Publié le 14 Sep 2019 - 01:36
AHMED LAMINE SADJI (ECONOMISTE)

‘’Il n’y a aucune honte, pour un gouvernement, d’assumer une tension de trésorerie’’

 

Malgré les 7 000 milliards de francs Cfa d’engagements des partenaires techniques et financiers (Ptf) annoncés lors du dernier Groupe consultatif de Paris, pour le financement de la phase 2 du Pse, on note que de grands chantiers de l’Etat sont à l’arrêt. L’Etat doit encore de l’argent aux établissements d’enseignement privés et aux hôpitaux, même s’il nie toute tension de trésorerie. Dans une interview accordée à ‘’EnQuête’’, l’économiste Ahmed Lamine Sadji passe au crible la situation économique du pays.

 

Le chef de l’Etat prévoit de réduire le train de vie de l’Etat. Est-ce qu’une telle mesure peut avoir des retombées sur l’économie ?

Bien effectivement, c’est une mesure à encourager grandement. D’ailleurs, je l’attendais au lendemain de son élection en 2012 ; j’avoue en avoir été déçu… Personne ne peut admettre les dépenses énormes liées au fonctionnement du gouvernement. Surtout quand il s’agit de certaines catégories de dépense telles que le téléphone et les voyages, pour lesquelles il existe aujourd’hui des alternatives moins coûteuses ou parfois même sans coût financier réel. Il est important d’admettre, d’abord, qu’on est au Sénégal, dans une situation économique difficile.

C’est le premier pas pour faciliter sa prise en charge, à travers des mesures rigoureusement adressées. Ensuite, suivra une sensibilisation des acteurs, en premier lieu les fonctionnaires. La mission de la Fonction publique n’est pas assimilable à l’enrichissement. Un fonctionnaire de la République ne doit pas être riche, du fait sa situation de fonctionnaire, je parle bien ‘’du fait de sa situation de fonctionnaire uniquement’’. Dans une économie en bonne santé, c’est la force d’un secteur privé qui doit être le signal de facteur de création de richesses. Enfin, il faudra entrainer les populations aux changements nécessaires et induits par chaque mesure forte, de façon non arrogante, mais ferme.

Lors du Groupe consultatif de Paris, en décembre 2018, plus de 7 000 milliards de F Cfa pour le financement des grands projets de l’Etat ont été annoncés. Mais, aujourd’hui, beaucoup de chantiers sont à l’arrêt pour des soucis financiers. Quelle analyse faites-vous de cette situation ?

Ce n’est pas étonnant, c’était prévisible et même dans l’ordre normal de l’évolution des choses. Il est important de replacer cette réunion dans son contexte de base. La table ronde des bailleurs de fonds organisée sous l’appellation de ‘’Groupe consultatif de Paris’’ par la Banque mondiale, n’est rien d’autre qu’une instance de concertation politique, certes de haut niveau. Parce qu’impliquant deux parties principales : la Banque mondiale, qui en est l’initiateur, et le gouvernement concerné, c’est-à-dire, à tour de rôle, l’ensemble des gouvernements des pays du Sud, essentiellement ceux ayant été soumis préalablement à un mécanisme de redressement appelé ‘’ajustement structurel’’ par les institutions du Bretton Woods que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi).  Pendant les années de fortes ajustements, c’est-à-dire 1994-2000, cette réunion avait vocation de présenter les nouveaux projets et ceux soumis à prolongation, pour obtenir des engagements nouveaux. Ceci après un passage en revue des réalisations du pays, aussi bien en fonds propres qu’à partir des différents prêts de l’ensemble des partenaires techniques et financiers (Ptf) multilatéraux comme bilatéraux.

Depuis l’avènement de l’alternance en l’an 2000, cette réunion a pris une tournure nouvelle, avec une médiatisation qui dépasse la portée de la rencontre. Il y au moins deux raisons qu’il faut retenir pour comprendre cette tournure médiatique qui a, finalement, basculé l’initiative dans le folklore.

Lesquelles ?

