Publié le 9 Oct 2019 - 06:29
AHMED LAMINE ATHIE, HAUTE AUTORITE DU WAQF (HAW)

‘‘Nous avons reçu 16 millions de dollars de la Bid pour le premier Waqf public’’

 

Docteur en droit islamique des affaires de l’université du Koweït, spécialiste en auditing ‘‘Shariah-compliant’’, expert en comptabilité de la zakat, Ahmed Lamine Athie est aussi le responsable cellule juridique et chargé des partenariats à la Haute autorité du Waqf (Haw) récemment installée au Sénégal. Avec ‘’EnQuête’’, il explique les modalités de ce type d’aumône particulière, de son institutionnalisation et son rapport à la finance classique.

 

Pouvez-vous expliquer le concept du Waqf ?                  

Ce sera très simple et très difficile pour les Sénégalais qui n’ont pas l’habitude d’en entendre parler. Le Waqf est d’abord un instrument de solidarité islamique. Il est défini comme étant l’immobilisation d’un bien à perpétuité ou à temps et l’affectation de son usufruit à des œuvres de bienfaisance publiques ou privées. Si on le décortique, on peut avoir certaines implications. D’abord, le constituant qui peut être une personne physique, morale ou l’Etat à travers la Haute autorité du Waqf (Haw). Il y a aussi le bien constitué en Waqf qui peut être un bien meuble ou immeuble, un actif financier, un actif monétaire. Quant au bénéficiaire, il peut être un privé, une famille, un tiers, tout comme cela peut être dédié à une œuvre d’utilité publique. Ce sont les quelques éléments de définition qui englobent également les différents piliers du Waqf que sont les constituants, le bien, le bénéficiaire, mais aussi la formulation. C’est un acte libéral bien sûr, mais il faut le formuler pour que ce soit légal.

Dans le droit sénégalais, ça passe par deux voies seulement : soit par décret, s’il s’agit d’un Waqf public, soit par acte notarié, s’il est privé ou d’intérêt public. Dans la typologie, il y a quatre types : le Waqf public, dédié à la population sans discrimination, constitué par la Haw, donc l’Etat. Il y a les Waqf privés constitués par les particuliers   dont les bénéficiaires désignés sont des privés (lorsqu’un constitue un Waqf dédié à sa famille). Celui d’intérêt public est un peu particulier, parce qu’on ne le trouve pas dans les autres législations du monde musulman, mais bien au Sénégal, inspiré de nos réalités. Ce sont des particuliers qui ont constitué un Waqf pour des œuvres d’intérêt public. On peut citer le Waqf d’Al-Azhar de Serigne Mourtada Mbacké qui sont des écoles dédiées aux populations qui sont financées par à travers sa société de transport et ses boulangeries qui génèrent les fonds nécessaires. Le Daara de Coki rentre dans ce cadre de Waqf d’intérêt public. Enfin, il y a le Waqf mixte qui est un condensé entre privé et public, ou privé et d’intérêt public. Il s’agit d’une charité, mais ce n’est pas la zakat.

C’est quoi la différence, justement ?

Puisque c’est inspiré de la jurisprudence islamique, c’est simple. Il y a une catégorie appartenant aux actes obligatoires et une autre appartenant aux actes volontaires. La zakat est un pilier obligatoire de l’islam, mais assujettie à certaines conditions. Elle est destinée à la consommation et s’adresse aux personnes aisées. Tout le contraire du Waqf qui est acte libéral, volontariste, ouvert à tout le monde. Sa particularité avec les autres types de donation est qu’il n’est pas destiné à la consommation immédiate. Ça passe par un processus. C’est pour cela qu’il se fait en trois étapes : la constitution, l’investissement ou l’exploitation et la redistribution. L’investissement, c’est quand il s’agit de Waqf indirect. Vous constituez votre immeuble en Waqf sous location et les revenus sont redistribués aux bénéficiaires. L’exploitation, c’est pour un Waqf direct. Vous constituez ce même immeuble et offrez un logis aux sans-abris. Pour la redistribution, c’est entre les bénéficiaires et la maintenance ou réfection du bien constitué.

