Publié le 28 Jun 2018 - 04:32
ABDOULAYE NIANG, ENSEIGNANT-CHERCHEUR A L’UGB

‘’Etre artiste et s’engager en politique, cela peut être un couteau à double tranchant’’

 

Abdoulaye Niang est socio-anthropologue, enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, spécialisé dans les arts et la culture, notamment la musique et les cultures urbaines. Dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, le professeur analyse la problématique de l’engagement des artistes-musiciens au sein de la société sénégalaise.

 

Quel regard portez-vous sur l’implication des artistes dans la vie socio-économique et politique, à l’instar de ce qu’a fait Omar Pène dans la résolution de la crise universitaire ?

Il y a d’abord une conception assez générale autour de l’art et de l’artiste. Et cette conception, bien sûr, a des déclinaisons contextuelles, culturelles, etc. Dans le contexte occidental, par exemple, la figure de l’artiste s’est construite autour de son caractère exceptionnel, d’homme ou de femme qui échapperait aux conventions sociales, aux conditionnements de quelque sorte que ce soit. En somme, l’artiste serait dans une sorte de tour d’ivoire qui lui permettrait de créer librement des pièces uniques. Dans un tel sens, l’artiste a pu être vu comme une sorte de démiurge romantisé à l'extrême, qui n’avait de comptes à rendre à personne.

En réalité, cette définition, même dans le contexte occidental, est très sujette à caution. De fait, elle a évolué une première fois, du moins chez certains analystes, qui ont considéré qu’il fallait remplacer l’expression ‘’Art et Société’’ qui opérait cette césure entre les artistes et la société, par l’expression ‘’Art dans la société’’, qui constate l’existence de connexions entre le contexte de production artistique et les sens et contenu des œuvres produites. Dans le contexte africain, justement, on considère, depuis bien longtemps en général, que ce que l’on appelle ‘’l’art’’ est censé avant tout être fonctionnel.

On est donc bien loin, ici, de la formule controversée de ‘’l’art pour l’art’’. L’activité artistique, la créativité, au contraire, sont mises en branle dans le sens de remplir explicitement des fonctions sociales utiles à la communauté.

Cette précision faite, il apparaît assez clairement qu’un artiste musicien puisse s’impliquer dans des questions qui touchent aux destinées de toute une nation, voire au-delà. Ainsi, l’implication d’un Omar Pène se comprend, dans cette perspective qui fait de l’artiste un des acteurs possibles du changement social. Omar Pène est, par ailleurs, quelqu’un d’assez respecté, notamment dans le milieu estudiantin. Cela a peut-être partie liée avec son fameux tube “Étudiants” qui magnifie le courage et l’abnégation de ces derniers. Je pense qu’on a mobilisé cette ressource pour amener les étudiants à accepter plus facilement les propositions de l’Etat. Ce qui m’interpellerait ici le plus, serait moins l’efficacité supposée de ce recours à un artiste, que la symbolique autour de la croyance qu’on a sur cette efficacité. Autrement dit, rien que le fait de croire que quelqu’un qui fait de la musique et qui est populaire auprès des étudiants serait entendu par ceux-ci, est une illustration importante de la conception que le pouvoir politique a actuellement du rôle de l’artiste dans la société, même si cette conception est très instrumentale au final.

Est-ce qu’il est possible de mesurer l’impact de telles actions des artistes au sein de la société ?

C’est difficile et complexe, mais des études d’impact se font. En ce qui concerne la musique, restons prudents, l’analyse peut donner à voir des effets de convergence ou de coprésence entre des phénomènes. A titre d’illustration, vous pouvez, par exemple, observer qu’il y a une hausse relative de l'intérêt que les gens portent à la chose politique, quand certains ‘’grands noms’’ de la musique s’investissent personnellement dans la ‘’conscientisation’’. Mais c’est malaisé d’affirmer tout de go que c’est grâce à cette implication que les Sénégalais seraient plus intéressés par la chose politique. C’est d’autant plus complexe que les choix qui sont en œuvre ici peuvent tout à fait être liés à des éléments qui sont d’origine très diverses.

