Publié le 1 Aug 2013 - 16:20
ALBERT BOURGI, PROFESSEUR DE DROIT PUBLIC'

 '' IBK est très attendu, il doit aller vite''

 

 

Très vigilant sur tout ce qui se passe sur le continent africain, le Professeur de Droit public à l'Université de Reims, Albert Bourgi, manifeste beaucoup d'intérêt à la situation politique au Mali, en Égypte et en Guinée. Présentement à Bamako, il analyse ici les enjeux de la présente présidentielle, tout en jetant un clin d’œil sur les récents événements qui ont fait basculer ce pays dans l'anarchie. Bourgi reste optimiste pour le Mali, relativement pour la Guinée, un peu moins pour l'Égypte qui traverse une crise politique assez profonde...

 

M. Bourgi, le ministre de lAdministration territoriale a publié hier les tendances officielles qui placent le candidat Ibrahima Boubacar Keïta (IBK) dans une posture de futur Président du Mali. Est-ce que vous êtes surpris par lavance quil a sur ses adversaires ?

Oui et non. Je suis les élections dans nos pays depuis une vingtaine d’années et depuis les années 90, il se tient des élections régulières et normales. Depuis une vingtaine d’années, on n’a pas vu une évolution aussi comparable en chiffres à celle du Mali, selon les supputations et les indications les plus sérieuses. Peut-on dire que c’est singulier ? Quand on voit la particularité du Mali, on peut se dire oui. Ce côté singulier renvoie à la situation particulière dans laquelle se trouve le pays. Le Mali est au fond du trou depuis un an et demi et les Maliens qui sont très dignes ne supportent pas que leur pays soit bafoué et secouru comme un invalide sur le plan international. Tout cela a pesé sur le scrutin. Le fait que les électeurs aient voté massivement pour IBK renvoie à la nature profonde d’une élection présidentielle au suffrage universel direct. Les électeurs ont en face d’eux non pas des partis ou des organisations partisanes, mais des hommes. Ce qui s’est passé, c’est une sorte de contrat entre les électeurs maliens et un homme capable de les sortir de la situation tragique dans laquelle se trouve leur pays.

 

Quest-ce qui a, selon vous, favorisé Ibrahima Boubacar Keïta ?

Je pense que les Maliens ont établi les responsabilités de la situation dans laquelle se trouve le pays. Ils ont imputé cette responsabilité au système sortant, c’est-à-dire celui de Amadou Toumani Touré et le fait même qu’ATT ait été installé au détriment de IBK à l’élection présidentielle de 2002. Malgré ses six ans de Premier ministre, IBK faisait figure de banni du système et de ce fait, les Maliens l’ont considéré comme le seul qui était hors du système. C’est vrai que Soumaïla Cissé a été fonctionnaire, mais tout le monde sait qu’on l’avait mis deuxième au détriment de IBK pour éviter un face-à-face, au second tour, entre ATT et IBK. Peut-être que c'est IBK qui avait réussi à distiller la parole qui conduisait à son élection. Au lieu de se perdre dans des programmes classiques, IBK s’est focalisé sur les grandes thématiques générales comme la lutte contre la corruption, l’établissement de l’éthique dans la politique, la restauration de l’honneur. Dans son slogan ''Le Mali d’abord'', les Maliens y ont vu une sorte de reconnaissance de leur fierté. Il est conscient qu’il est très attendu par les Maliens.

 

Mais nest-il pas obligé de poser des actes forts surtout par rapport à la présence militaire des forces internationales ?

Bien sûr, non seulement il faut qu’il les pose, mais il doit les poser très vite. Aujourd’hui, si on voit une force des Nations-Unies arriver, c’est une partie de souveraineté du pays qui est entamée. Ces sont des objectifs qu’il s’est assignés et je pense qu’il les atteindra. C’est un homme de culture, c’est un nationaliste. Son nationalisme est plus affiné.

 

Ne devrait-il pas user de beaucoup de tact et de diplomatie pour ne pas heurter les forces internationales qui ont, il faut le reconnaître, sauver le Mali de loccupation ?

Bien sûr. Il ne faut quand même pas ignorer que cette présence militaire malienne a mis un coup d’arrêt à l’avancée des troupes armées.

 

Ny a-t-il pas de risques au regard des faiblesses de lArmée malienne ?

Elle n’est pas forte, mais elle n’était pas totalement médiocre. C’est la hiérarchie politique qui a été subversive par toutes sortes d’activités, des activités criminelles. C’est la hiérarchie qui a gangrené cette Armée nationale. Même pour le fameux coup d’État de Sanogho dont on a parlé, nombre de choses relèvent beaucoup plus du délitement des institutions que de l'Armée... Au-delà de l’affaissement de l’Armée, les institutions n’existaient plus. Je crois que le noyau de l’Armée existe en tant que tel. Elle a juste besoin d’être plus formée, d’être mieux encadrée. Il faut donner plus de confiance à cette Armée.