Vous avez dit tantôt ‘‘à perpétuité ou à temps’’. Cela veut-il dire que c’est le donateur qui fixe les conditions auxquelles il constitue son bien ?

Le terme Waqf, qui signifie littéralement immobilisation, mise sous séquestre d’une chose. En principe, ça doit être à perpétuité, parce que ça doit perdurer après la mort du donateur. Mais la loi sénégalaise, et c’est permis par le rite malikite très appliqué au Sénégal, autorise les Waqf à temps.

La pratique existe officiellement depuis 2015 au Sénégal, avec la loi n° 2015–11 du 6 mai 2015 relative au Waqf. Qu’est-ce qui a été fait concrètement par la Haw en quatre ans ?

Il faut mettre certaines choses au point. Effectivement, la loi 2015-11 est bien relative au Waqf, mais il y a un décret d’application datant du 4 avril 2016 qui fixe le fonctionnement et l’organisation de la Haw. Le démarrage effectif n’a été ni en 2015 ni en 2016, mais en début 2018. Nous sommes encore une jeune institution. Nous venons de démarrer, il y a deux ans ou même moins. On peut citer quelques réalisations, toutefois. Nous sommes à la phase de conception et d’élaboration de Waqf d’intérêt public et je peux dire que nous avons reçu un financement de la Banque islamique de développement (Bid) de 16 millions de dollars pour le premier Waqf public qui va voir le jour dans quelques mois. Il s’agit du Waqf immeuble Daara moderne au centre-ville de Dakar, qui va appuyer le Projet de modernisation des Daara (Pamod). Il y a aussi le fonds Waqf monétaire dédié aux enfants en situation de vulnérabilité comme les talibés et les orphelins... Il y a également une campagne de communication en cours, puisque nous sommes méconnus du grand public, ponctuée par des ateliers de sensibilisation envers les autorités décentralisées, les services communautaires de base. Nous travaillons aussi sur une campagne de communication de masse en parallèle.                              

Cette pratique est originaire des pays arabo-musulmans. Comment la Haute autorité du Waqf, ici, travaille à ‘‘tropicaliser’’ ce concept ?         

On peut nuancer cette affirmation sur l’origine arabo-musulmane, puisque certains chercheurs disent que la pratique est antéislamique. Il est vrai, néanmoins, qu’il y a une empreinte spécifique de l’islam à travers le nom générique forgé par la littérature arabo-islamique, le contenu et les aspects juridiques. Pour tropicaliser le concept au Sénégal, je peux dire d’emblée que ce n’est pas tout à fait inconnu dans les milieux des marabouts et les familles religieuses notamment. Dans le cadre d’un recensement qu’on a fait, des Waqf ont existé au Sénégal depuis les années 1900 dont certains sont même notariés. Ce qui veut dire qu’il est là, mais a été consigné à un milieu bien déterminé. Il faudra le populariser pour que chacun sache de quoi il en retourne et nous nous y attelons. Le fonds Waqf monétaire, cité plus haut, va y contribuer, car avec des box de donation dans les grandes surfaces, chacun pourra participer. Avec des codes marchands, n’importe quelle somme, 100, 1 000 ou 10 000 F Cfa, fera l’affaire. Comme œuvre de charité, ce sera transparent et totalement efficace du point de vue social, économique et religieux. C’est un instrument qui démocratise la charité islamique. On parle même de son aspect universel, transversal c’est-à-dire que le constituant peut être musulman ou non-musulman, tout comme le bénéficiaire. Il n’y a pas de discrimination.

Statistiquement, le pays a une masse critique d’individus de confession musulmane. Pourquoi ça a mis autant de temps à être connu au Sénégal ?  

En tant qu’instrument de finance islamique, le Waqf n’est pas seul. Il évolue dans l’écosystème de la finance islamique, lequel a tardé à s’implanter au Sénégal. Quand on aborde l’historique, c’est tout juste les années 1970-1974 avec une première banque qu’est la Bid. Pour l’Afrique de l’Ouest, le Sénégal notamment, cela fait moins d’une décennie qu’on parle de finance islamique. Donc, c’est cet environnement qui a fait défaut à l’implantation du Waqf. Mais ça avance progressivement avec les quelques banques islamiques, quelques instruments de microfinance...