D’abord, la volonté exagérée des Ptf de revendiquer la paternité de la nouvelle dynamique du Sénégal en 2000. En effet, avec un changement de régime paisible et une alternance politique réussie, les Ptf semblaient vouloir présenter le Sénégal comme un ‘’modèle de réussite et de démocratie en Afrique de l’Ouest’’ dans lequel le programme des ajustements structurels qu’ils ont mis en place en a été le porte-étendard. Cette volonté de s’affirmer dans la nouvelle donne semblait être légitime à partir de l’angle de vue des Ptf, avec surtout le fait qu’une étape cruciale était atteinte. Les signaux étaient devenus verts, et la confiance des Ptf était au rendez-vous, surtout pour une nouvelle dynamique qui allait positionner le Sénégal en pays stable ‘’courtisé’’ par les fonds d’aide, les prêts et les investissements directs étrangers.

D’ailleurs, le conseiller marketing de la campagne présidentielle du candidat sortant Abdou Diouf, disait, dans une de ses affiches : ‘’Nos fruits sont mûrs’’, comme pour dire qu’on est au bout de l’effort. La meilleure façon, pour les institutions du Bretton Woods, de revendiquer leur présence au Sénégal, était de médiatiser les prochaines réunions de groupe consultatif et inciter certains pays jugés en retard de rejoindre la dynamique en s’inspirant du Sénégal.

La récupération politicienne qui a finalement installé le flou en est la deuxième raison. Le gouvernement du Premier ministre Idrissa Seck a organisé, en 2004, une réunion de groupe consultatif aux allures de ‘’spectacles sons et lumières’’. C’était la première fois que, depuis Paris, les chiffres avancés à partir de chaque concertation allaient être relayés de façon instantanée par la presse sénégalaise. Avec, parfois, la parole malintentionnée consistant à dire : ‘’Le Sénégal a obtenu tant de milliards pour la période allant de… à…’’, comme si c’était un chèque signé à empocher immédiatement ou un virement de compte à compte.

En réalité, le plus dur commence toujours après la tenue de chaque réunion de groupe consultatif. C’est-à-dire, l’étape cruciale de mobilisation des ressources, étape à la fois difficile et très souvent impossible. Au lendemain de la tenue, en décembre 2018, du groupe consultatif, par le gouvernement du Sénégal, j’ai attiré l’attention du Sénégalais sur le fait que les milliards entendus ne sont pas plus que des promesses qui ne sont assises sur aucune garantie. Mieux, souvent, ça passe en illusion. Dans une démarche de politique politicienne mal réfléchie, surtout en période de précampagne électorale, c’est une occasion à ne pas rater par une certaine classe politique. L’on a été d’ailleurs trop surpris par la conduite directe de la délégation sénégalaise par la personne du président Macky Sall. Alors que les réunions de groupe consultatif ne sont pas habituellement des audiences de chefs d’Etat. Mais le plus grave est que toutes les deux parties, gouvernement comme Ptf, semblaient être à l’aise d’entretenir le flou et/ou le bluff autour de la portée non contraignante que cachent ces chiffres. Parce qu’en réalité, il s’agit de ‘’déclarations d’intention’’.

Donc, il n’est pas étonnant qu’on vive, aujourd’hui, cette situation marquée par le blocage des réalisations des chantiers annoncés. Ce n’est pas une situation extraordinaire. C’est plutôt dans l’ordre normal des choses. Si on n’a pas de ressources, on ne peut pas mettre en œuvre des projets.

L’Etat nie toujours la tension de trésorerie, alors qu’il doit encore de l’argent aux établissements d’enseignement privés et aux hôpitaux, dans le cadre de la Couverture maladie universelle (Cmu). Peut-on dire, dans ce contexte, que le président Macky Sall a su ‘’redynamiser’’ l’économie du pays ?

Si le gouvernement a une dette vis-à-vis des établissements d’enseignement privés et des hôpitaux, deux maillons essentiels des deux secteurs prioritaires que sont la santé et l’éducation, au point que cela impacte significativement sur la qualité et la régularité de la fourniture de ces services sociaux de base, oui, il sera difficile d’admettre que l’économie est redynamisée. La parole apportée aux Sénégalais doit être claire, sans soubassements de manœuvres politiciennes. L’économie est une discipline, certes complexe, mais qui, dans la pratique, est assise sur un fondement simple et réel avec une dimension capitale pour l’investissement portée par la trésorerie.