Les artistes musiciens ne sont pas les seules sources à être écoutées, regardées par les publics sénégalais. Ces derniers peuvent s’intéresser également aux magazines télévisés, ils peuvent lire les journaux de la presse écrite, ils échangent avec d’autres personnes qui charrient des opinions politiques, etc. Bref, il y a une multitude de paramètres et de ressources qui peuvent intervenir, lorsqu’il est question de se forger une opinion, une posture, etc. C’est extrêmement complexe. Entendons-nous bien : tout ceci n’exclut pas la possibilité de procéder à des études, qu’elles soient qualitatives et/ou quantitatives, mais cela invite à être humble et nuancé sur l’interprétation des données dans lesdites études, comme du reste dans toute recherche qui prétend être ‘’scientifique’’.

Il est à noter qu'à part les rappeurs, rares sont les autres artistes qui se singularisent par leur engagement à travers leurs chansons ou des actions. Comment l’expliquer ?

Disons que, dans le rap, c’est un trait culturel fondamental que d'être engagé, ici au Sénégal et même dans d’autres pays, africains ou pas. En effet, cela peut être différent dans d’autres contextes. Etre engagé est donc une marque de ‘’realness’’ ici versus la fausseté (‘’fakeness’’). Mais cela ne veut pas pour autant dire que les rappeurs ont été les premiers musiciens à le faire. Dans le domaine de l’engagement sociopolitique, par le biais de la musique, nous avons des figures assez marquantes, à différentes échelles. Je pense, par exemple à Ouza.

Il y a eu une époque ou rares étaient ceux qui, dans le domaine de la musique, osaient défier aussi ouvertement le régime de Senghor. Lui l’a fait avec Senghor et refait avec Wade. Si vous vous rappelez du morceau “Président”, là où Pape et Cheikh disaient : “Gorgui doyalu ñu”, lui il disait que les Sénégalais en avaient assez, au contraire. Bien qu’étant l’un des soutiens de Macky Sall, dans la campagne de 2012 et après, il a publiquement dit que Macky Sall devait se ressaisir. Donc, Ouza est souvent perçu comme l’un de ces exemples assez emblématiques d’artistes musiciens engagés.

A d’autres égards, les lyrics de Souleymane Faye, de Baaba Maal, de Thione Seck, entre autres, ont pu être considérés également comme des textes de référence et de contribution pour le raffermissement de nos valeurs. Disons maintenant qu’avec les rappeurs, en termes de proportion, de hardiesse et de portée critique dans le discours, c’est plus remarquable. Les rappeurs ont osé, non seulement, le faire à une échelle plus généralisée, mais l’ont fait aussi sous des formes nettement plus dures, plus explicites, plus provocatrices. Cela a pu choquer la sensibilité de certains publics. Cela a eu aussi bien des effets de thérapie-choc que des effets de rejet dans un Sénégal où la bien-pensance est encore très présente, où l’on considère majoritairement qu’il faut dire les choses avec tact et diplomatie. Ce qui n’est absolument pas du tout le style de la plupart de nos artistes rappeurs.

Donc, les rappeurs ont opéré une rupture très significative par rapport au rôle que la musique pouvait et devait jouer dans leur entendement, en tant que moyen de ‘’conscientisation des masses’’ et porte-voix des catégories sociales dominées. Pour eux, la musique est un instrument d’engagement sociopolitique qui a vocation, avant tout, à dire les choses telles qu’elles sont, à les montrer sous leur vrai jour, afin de pousser les populations à réagir en conséquence. Donc, ici, la musique est mise clairement au service de l’activisme sociopolitique.

Pensez-vous que c’est bien vu dans nos sociétés de mettre sa notoriété au service du peuple et des causes ?

En tout cas, c’est devenu une tendance. Est-ce que c’est bien vu ? Je n’ai pas fait de recherches récentes là-dessus. Donc, je ne vais pas trop me prononcer sur cette question précisément. Mais je vais faire une analyse plutôt générale. Je crois que, globalement - et là je reviens à des éléments d’histoire récente - certains artistes musiciens ont eu effectivement à utiliser leur notoriété qu’ils ont gagnée dans le champ musical, leur visibilité et l'écoute que cela leur confère, afin de pouvoir peser sur l’opinion. On a pu croire, a contrario, que d’autres ont aussi utilisé une visibilité dans un champ hors-artistique qu’ils auraient réinvestie dans le champ musical. Sting, de l’ex-groupe The Police, qui a beaucoup contribué à la mise en place, vers la fin des années 1980, de la Rainforest Foundation pour la défense déclarée de populations telles que les Indiens Kayapos d’Amazonie, est quelquefois cité en exemple. Peter Gabriel, ancien membre de Genesis, et qui a collaboré avec Youssou Ndour, s’est aussi souvent illustré dans les Droits de l’homme.