 

Quelle conduite IBK devrait tenir par rapport à ses adversaires politiques comme Soumaïla Cissé, Dramane Dembélé...?

Je ne peux pas dire de go l’attitude qu’il va adopter ou celle qu’il trouve comme la meilleure pour redresser son pays. Je sais que IBK nest pas quelquun qui jette une sorte dexclusive sur ses adversaires. Cest quelquun qui est extrêmement ouvert. IBK est quelquun qui se positionne comme un rassembleur, ce nest pas quelquun qui cherche une sorte de polarisation de la vie politique. Quand on parle de polarisation, il faut éviter de penser à l’unanimisme. Il faut donc rester dans le cadre du pluralisme. Le rôle du pouvoir, c’est de faire en sorte que le pluralisme soit renforcé, c’est aussi de renforcer les institutions qui sont l’ossature du pluralisme. Il doit aussi renforcer les pouvoirs de l’Assemblée nationale. C’est l’une des priorités qu’il devrait s’assigner. L’Assemblée nationale du Mali devrait recommencer à légiférer et à contrôler l’action du gouvernement. Je ne sais pas sous quelle forme il mettra sa structure gouvernementale, mais je doute fort qu’il jette l’exclusive sur telle ou telle personnalité capable de faire partie de cette équipe sous prétexte qu’il serait un opposant ou un membre d’un parti politique d’opposition. Les Maliens ont fait confiance en un homme et je pense que cette confiance doit être méritée en mettant en place ce qu’attendent les Maliens. Rien ne serait pire qu’un échec du mandat de IBK, ce qui conduirait à des événements pires que ceux que le Mali a connus en 2012. Le Mali n’est pas complètement sorti de la crise. Les groupes armés sont là et sans doute, sont transformés en structures dormantes qui peuvent à tout moment se réveiller et profiter d’une crise à l’intérieur du pays et à l’intérieur même de l’État. Parce qu'au fond, qu'est-ce qui s’est passé ? C’est la fragilité de l’État, sa déliquescence, son délitement, le fait que la corruption était omniprésente et qu’elle se manifestait de façon flagrante dans les activités criminelles qui avaient fait le lit des groupes armés. La situation ne serait pas non plus la même s’il n’y avait pas eu des compromissions au Nord du pays avec l’accord d’Amara 7 qui donnait aux Touaregs le contrôle de Kidal, et par lequel l’État s’était purement et simplement, par des accords bidons, dépouillé de ses fonctions régaliennes. C'est un ensemble de causes. Il faut, je crois, tirer les leçons du passé.

 

Parlons de ce qui se passe en Égypte. La communauté internationale qui réclame la libération de lancien Président déchu, Morsi, nest pas suivie. La chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, lui a rendu visite lundi, mais rien ne semble bouger. La tension est vive. Comment analysez-vous cette situation ?

 

La révolution égyptienne s’est faite de manière débridée. Il y avait une conjugaison d’orientations de cette révolution avec des Islamistes qui trouvaient là l’aubaine d’arracher le pouvoir et de l’autre côté des démocrates qui sont une frange laïque teintée de culture islamique. En fin de compte, les Frères musulmans qui étaient les mieux organisés l’ont emporté et l’on se souvient que cette prise du pouvoir par les Islamistes n’était pas nécessairement le reflet de la pensée de la majorité égyptienne. Aujourdhui, quel que soit celui qui prendra le pouvoir, on ne peut pas gouverner sans lappui des Frères musulmans. Cest une force qui est largement subversive, une force clandestine, comme disait lancien régime. L’Égypte est un grand pays qui a une vieille histoire, donc vouloir jeter l’exclusive sur une partie de la population, cela ne peut pas marcher. Même dans les régimes autoritaires comme ceux de Moubarack, de Sadate et de Nasser, il y a toujours eu un fond de démocratie. La presse égyptienne a toujours eu un espace de liberté, c’était une société très complexe, mais qui était un poids extrêmement lourd et fort du Proche-Orient. Souvent, les grandes puissances se sont appuyées sur l’Égypte pour installer leur influence politique, militaire… C’est le cas des États-Unis.

 

Croyez-vous encore à un retour à la normale

Je crois que c’est possible. Il est même évident. Et même avec l’organisation d’élections libres qui consacre un vainqueur, on ne peut pas exclure telle ou telle force politique. On ne peut pas exclure les islamistes et les mettre en marge de l’exercice du pouvoir.

 

Voulez-vous dire que celui qui sera élu à la suite d'élections sera donc obligé de faire des compromis ?

Il va falloir simplement rassembler autour des thèmes très généraux, c’est-à-dire ne pas rester dans cette sorte de crispation permanente dans laquelle s’étaient installés les Frères musulmans. La situation économique n’a pas bougé, la crise n’a fait que s’aggraver. Une partie de ceux qui se révoltent contre le pouvoir de Morsi létaient moins par conviction démocratique que par mécontentent social. Les conditions de vie des Égyptiens se sont fortement dégradées et le pain quotidien des Égyptiens qui les a poussés à la rue.