Le plus important, c’est son institutionnalisation qui a permis de garantir les biens Waqf et de les protéger.                  

Malgré un encours estimé à plus de 2 500 milliards de dollars, la finance islamique ne représente qu’un peu plus de 1 % de la finance classique. Pourquoi une activité si marginale ?   

C’est relatif. Tout dépendra du côté duquel on regarde les choses. Ce montant n’est pas gros, mais c’est la taille à laquelle on évalue la finance islamique qui représente 1 % de la finance mondiale. Ce qui s’explique par le fait qu’elle est ‘‘née’’ ou s’est revivifiée dans le climat hostile de la finance conventionnelle, classique avec sa philosophie et ses bases. Il y aussi l’absence d’experts en matière technique de finance islamique. La question de la réglementation n’est pas encore à terme dans beaucoup de pays, du monde musulman notamment. Il faut juste se féliciter que ce soit un type de finance qui suit son chemin et résiste aux différentes crises dont celle des ‘‘subprimes’’ en 2008. Ça avance petit à petit, plus ou moins. C’est ce qui explique son institutionnalisation et sa règlementation dans l’espace Uemoa. La Banque centrale vient de réglementer l’écosystème de la finance islamique, ce qui n’était pas le cas. On pouvait se dire banque islamique sans se conformer à la ‘‘Shariah-compliant’’, alors que c’est essentiel en finance islamique.               

Ce doit être compliqué de s’adosser sur des principes religieux, face aux exigences du système financier classique…          

Comme l’adage le dit, l’argent n’a pas d’odeur. Il n’a pas de religion, non plus. La finance islamique a montré son potentiel et tout le monde s’accorde à dire qu’elle est bien partie pour réussir, y compris de grands experts non-musulmans. Christine Lagarde, ces dernières années, a porté la finance islamique pour protéger le secteur bancaire, car elle s’est aperçue qu’on n’a pas encore exploité le potentiel qu’elle offre. Sa particularité est qu’elle est une finance principielle et axiologique. Les principes reposent sur trois interdictions et deux obligations : interdictions de l’intérêt, de la spéculation et des financements prohibés ou illicites (drogues, armement, industrie pornographique). Les deux obligations sont le partage des pertes et profits, et celle d’adosser toute activité financière à un actif tangible. C’est-à-dire que c’est une finance réelle d’une économie réelle et non pas nominale, que sur le papier.        

Si l’on prend l’actualité avec la construction de Massalikul Jinaan, quels rapprochements peuvent être faits entre le Waqf et le ‘‘adiya’’ ? Et dans quelle catégorie classe-t-on le téléthon d’Iran Ndao pour la libération de son collègue Taïb Socé ?

C’est très intéressant de parler de ‘‘adiya’’. C’est un concept bien sénégalais. Le terme d’origine arabe signifie littéralement une donation. Mais pas n’importe laquelle. C’est une donation qui traduit l’amitié ou l’affection qu’on porte à celui qu’on donne. Dans notre contexte, ça prend d’autres sens. Ça peut prendre le sens du Waqf, si les biens donnés sont destinés à une œuvre d’utilité publique comme Massalikul Jinaan. Les ‘‘adiya’’ qui ont été faits au profit de cette mosquée sont effectivement du Waqf. D’ailleurs, on dit que toutes les mosquées le sont par essence, car elles sont appelées à perdurer. Dans ce cadre, les ‘‘adiya’’, quand c’est pour la communauté, pour l’intérêt public, c’est bien du Waqf.

Pour la levée de fonds d’Iran Ndao, qui est un acte louable, on ne peut pas l’inscrire dans ce registre. Le critère de perpétuité est à considérer. S’il n’y est pas, on ne peut pas le ranger dans cette catégorie. C’est une levée de fonds qu’on consomme, c’est-à-dire qu’on destine à la libération de quelqu’un, et c’est fini. C’est un geste de solidarité très louable, au demeurant.

OUSMANE LAYE DIOP

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