Chez nous, des musiciens l’ont déjà fait. J’ai déjà évoqué Ouza, Omar Pène qui, lui-même, s’est penché sur des phénomènes de société, a essayé de sensibiliser sur le rôle des soldats, l’inhumanité de l’apartheid, etc. Des artistes musiciens s’engagent donc dans des thématiques “citoyennes” qui ont vocation à réveiller l’opinion, à la sensibiliser sur tel ou tel aspect de notre vie collective. Youssou Ndour aussi l’a fait en militant pour la fin de l’apartheid, avec un concert en 1985 au stade de l’Amitié et le produit ‘’Nelson Mandela’’ en 1986, la défense de droits fondamentaux des populations. Ce n’est pas une nouveauté, pour ainsi dire. Et, apparemment, c’est quelque chose qui est accepté. Je pense que cela devient plus délicat, quand l’artiste rentre, par exemple, directement dans la politique en ayant des positions qui sont assez marquées sur le plan de l’appartenance ou simplement de la sympathie qu’on manifeste par rapport à tel ou tel parti ou homme politique, si on n’en est pas d’ailleurs un soi-même. Puisque certains artistes sont devenus eux-mêmes des hommes politiques. C’est une situation très délicate.

Donc, est-ce que c’est bien vu ? Je pense que c’est relatif, que les gens ont pu totalement accepter que les musiciens s’engagent pour certaines causes, si ces gens-là partagent les mêmes causes, bien entendu. Mais c’est quand même un couteau qui peut être à double tranchant, dès lors qu’il peut être difficile de distinguer ce qui relève de quelle sphère chez un tel artiste et qu’il peut y avoir des amalgames.

Devrait-il y avoir une séparation entre l’artiste et ses opinions politiques ?

L’artiste, c’est un homme, c’est une femme ; et ça, on l’oublie, malheureusement, assez souvent. Cette personne est engagée en tant qu’homme ou femme dans des dynamiques qui le dépassent, même si l’acteur social qu’est l’artiste a toujours une marge de manœuvre en dépit de certaines contraintes.  Donc, c’est quelqu’un qui est socialisé, qui a grandi dans un certain nombre de milieux, qui subit des influences comme toute personne normale, qui forge ses opinions, qui évolue, qui connaît des expériences, lesquelles contribuent également à redessiner peu ou prou ses orientations et opinions. L’artiste peut avoir des opinions politiques, des sensibilités politiques. Il peut, comme toute personne, utiliser son outil, l’art, pour exprimer cette sensibilité-là.

Un chercheur, par exemple, est censé être objectif. Il ne l’est pas totalement, personne ne l’est. Il essaye d'être objectif et la nuance est importante à souligner, mais, dans ses écrits, qu’est-ce qui vous dit que certains de ses penchants ne s’y manifestent pas, même inconsciemment ? L’artiste n’est pas une sorte de robot désocialisé qui n’aurait pas d’opinion ou d’ambition de changement éventuellement quant à ce qui l’entoure. Pour moi, la question concerne aussi bien les artistes que les publics. Les récepteurs ont la latitude de faire la part des choses, même si c’est une question qui est effectivement extrêmement complexe. Parce que, quand vous prenez un individu, cet individu-là est un élément composite en lui-même, qui est à la fois chanteur, peut-être chef d’un mouvement politique, talibé mouride ou tidiane, etc. Ces différents éléments qui composent sa personnalité et son identité ne sont pas forcément séparables de manière claire. Et lorsque nous émettons une opinion sur cet individu, il est tout à fait possible de faire des glissements de sens inappropriés.

Donc, quand je fais face à quelqu’un qui est un artiste musicien, à quoi je pense d’abord ? A quelle facette ai-je affaire ? Est-ce que je fais face à l’artiste, à l’homme politique ? Est-ce que, est-ce que ? Je fais face en un Tout-en-Un. Donc, la part des choses reste assez difficile à faire. Mais, à mon avis, c’est important, malgré tout, de se prêter à cet exercice qui consiste à essayer de comprendre la multi-dimensionnalité de nos personnages, même si c’est loin d’être évident.

D’ailleurs, d’aucuns, à l’instar de Youssou Ndour, ont fait une incursion dans la vie politique. Y a-t-il un danger pour leur notoriété de prendre position pour un camp ou un autre ?

