Publié le 17 Jan 2014 - 19:48
AHMADOU ALY MBAYE (DOYEN DE LA FASEG)

«Ce n'est pas un bon environnement des affaires qui précède l'émergence d'un pays»

 

Pour le doyen de la Faculté des sciences économiques et de gestion, le décollage économique ne passe pas forcément par un bon environnement des affaires, mais plutôt par la mise en place de zones économiques spécialisées.

 

En quelques jours, il y a eu la visite du ministre chinois des affaires étrangères, puis celle de l'économiste chinois Justin Lin que vous avez invité et qui a tenu lundi dernier une conférence publique sur le processus d'émergence de la Chine... (il coupe)

Merci beaucoup mais permettez-moi de vous dire que ces deux événements sont assez indépendants. Le professeur Lin était en visite académique. C'est un professeur chinois qui est venu rendre visite à son homologue sénégalais comme nous le faisons dans notre profession. Lui et moi faisons partie d'un groupe et écrivons un livre sur l'Afrique. C'est dans le cadre de nos échanges à l'intérieur de ce réseau que je l'ai invité à venir nous parler de la Chine, de son émergence, de ses implications possibles en Afrique.

Ce que nous avons l'habitude d'ailleurs de faire avec de nombreuses sommités de l'économie mondiale. Il faut dire que nous avons l'habitude de le faire. L'université est un carrefour d'idées et de confrontation des idées. C'est certes un lieu de formation et de recherches, mais nous avons la tradition de donner la parole à tout le monde, venant de tous les courants de pensées, de tous les horizons pour venir mettre leurs réflexions, leurs théories à l'épreuve. C'est ce qu'on a fait avec le professeur Lin.

Mais alors pourquoi la conférence s'est-elle tenue au Cesag et non à l'université, temple des échanges, comme vous le disiez ?

Parce qu'il y avait quelques perturbations comme vous le savez. On recevait des étudiants mais également des collègues, des ambassadeurs, des acteurs du développement. On n'a pas voulu les exposer. C'est pour cela qu'on s'est tourné vers le Cesag qui a accepté de nous accueillir.

Passons. Sur quoi l'Afrique et le Sénégal peuvent-ils miser s'ils veulent s'appuyer sur le modèle chinois pour décoller ?

Tout le monde sait que pour se développer, on a besoin d'un secteur privé fort et dynamique, d’entreprises qui produisent et qui exportent, d'une économie compétitive et d'un environnement des affaires favorable. Et celui-ci est à la fois difficile et coûteux à mettre en place et prend énormément de temps. Alors, les Asiatiques nous ont montré le chemin en empruntant un raccourci.

Un pays africain comme Maurice a émergé bien avant beaucoup de pays asiatiques. Ils ont mis en place des zones d'économies spécialisées, dans lesquelles zones l’environnement des affaires est excellent. En dehors de la zone, ça peut ne peut pas être le cas mais au niveau de la zone, l'environnement peut-être excellent. Je crois que c'est le secret que la plupart des pays asiatiques se sont passés. Actuellement, l'Afrique peut tirer son profit de cela et impulser son processus de développement.

Lin a montré que la Chine est l'usine du monde car elle tire 90% de son taux de croissance de l'exportation de produits manufacturés. Or on sait bien qu'il y a quelques années, le Sénégal était devant la Chine en matière de taux de croissance. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ?

Je crois que tous les observateurs avertis du processus de développement des pays, pas seulement la Chine, mais la Corée, Taïwan, la plupart des pays qui ont émergé, se situaient loin derrière nous, selon la plupart des indicateurs au début des années 70. Je crois que la différence s'est faite bien après au moment où ils ont mis en place des politiques avisées.

Je crois que ce que les Asiatiques ont compris, c'est qu'il était difficile de se développer sans passer par l'industrie. On en a parlé l'année passée si vous vous en rappelez avec l'Union africaine lors d'une conférence dont le thème était l’industrialisation et son implication sur l'émergence. Je crois que les Africains sont conscients de ça et je crois qu'ils ont toujours été conscients de ça. Au début des années 60, la plupart de nos pays ont mis en place des stratégies d'emplacement des importations.

L'erreur est qu'on a voulu développer l'industrie lourde, on a développé des activités avec des investissements très lourds et dans ce domaine-là, on ne peut pas battre les pays développés contre qui on mène la compétition. Vous savez, l'économie, c'est une vaste arène de compétition. Je crois que le professeur Lin l'a dit également : en Chine, ils avaient fait les mêmes erreurs mais après, ils se sont neutralisés, ils l'ont fait bien après Singapour. Ils ont compris qu'il fallait passer par l'industrie, non par l'industrie lourde mais par l’industrie légère que je qualifierais d'industrie des pauvres.

Là où on a des avantages comparatifs...

Exactement. Le textile, l'habillement, la confection, ce sont des industries légères et traditionnelles. La technologie est telle qu'on n'a pas besoin d'avoir des machines sophistiquées pour exceller dans ce type d'industrie. On n'a pas besoin d'avoir un niveau d'éducation très élevé pour exceller. Ce sont des secteurs qui sont intensifs, à main d’œuvre non qualifiée.

Tout pays qui devrait émerger devrait passer par là. Mais la bonne nouvelle pour les pays pauvres, c'est qu'une fois que les pays se développent, ils perdent l'avantage comparatif de certains types d'industries. Il est donc venu le moment pour l'Afrique de tirer profit de ça. Entre 2003 et maintenant, le salaire moyen en Chine a été multiplié par 5 ou 6 et les mêmes tendances vont se poursuivre, c'est une logique économique. Au fur à mesure que les pays deviennent riches, il est normal que le niveau de salaire soit plus élevé.

Vous rappeliez que la Chine, avec ses taux de croissance remarquables depuis plus de trente ans, a été classée 90e au Doing business de la Banque mondiale. Le Sénégal y occupe également un mauvais rang. Qu'est-ce à dire ?

Mais il ne faut jamais dramatiser ! Ce n'est pas seulement la Chine mais tous les pays émergents qui ont connu un mauvais classement dans le Doing Business. Je crois que le Brésil est à la 130e position, l’Indonésie à la 115e. Mais je dirais que c'est normal, car la vérité historique est que ce n'est pas un bon environnement des affaires qui précède le décollage. C'est lorsque le processus de développement est enclenché que l'environnement des affaires suit en général.

Ce que les Asiatiques ont réussi à faire, c'est entamer le décollage malgré un environnement des affaires défavorables et qui reste défavorable à bien des égards, mais ils ont pu contourner la difficulté en mettant en place des Zones économiques spécialisées. Ce que les Sénégalais doivent comprendre, c'est que le classement du Doing Business ne peut pas être considéré comme un outil opérationnel.

Ce sont des classements de portée assez générale, très peu robuste et je crois qu'on a eu tort d'épiloguer et de dépenser autant d'énergie sur un classement certes important mais qui ne peut pas servir d'outil de gestion pour un pays.

PAR ANTOINE DE PADOU

 

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