Je ne pense pas que cela devrait constituer une quelconque honte, pour un quelconque gouvernement, d’assumer en face de son peuple une ‘’tension de trésorerie’’, pour reprendre vos propres termes. Tout comme il semble être un droit primaire, pour un citoyen d’un quelconque pays, de connaître la situation des ressources publiques, le flux mis à jour des rentrées et sorties. Je ne cesserais de préciser que les ressources du Trésor public ne sont essentiellement constituées que des impôts et taxes prélevés aux citoyens par diverses formes. Donc, c’est un devoir de transparence basique pour un régime politique, vis-à-vis de ceux qui lui ont donné un mandat et qui s’appellent les citoyens, d’installer un cadre de transparence. Ne pas satisfaire à cette exigence est un premier pas clair assumé d’une volonté de mauvaise gouvernance pour n’importe quel Etat.

Par contre, ce qui peut constituer une gêne, c’est l’absence de cohérence entre des discours épidermiques portés par tous ceux qui se réclament de la mouvance présidentielle, sans attention préalable sur la légitimité de la parole. Dans un gouvernement, les rôles sont censés être définis et assumés par chacun en fonction de ses prérogatives conférées. Au Sénégal, il est récurrent qu’un partisan politique, sans aucune responsabilité institutionnelle, se pourvoit sur une ligne de prise de défense sur des questions sensibles et dédiées à l’institution gouvernementale, pour créer la cacophonie. Les problèmes de communication du régime en place sont à rechercher d’abord dans la légitimité de la parole et la discipline du verbe.

On constate que beaucoup de pays en développement organisent de plus en plus des forums pour améliorer leurs relations avec l’Afrique. Qu’est-ce que ces rencontres peuvent apporter aux économies africaines ?

Je ne crois pas à l’approche ‘’Top Down’’ consistant à suivre des orientations faites par des pays étrangers. C’est donc dire que les forums organisés par nos pays sont plus prometteurs en termes de recherche de partenariats féconds avec des investisseurs étrangers. Et créent des dynamiques de partage d’échanges d’expériences gagnants-gagnants avec, au bout, un objectif d’autonomisation.

En économie, tout Etat, aussi faible qu’il puisse être, doit éviter d’hypothéquer, dans le long terme, entre les mains d’investisseurs étrangers, l’exploitation de ses ressources internes. Les ressources internes constituent le premier capital d’un pays, je suis tenté de dire le seul valable.

Lors de l’ouverture du Ticad 7, les chefs d’Etat africains ont prôné un changement de paradigme dans leur coopération avec les pays en développement, en plaidant pour plus d’investissements que d’aides. Quelle lecture faites-vous d’une telle posture ?

La notion d’aide en matière de partenariat technique et financier est souvent confuse. Un prêt est aussi une aide. Même si on conçoit que l’aide signifie : les appuis directs financiers et non financiers, et que les autres formes d’appui constituent des engagements de prêts. Il faut savoir qu’en matière de partenariat, il n’y pas de gratuité. On rembourse toujours d’une certaine manière, au point qu’il est plus aisé, pour un Etat bénéficiaire, et plus simple pour une économie organisée, de contracter un prêt avec des modalités bien définies, que de devoir satisfaire aux exigences de son pourvoyeur de ressources sous d’autres formes. C’est une brèche vers la domination et même vers une soumission. ‘’Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des alliés’’, dit-on.

Donc, dans une alliance, il faut être en mesure de peser d’un poids suffisant pour se soustraire à la soumission.  Cependant, le Japon est un très bon pays en matière de coopération. Il a de très de bonnes initiatives qui peuvent être développées dans nos contextes. C’est le cas de l’initiative ‘’One village, One product’’, un concept de développement territorial fort.

Est-ce que l’Afrique peut continuer à compter sur ces pays, pour financer son développement ?

Aucun développement ne peut se faire à partir d’un financement étranger, fût-il un appui direct et des annulations récurrentes de dettes. Le développement économique est la conjugaison des efforts d’une nation autour de ses forces intrinsèques. Il s’agit de ressources propres en particulier, les ressources naturelles et la conduite rigoureuse d’actions, sur un long terme, avec une vision centrée sur le nationalisme. Cela ne veut surtout pas dire de barrer les investissements directs étrangers, mais plutôt de placer le citoyen au cœur du profit. Des pays plus faibles d’économie que le Sénégal l’ont déjà réussi.

MARIAMA DIEME

 

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