Youssou Ndour, qui reste strictement auteur-compositeur-interprète, cela peut plaire à certains Sénégalais qui vont estimer qu’il reste dans la sphère où il est professionnel. D’autres Sénégalais peuvent développer un élan de sympathie en te disant que Youssou Ndour ne se contente pas d’engranger ses millions et ses milliards, mais se soucie du sort des Sénégalais, en s’engageant personnellement en politique. Je pense qu’il s’agit, ici, de différentes lectures possibles. Alors, pour en revenir au ‘’danger’’, justement quand vous prenez quelqu’un comme Youssou Ndour qui a vraiment fait ses preuves dans la musique, mondialement connu et reconnu, c’est quelqu’un qui a conquis une légitimité dans un champ. Il utilise cette notoriété comme une capacité, tout à fait étendue, de mobilisation politique. Il a surfé considérablement sur sa popularité acquise dans le cadre artistique pour défendre des positions politiques et beaucoup de personnes ont rejoint le mouvement Fekke Ma Ci Boole, parce qu’ils avaient une sympathie pour l’artiste lui-même. Maintenant, des personnes qui ont bien pu l’aimer comme artiste-musicien n’aimeront pas du tout qu’il se mette avec Macky Sall qu’elles n’apprécieraient pas politiquement, par exemple.

Donc, à mon avis, on ne peut pas donner un avis tranché. Il y a des gens qui vont rejoindre le mouvement, parce qu’ils ne font pas la séparation entre le champ artistique et politique. Ce qui les intéresse, ce n’est pas Macky Sall, mais plutôt Youssou Ndour, et ils ont tendance à le suivre un peu partout. Il y aura d’autres, par contre, qui vont opérer un arbitrage, en se disant que Youssou Ndour, ‘’je l'apprécie en tant que chanteur, mais pour ce qui est de la position politique, je ne vais pas le suivre’’.

La politique comporte certes beaucoup d’implications. On a vu Youssou Ndour défendre assez souvent et publiquement le bilan du président Macky Sall dont il est le ministre conseiller. Est-ce que, entre autres raisons possibles, c’est la loyauté de l’alliance et/ou la conviction de l’homme qui s’exprime ? L’on peut valablement se poser ce genre de questions.

Vous ne trouvez pas que ce serait plus naturel, pour des artistes comme Awadi, par exemple, de faire cette transition vers la politique, que quelqu’un comme Youssou Ndour ?

Dès qu’on parle de société, la nature n’a plus tellement sa place. Donc, je pense que Youssou Ndour est un homme qui est public et multidimensionnel, comme nous tous d’ailleurs, en ce qui concerne le dernier aspect. Youssou Ndour, c’est qui ? C’est un artiste, un homme d’affaires, un homme politique. Ce qu’il faut aussi dire, c’est que, certes, ce sont des sphères supposées être différentes, mais il y a des interconnexions possibles entre ces champs. Parce qu'étant un acteur doté de certaines ressources politiques, ces ressources politiques peuvent être converties dans le champ du business, et vice-versa.

Un exemple : dans l'actualité récente, lorsqu’il y a eu cette controverse sur les droits de retranscription du Mondial de football, entre le Groupe futurs médias dont Youssou Ndour est le président et la Rts, quand Youssou Ndour est allé rencontrer les autorités de la Rts sous l’arbitrage du Premier ministre Dionne, quel Youssou Ndour y était allé ? Est-ce que c’était le président de Gfm ? Ça, c'était la version officielle et mise en avant. Est-ce que c'était le ministre conseiller de Macky Sall qu’il ne faut pas fâcher du tout, parce que c’est un soutien politique important ? Est-ce que, est-ce que ? C’est peut-être plus probablement un mélange de tous ces attributs à la fois, avec certes la mise en avant de telle facette dans tel contexte.

Youssou Ndour, Awadi ou un autre ? A mon avis, Youssou Ndour a aussi un itinéraire qui comporte des parts d’engagement, au-delà de ce qu’il a en commun avec d’autres artistes du genre musical mbalax.

