeurent plus que jamais actuelles, si l’on en croit le professeur d’histoire. Tel est le cas de ‘’l’idéal d’indépendance nationale et d’unité africaine, les aspirations à la liberté, à l’émancipation sociale et culturelle, et à la démocratie. En plus de ces éléments, le professeur explique que ‘’le contexte historique de Mai 68, caractérisé par les luttes de libération et les mouvements de solidarité internationale, a profondément marqué les acteurs qui se mobilisaient pour un monde plus fraternel, plus humain’’. En somme, si l’on en croit le professeur, cet épisode charnière dans la vie du Sénégal et du monde ‘’a constitué un moment de basculement de l’histoire marqué par l’affirmation de l’esprit critique en faveur d’une société plus ouverte, tournée vers le progrès et la solidarité humaine’’.

 

‘’Les événements de Dakar n’étaient pas que le prolongement du Mai 1968 français’’

Membre actif du mouvement étudiant de l’époque, Abdoulaye Bathily trouve ‘’erronée’’ la perception selon laquelle ‘’les événements de Dakar n’étaient pas le prolongement du Mai 68 français’’. ‘’Ayant participé directement, et à partir du niveau le plus élevé, à la lutte des étudiants de Dakar, en mai 1968, cette thèse m’a toujours paru erronée. L’occasion m’a été donnée, en tant que témoin et historien, d’apporter une contribution à l’éclairage de cette question jusqu’ici controversée dans la première édition de ce livre qui date de 1992’’, écrit-il dans l’avant-propos, s’appuyant sur des archives personnelles (tracts, notes de réunions et documents divers).

Elu en octobre 1967 au Conseil d’administration de l’Udes (Union démocratique des étudiants sénégalais), membre de sa Commission chargée de la presse et de l’information, Bathily a été, suite à la fermeture de l’université, le 29 mai 1968, associé aux activités du Comité exécutif jusqu’aux négociations avec le gouvernement, le 13 septembre 1968. La fermeture de l’université à l’époque avait alors provoqué la dispersion de la direction du mouvement étudiant. À la rentrée d’octobre 1968, il a été élu président de l’Udes pour l’année 1968-1969. A ces titres, Abdoulaye Bathily était au cœur des évènements. Il déclare : ‘’Une rétrospective des cinquante dernières années montre l’impact indélébile du mouvement sur l’évolution du Sénégal aux niveaux politique, économique, social et culturel.’’

Mai 68 et les péripéties de la démocratie sénégalaise

Pour le professeur Abdoulaye Bathily, Mai 68 continue d’inspirer des mouvements de masse, des décennies après. ‘’L’héritage de Mai 68 a imprimé sa marque dans tous les secteurs de la vie nationale. Les revendications portées par les acteurs de cette crise majeure ont servi de levain à une pression populaire quasi permanente au cours des dernières décennies’’, analyse-t-il.

Les incidences de Mai 68 sont palpables, d’après le professeur. Aux niveaux politique, social et économique, partout ils sont visibles. ‘’Il est également repérable au niveau du système éducatif. La démocratisation de l’espace politique sénégalais est l’un des acquis majeurs de Mai 68’’. Etayant son propos, l’historien explique que c’est sous l’impulsion des forces populaires que le régime de l’Ups fut contraint à des concessions successives qui ne lui ont pas permis d’échapper à la défaite en mars 2000. Mieux, l’homme de gauche pense que les acteurs de la révolte ont beaucoup contribué à la formation de la Coalition alternance 2000 qui a porté Abdoulaye Wade au pouvoir en déracinant le ‘’baobab socialiste’’. De même, ces forces vives ont également poursuivi la lutte pour s’opposer au ‘’Pape du Sopi’’ et ce qu’ils ont considéré comme une tentative de dévolution monarchique du pouvoir. Bathily évoque également, dans l’avant-propos, le M23, les Assises nationales… tant d’autres sujets qui ont marqué la vie du Sénégal de son indépendance à nos jours.

Le M23 a imposé, à travers des luttes populaires, la victoire électorale de 2012

Est-ce un hasard du calendrier ou une coïncidence sciemment voulue ? En tout cas, la présentation du livre d’Abdoulaye Bathily, ce samedi, correspond à la célébration du septième anniversaire du M23. L’auteur de Mai 68 est d’ailleurs revenu sur le rôle de ce mouvement. ‘’Le M23 imposa, à travers des luttes populaires, la victoire électorale de 2012 qui installa au pouvoir la coalition Benno Bokk Yaakaar’’. Avant le M23, il y eut les Assises nationales. Le professeur n’a pas non plus épargné ces temps forts dans la lutte contre le défunt régime libéral accusé de tous les noms d’oiseaux. ‘’Le mouvement social issu des Assises nationales, à partir de 2007, a servi de catalyseur à la contestation politique et sociale ayant conduit à la défaite d’Abdoulaye Wade’’.