 

Quel est, selon vous, le profil de celui qui pourrait faire laffaire de l’Égypte ?

Je crois que ce sera certainement quelqu’un de l’intérieur.

 

Par exemple ?

On n’a pas de nom. Il y a eu [Mohamed El] Baradei [opposant à Morsi, et ex-directeur de l'Agence mondiale de l'énergie nucléaire et prix Nobel de paix], il y a eu d’autres aussi, poussés par tel ou tel pays occidental, notamment les États-Unis qui essaient de peser fort sur cet avenir de l’Égypte. Finalement, je pense qu’il faut laisser le soin aux Égyptiens de choisir. Autant chez les Frères musulmans Morsi apparaissait comme le chef incontesté, autant dans la galaxie démocratique et laïque, on ne voit pas surgir une personnalité susceptible de réunir les démocrates et d’obtenir l’adhésion des Frères musulmans. Baradei est un homme qui a fait une belle carrière internationale, cela pèse, mais on ne peut pas se lancer dans des spéculations sur le prochain homme qui devra conduire le pays vers la stabilité. Ce quil faut savoir, cest que rien ne se fera sans laccord de lArmée égyptienne. Cest cette Armée qui reçoit une aide financière considérable des États-Unis de lordre de 1,5 à 2 milliards de dollars par an. Cest le deuxième pays après Israël qui reçoit un peu plus de 3 milliards de dollars. Cette manne financière conduit l’Armée à sans doute assurer et protéger l’intégrité territoriale, mais à s’engager dans des opérations économiques et financières. Il y a des tas de choses de l’économie qui sont entre les mains de l’Armée égyptienne.

 

Loin de l’Égypte, des élections législatives se profilent en Guinée. Quels sont les vrais enjeux de ces élections ?

D’abord, il faut se féliciter que tous les Guinéens et toutes les forces politiques aient compris que leur pays ne doit pas s’engager dans une voie dangereuse qui ferait renaître les démons de la violence et des divisions inter-communautaires. La Guinée est un pays dont la société est très fragile, il faut faire très attention. Je crois que les leaders politiques, quels quils soient, le Président Alpha Condé en tête, ont compris quils doivent nécessairement composer et se mettre daccord sur un compromis qui conduirait à la tenue délections législatives. Il y a eu des concessions faites par le pouvoir avec le vote des Guinéens de l’étranger, le caractère inclusif d’avoir un scrutin libre et démocratique, mais aussi sur le report de la date des élections. Il ne faut pas retenir le fétichisme des dates, l’essentiel est que tout le monde participe à ce scrutin et que tout le monde soit en mesure de concourir à ce scrutin.

 

Pensez-vous que le Président Alpha Condé peut avoir une majorité confortable ?

On ne sait jamais ce qui peut se produire dans une élection. Quand on est au pouvoir, on a plus de marge lorsqu’il y a des élections intermédiaires. Je crois que le plus important, c’est qu’il y ait une vraie Assemblée nationale. Il n’y a jamais eu en Guinée une Assemblée nationale digne de ce nom. Il faut moderniser les institutions guinéennes car elles ont été assommées lors des dernières décennies. Jusqu’à présent, la composition de l’Assemblée nationale résultait d’accords entre les chefs de partis et le pouvoir. Chacun essayait de négocier, avant l’élection, le nombre de députés et parfois, la reconnaissance d’un groupe parlementaire. Il faut laisser libre court à l’expression du suffrage universel.

 

Des pays se sont regroupés pour former les BRICS (acronyme anglais pour désigner un groupe de cinq pays qui se réunissent en sommet annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Quest-ce que lAfrique peut attendre de cette structure ?

Cette structure est une alliance de pays émergents comme la Russie pour faire contrepoids à la prééminence et à la prépondérance occidentale. Les BRICS se sont constitués pour rétablir l’équilibre qui leur paraissait nécessaire, à juste titre, pour avoir une communauté des Nations qui serait moins sous influence qu’elle ne l’est jusqu’à présent et qui avait mis en place le système des Nations-Unies en 1945. Aujourd’hui, la société internationale est une société conduite par les puissances occidentales et soumise à la prépondérance internationale.

 

Mais ces BRICS peuvent-ils inverser la tendance ?

Pour le faire, il faut réviser les fondements de cette société internationale. Prenez le cas du Conseil de sécurité qui est l’instance d’impulsion du pouvoir international, cette révision de la composition du Conseil de sécurité n’intervient pas. Pensez-vous que les Occidentaux vont demander qu’on accélère la révision de ces fondements pour faire place à un autre ? Les BRICS sont là, mais ils n’incarnent pas la force susceptible de faire l’équilibre, du fait de la prépondérance des pays occidentaux.

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