Quant à Awadi, si on évoque le chapitre de la contestation dans le livre musical sénégalais, il serait probablement bien placé. Cependant, d’autres artistes rappeurs seraient peut-être, je dis bien peut-être, pour l’opinion publique, positionnés avant Awadi lui-même sur ce point précis. Certains artistes musiciens sont allés à un niveau perçu comme étant plus remarquable, comme ceux qu’on trouve dans le mouvement Y’en a marre. Ils s’engagent dans un activisme sociopolitique qui va bien au-delà de la dénonciation verbale. En fait, c’est une question qui interpelle finalement la porosité des frontières qu’il peut y avoir entre différentes sphères d'activités sociales.

On aime bien catégoriser les choses, les labelliser et positionner commodément les personnes dans des cases. Mais, en réalité, dans l'activité sociale, on a en face de nous ce que Bernard Lahire aime à appeler ‘’l’homme pluriel’’. L’individu est plusieurs choses à la fois, et selon les sphères, les contextes, un élément de son identité peut être mis en avant dans le jeu social qui implique une négociation avec lui-même et avec les autres. Ce sont des questions de pertinence et de tactique que les acteurs sociaux construisent et éprouvent à travers leur socialisation permanente. Mais, bien entendu, certains sont plus habiles que d’autres dans cet exercice commun d’ajustement quant aux attentes de statuts et de rôles et à l’actualisation de ces derniers pour y répondre.

Y a-t-il eu des figures musicales marquantes, moins connues du jeune public, qui se sont singularisées par leur engagement ?

J’ai parlé d’Ouza, mais aussi de Ndiaga Mbaye. Ndiaga Mbaye, je le cite parce qu’il a eu une certaine écoute par rapport à d’autres générations. Il y a, à ce propos, un article intéressant d’Ibrahima Wane, Professeur à l’Ucad : “Figures et parures d’une parole : le chant de Ndiaga Mbaye.” Il y évoque comment l’artiste avait su utiliser des références passées pour les actualiser. Donc, des individus de la royauté qui avaient quand même été défaits par le colon et qui retrouvaient une certaine honorabilité, quand leurs exploits ont été mis à jour par le chant de Ndiaga Mbaye. Il est peu connu du jeune public, mais il a quand même eu cette démarche qui visait à fédérer les Sénégalais autour d’idéaux de valeurs et de modèles en partage.

Aujourd'hui, lorsqu’on parle de musique engagée, en tout cas auprès des jeunes générations, elles pensent avant tout aux rappeurs et aux reggaemen. Mais je rappelle que Youssou Ndour, qu’on caractérise aujourd'hui comme une personne devenue éminemment businessman et politique, au-delà de l’épisode laudateur de sa carrière qui faisait la place belle aux ‘’riches et aux puissants’’, s’est quand même engagé, depuis plusieurs années, dans une musique qui cherche parallèlement à susciter des actions citoyennes et à interroger la chose politique, comme dans le conflit qui avait opposé le Sutelec à l’Etat et à la direction de la Senelec, pour ne citer que cet exemple.

Trouvez-vous que les artistes des générations 70-80 étaient bien plus engagés que les artistes modernes ?

Dans les années 1970, 1980, on a eu une forte prééminence de la musique afro-cubaine, puis mbalax. C’est assez amusant d’entendre des membres de cette génération dire que les jeunes d’aujourd’hui sont déracinés, alors qu’eux-mêmes chantaient en espagnol. Les jeunes urbains d'aujourd'hui chantent en wolof et dans d’autres langues nationales tout au moins. En fait, la musique est ce qu’on appelle un fait social total qui comporte de multiples fonctions et engagent des domaines transversaux : la politique, la culture, l’économie, etc. Il y a une dimension festive possible, qui est une fonction de la musique, tout comme l’expression émotionnelle en est une autre.

La musique peut remplir d’autres fonctions comme celle de renforcement des normes sociales, de l’intégration, de remise en question, en mettant en avant l’engagement sociopolitique, l’engagement socioculturel, etc. L’engagement n’est donc qu’une dimension qu’il faut analytiquement lier à toutes ces autres. L’engagement sociopolitique peut être, par exemple, mis à mal par la vulnérabilité économique ou être renégocié. Ce n’est pas forcément le cas, mais c’est une possibilité à ne pas écarter. Mais bref, quand on confronte les postures de ces générations d’artistes, l’impression qui se dégage est que ceux d’aujourd’hui sont comparativement plus engagés. Du moins, quand on prend en référence le reggae et le rap empiriquement. Il faudrait néanmoins se fonder sur des études plus systématiques pour vérifier si ce serait effectivement le cas.

Propos recueillis par Ami Jo Fall

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