Publié le 1 Jun 2012 - 15:34
ACHILLE MBEMBÉ, HISTORIEN ET ÉCRIVAIN CAMEROUNAIS

“Il faut une contre-élite en Afrique”

 

L'historien camerounais Achille Mbembé analyse, dans un entretien accordé à EnQuête, les difficultés que rencontre l’Afrique dans la conception de sa politique. Selon l'écrivain, l'Afrique doit développer une politique africaine de gestion des grandes puissances.

 

 

M. Mbembé, bon nombre de pays d'Afrique sont de plus en plus confrontés à des tensions identitaires. Comment en sortir ?

 

Il est dommage que, au lieu de redevenir et de se transformer en vaste espace ouvert aux circulations des échanges, des hommes, des idées et des biens, l'on assiste à la création de micro-États sans nom, sans voix, ni poids propre ou à l'éclatement des États existants. Nous devrions aller dans la direction opposée. Mais la manière dont la plupart de nos États sont gouvernés, crée malheureusement des conditions telles que pour beaucoup de gens, la seule solution, c'est la solution séparatiste. C'est ce qui s'est passé au Soudan.

 

 

On est tenté de dire que vous vous inspirez de la culture africaine et de l'histoire pour justifier votre réflexion qui épouse la situation actuelle au Mali...

 

C'est malheureusement les signes de destruction des États africains qui sont là. On parle du Mali bien entendu mais, également, le Nigeria n'est pas à l’abri disons d'une dislocation. Aucun État africain, à l'heure où je parle n'est à l'abri d'une dislocation ; le Mali, le Niger et certains autres pays en particulier, dans la mesure où on assiste en ce moment à une extraordinaire poussée vers le Sahara. Le Sahara fait l'objet d'énormes convoitises. On se rend compte du fait qu'il n'est pas qu'un désert, qu'au fond, il recèle d'énormes richesses minérales, du pétrole, du gaz, des ressources énergétiques, de l'uranium, donc objet de convoitises de puissances externes à l'Afrique et dont les intérêts ne sont pas nécessairement les nôtres. Et la course aux matières premières africaines entraînent des dangers plus ou moins similaires.

 

 

Pensez-vous, comme certains, que ce sont des puissances occidentales qui tirent les ficelles concernant la mauvaise gestion des conflits en Afrique, notamment dans le Sahara ?

 

Disons que les puissances occidentales, sur leurs interventions à la fois militaires et économiques en Afrique, historiquement, il n'y a aucun exemple que ces interventions aient produit quoi que ce soit de positif. Je demande que l'on me cite un seul exemple d'intervention extérieure qui ait accéléré le développement du continent. Il n'y en a pas ; ce sont des interventions qui compliquent davantage la scène locale et dont les coûts humains, économiques et sociaux sont incalculables. C'est ce qui s'est passé en Libye, par exemple, où l'intervention militaire de l'Otan (Organisation du traité de l'Atlantique Nord) s'est produite d'une manière telle que l'organisation n'est point intéressée par ses conséquences. Et donc, en principe, je suis contre les interventions extérieures en Afrique, ce qui signifie en retour que l'Afrique devrait se doter des moyens internes pour se gouverner elle-même. Mais ce n'est malheureusement pas le cas.

 

 

Avec le Mali, la Guinée-Bissau ou encore la Libye, on a vu une Union Africaine et une CEDEAO attentistes. Ne pensez-vous pas que l'heure est venue de repenser la mission de toutes ces institutions ?

 

L'heure est venue de construire un véritable agenda africain pour le 21e siècle face effectivement aux risques de dislocation des États alors que nous devrions avancer vers la construction de larges espaces africains unifiés qui feraient du continent sa force propre. Face également aux convoitises que l'on vient de signaler, il est important que, sur le plan continental, nous ayons, par exemple, une politique africaine de la Chine. La Chine a une politique chinoise de l'Afrique mais l'Afrique, pour le moment, n'a pas une politique africaine de la Chine à un moment où les chiffres officiels du gouvernement chinois prévoient, par exemple, l'arrivée d'ici 50 ans, chez nous, d'à peu près 20 millions de Chinois. Nous n'avons pas une politique africaine de l'Europe alors que la politique européenne en Afrique semble se réduire au fond à la gestion des flux migratoires et à l'affirmation d'une volonté d’apartheid qui se nourrit au fond du racisme. Mais tout ce travail exige d'énormes investissements analytiques et intellectuels et une vision sur le long terme qui trancherait avec le court terme des politiques d'instrumentalisation du pouvoir à des fins privées.