Compte tenu de ce long chemin parsemé d’embûches, Abdoulaye Bathily espère que le Sénégal poursuivra sa marche pour l’amélioration continue du processus démocratique entamé. ‘’S’il le réussissait, ce sera à l’honneur des héros anonymes de Mai 68 dont le courage et l’abnégation ont permis d’initier l’écriture de cette grande page d’histoire. Les dynamiques sociales sont indissociables des péripéties politiques de la période’’, analyse le professeur.

‘’Les conclusions des différentes réformes sur l’éducation ont été rangées dans les tiroirs par les différents régimes’’

Si Mai 68 a pu avoir lieu, c’est surtout parce que les étudiants ont été au-devant de la lutte. Si les régimes qui se sont succédé ont réussi à avoir des pions dans certains secteurs du front social, cela n’a jamais été le cas pour ce qui est des étudiants. Jamais un régime n’a réussi à les domestiquer, si l’on en croit Bathily. Même s’il admet, par ailleurs, un affaiblissement du poids des étudiants dans les dynamiques globales.

Pendant que de nombreux observateurs indexent le nombre d’étudiants dans les universités pour expliquer la crise de l’enseignement supérieur, Bathily ne nie pas l’évidence. Mais il estime que cette crise est due aussi par le déficit de réformes en profondeur. Pourtant, les réflexions suivies de propositions n’ont pas manqué. Il cite, entre autres, les réformes de 1969-1971, 1980-1981 (États généraux et Commission nationale de réforme de l’éducation et de la formation), 2012 (Assises de l’enseignement supérieur 2015). ‘’Les conclusions, pour l’essentiel, ont été rangées dans les tiroirs’’, souligne Bathily. En conséquence, retient-il, ‘’l’université demeure une poudrière qui ne cesse de hanter les pouvoirs établis. Le rêve des acteurs de Mai 68 pour une “université au service du peuple africain” reste encore lointain’’. Il dénonce également les mêmes tares dans le mouvement scolaire qui, selon lui, n’est pas en adéquation avec l’emploi et l’insertion économique et sociale en général. Les ressemblances avec les prémices de 1968 sont là tout trouvées. Il souligne : ‘’En relisant les mémorandums des élèves de 1968, livrés dans cet ouvrage, on se rend compte que, là aussi, on est loin de la satisfaction des revendications d’il y a cinquante ans’’.

‘’La rupture attendue tarde à se concrétiser, malgré les changements de slogans’’.

Comme pour l’éducation, Mai 68 avait aussi permis de réaliser des pas énormes dans le domaine économique. Les contestataires, d’après le professeur Bathily, avaient aussi engagé la bataille pour une ‘’sénégalisation’’ de l’économie. Le monde des affaires sénégalais a porté ce combat à travers la grande mobilisation de l’Union nationale des groupements économiques du Sénégal (Uniges) : ‘’Le président Senghor, rappelle-t-il, a été obligé de faire des concessions en initiant des réformes économiques par la nationalisation de certains secteurs de l’économie (eau, électricité, phosphates, commercialisation de l’arachide, import et export…) dans les années 1970’’. Des banques ont aussi été créées à la demande de l’Uniges pour appuyer les Pme-Pmi appartenant à des nationaux, selon le Pr. Bathily.

La dynamique enclenchée a toutefois été anéantie par les plans d’ajustement structurel. Selon toujours Bathily, dans les années 1990, l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois) ainsi que Conseil national des employeurs du Sénégal (Cnes) qui a été créé, ont pris le relais de l’Uniges. L’espoir était de nouveau permis. Hélas, les régimes de Wade, et surtout de Macky Sall ‘’ont démontré peu de résolution à sortir les opérateurs économiques nationaux de leur marginalisation’’.

Pour justifier cette assertion, l’auteur convoque ‘’le vif débat qui a occupé l’opinion au sujet de la demande d’adhésion du Maroc à la Cedeao et surtout les investissements relatifs à des “projets phares” du Plan Sénégal émergent. Mieux, il estime que ‘’certaines récriminations actuelles des opérateurs économiques nationaux ne manquent pas de donner une brûlante actualité au mémorandum de l’Uniges, cinquante ans après’’.

S’appuyant sur ces différentes données fouillées et documentées, avec une bibliographie bien garnie, Abdoulaye Bathily note : ‘’Comme on le voit, par ses prolongements, Mai 68 a joué un rôle décisif dans l’évolution du Sénégal contemporain.’’

La révolution populaire de Mai 1968 continue néanmoins, selon l’historien, à influer sur le destin du Sénégal aussi bien par ses idées, luttes et ses acteurs qui sont toujours au cœur des grands mouvements populaires, à divers échelons de la République.

D’autres thématiques non moins importantes ont été passées en revue dans le livre avec des illustrations concrètes. Dans les 4 chapitres successifs, l’auteur retrace respectivement ‘’Les origines de Mai 1968’’, ‘’L’explosion’’, ‘’Le dénouement de la crise’’ et enfin ‘’Les conséquences de Mai 68’’.

MOR AMAR

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