 

 

Et quelle doit être la place, dans ce schéma, de l'Afrique du Sud que vous citez souvent comme modèle ?

 

Nous avons, d'un point de vue de réalisme stratégique, besoin de l'émergence sur le continent de deux ou trois pouvoirs hégémoniques. Nous ne pouvons pas fonctionner sur la scène du monde avec une poussière d’États faibles et pacotilles qui ne pèsent d'aucun poids, ni sur le plan régional, ni sur le plan international. L'Afrique du Sud de par sa force, son histoire, sa richesse et une certaine sophistication institutionnelle et sociale, est évidemment candidate à cette espèce de position. Mais il faudrait créer les conditions pour qu'émergent des points et des pouvoirs régionaux, en Afrique de l 'Ouest, en Afrique Centrale qui est le ventre mou de l'Afrique, en Afrique de l'Est, des moteurs qui ensemble permettent d’entraîner le reste dans la construction d'un agenda africain qui nous permette de redevenir notre centre propre.

 

 

François hollande vient d'être élu président de la république française, signant le retour de la gauche aux affaires. Comment voyez vous l'avenir des rapports entre la France et l'Afrique ?

 

Il faudrait que l'on arrive à un point où le futur des rapports entre l'Afrique et la France soit décidé en Afrique et ne dépende point des élections françaises. Pour y arriver, il faudrait que les forces africaines s'organisent et qu'elles pensent sur le long terme et investissent dans l'effort d'analyses, d'interprétations, de connaissances qui permet de transformer le savoir en pouvoir. Ce qui me frappe est que les élites françaises, qu'elles soient de droite ou de gauche, n'ont pas développé un concept de l'Afrique qui soit à la mesure des mutations au seuil duquel se trouve ce continent. Il y a un décalage extraordinaire entre ces mutations, les connaissances que nous en avons et les politiques rétrogrades mises en place par les gouvernements successifs de la France, qu'ils soient de gauche ou de droite. De ce point de vue, il faut que l'Afrique reprenne l'initiative. La fin de la Françafrique, c'est-à-dire le démantèlement du système de corruption mutuelle entre les élites africaines et les classes prédatrices africaines francophones, sera le résultat de l'action des forces africaines organisées en solidarité, bien en entendu des forces similaires en France qui veulent voir la fin de ce système.

 

 

Mais en attendant, ne pensez-vous pas qu'il urge pour François Hollande de corriger le discours de Dakar prononcé par l'ex-président Nicolas Sarkozy ?

 

Peu importe le demeurant de ses priorités, ce qui m'intéresse au premier chef, c'est d'organiser en Afrique même les capacités intellectuelles, politiques qui feraient que l'aventurisme étranger sur le continent se solde par un prix très élevé et que cela face réfléchir tout ceux qui pensent que l'Afrique reste leur terrain de jeu.

 

 

Et quelle orientation peut-on donner aujourd'hui au rôle des élites africaines ?

 

Il faut plutôt qu'on constitue une contre-élite. Ce qui s'est passé, c'est que les élites ont été décapitées. Les élites sont passées par un processus que Gramsci appelait transformisme. Ce qui me frappe dans nos sociétés, c'est la capacité des États africains à décapiter leurs élites et à les soumettre à travers un système de dépendance, de corruption. D'où la nécessité d'une contre-élite porteuse d'un projet de transformation radicale du continent, parce que l'Afrique a besoin d'une transformation radicale. Malheureusement, les forces susceptibles de conduire à cette transformation manquent pour le moment à l’appel et voilà le dilemme auquel nous faisons face.

 

ANTOINE DE PADOU

 

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