Publié le 9 Jan 2012 - 18:08
ALIOU NIANE, MAGISTRAT À LA COUR DES COMPTES

''Wade veut tuer la Cour des Comptes"

Aliou NIANE, Magistrat à la Cour des comptes

 

Vous êtes magistrat à la Cour des comptes et ancien président de l’Union des magistrats sénégalais (UMS), qu’est-ce qui explique les remous actuels au niveau de la Cour des comptes.

 

Le président de la République vient de franchir une nouvelle étape dans ce qu’il est convenu d’appeler une offensive pour faire taire la Cour des comptes. En effet, après avoir voulu dissoudre la Cour des comptes suite à la remise de son rapport public annuel de 2005 et 2006, le président de la République vient d’ouvrir une nouvelle phase par une tentative de modification de la loi organique n°99-70 du 1er février 1999 sur la Cour des comptes, en restreignant comme une peau de chagrin ses attributions constitutionnelles.

 

 

En vérité, la réforme des textes de la Cour est née de la volonté des magistrats d’améliorer la productivité de leur Institution par une série de corrections apportées à certains dysfonctionnements constatés dans la pratique des textes de 1999. C’est ainsi qu’ils ont fait des propositions de réforme depuis 2005. Malgré tous les efforts déployés et la pertinence des propositions, le gouvernement a opposé à cette initiative heureuse un niet catégorique. Ce n’est que récemment qu’il a essayé de donner une suite à celle-ci en la vidant de toute sa substance par une édulcoration de ses compétences en vue de la vassaliser.

 

 

Pouvez-vous nous dire ce qui dérange autant le Gouvernement dans l’activité de la Cour des comptes?

 

La réponse à une telle question est évidente. Il s’agit, essentiellement, de ses compétences définies par la Constitution. En effet, en dehors de sa vocation primaire de juge des comptes des comptables publics et suivant les dispositions pertinentes du 5ème alinéa de l’article 92 de la Constitution ''la Cour des comptes juge les comptes des comptables publics.

 

 

Elle vérifie la régularité des recettes et des dépenses et s’assure du bon emploi des crédits, fonds et valeurs gérés par les services de l’Etat ou par les autres personnes morales de droit public''. Ce qui est confirmé, de part en part, par l’article 27 de la loi organique citée ci-dessus. On y trouve : 1er alinéa : ''La Cour des comptes, par l’intermédiaire de la Commission de vérification des comptes et de contrôle des cntreprises publiques, vérifie les comptes et contrôle la gestion des entreprises du secteur public''. 2ème alinéa : ''De la même façon, elle peut vérifier les comptes et la gestion de tout organisme dans lequel l’Etat ou les organismes soumis au contrôle de la Cour, détiennent, directement ou indirectement, séparément ou ensemble, une participation au capital social permettant d’exercer un pouvoir prépondérant de décision ou de gestion.'' 3ème alinéa :

 

''La Cour contrôle les institutions de sécurité sociale, y compris les organismes de droit privé qui assurent en tout ou en partie la gestion d’un régime de prévoyance ou de retraite légalement obligatoire.'' 5ème alinéa : ''La Cour peut également exercer un contrôle du compte d’emploi des ressources collectées auprès du public, dans le cadre de campagnes menées à l’échelon national par tout organisme public ou privé faisant appel à la générosité publique.'' 6ème alinéa : ''La Cour a la faculté d’exercer un contrôle de la gestion de tout organisme bénéficiant, sous quelque forme que ce soit, du concours financier ou de l’aide économique de l’Etat ou des organismes publics qui relèvent de la Cour.''

 

 

De quelles autres attributions dispose la Cour ?

 

En dehors de ces pouvoirs, elle a des attributions spécifiques en matière de discipline financière. C’est ainsi que peuvent être déférés devant la chambre de discipline financière de la Cour des comptes ''tout fonctionnaire, tout militaire, tout magistrat, tout agent de l’Etat, tout membre du cabinet du président de la République, du président de l’Assemblée nationale, du président du Sénat, du Premier ministre ou d’un ministre, tout agent d’une collectivité publique ou d’un établissement public, d’une société nationale, d’une société anonyme à participation publique et généralement, de tout organisme bénéficiant du concours financier de la puissance publique, toute personne investie d’un mandat public et toute personne ayant exercé de fait lesdites fonctions, à qui il est reproché'' des fautes de gestion.

 

 

A priori ceci ne semble pas suffisant pour justifier une telle levée de boucliers.

 

En dehors de ces éléments, deux mécanismes particuliers sont utilisés par la Cour. Et apparemment, ceux-ci sont source d’insomnie pour certains. Il s’agit d'une part de l’adoption de son programme de contrôle, en toute indépendance, c’est-à-dire sans l’intervention du pouvoir exécutif ; et d'autre part de la publication annuelle d’un rapport public qui récapitule les éléments essentiels notés dans le cadre de ses différents contrôles et qui est un élément majeur de sensibilisation de l’opinion et des bailleurs et un indicateur fiable de la qualité de la gestion publique.

 

 

Que propose le Gouvernement à propos de ces instruments ?

 

Dans la réforme proposée, le Gouvernement fait de ces éléments ses cibles privilégiées. Et, il en donne la pleine mesure dès l’entame de son texte. C’est ainsi que l’article premier du projet gouvernemental indique dans ses deuxième et troisième alinéas que ''la Cour remet au Chef de l’Etat une copie du Rapport général, huit (8) jours avant l’audience de remise. Elle peut ensuite s’adresser à la presse par l’intermédiaire de son Président mais sans citer de nom de personnes.''

 

Donc, le Gouvernement qui déclare sous tous les cieux, être le champion de la lutte pour la transparence et contre la corruption ne veut ni d’un rapport public de la Cour des comptes, ni de la citation des noms des personnes ayant commis des détournements de deniers publics ou auteurs de corruption, de concussion ou des malversations de toute nature. De quoi peut-il bien avoir peur ? Ensuite, comment en est-on arrivé à mettre ces détails dans une loi organique ?

 

 

Est-ce la seule modification importante proposée par le Gouvernement ?

 

Bien sûr que non. En ce qui concerne le contrôle non juridictionnel (appelé aussi contrôle de gestion ou audit), le projet gouvernemental en fait une exclusivité de la Commission de vérification des comptes et de contrôle des entreprises publiques (CVCCEP). En langage clair, les autres chambres de la Cour n’en feront plus. Alors que la CVCCEP, comme son nom l’indique, n’est compétente que pour le contrôle des entreprises publiques. Quid du contrôle des services de l’Etat et des autres structures n’ayant pas la personnalité juridique ?

 

 

N’est-ce pas là la vocation naturelle de la Cour des comptes : juger les comptes des comptables publics ?

 

La question est plus compliquée. Le Gouvernement veut confiner les autres chambres de la Cour des comptes dans le jugement des comptes des comptables publiques. Et sous cet angle, il rame gravement à contre-courant de l’histoire et de l’évolution, ce qui peut être confirmé autant par la doctrine que la jurisprudence. En effet, partout à travers le monde, le contrôle juridictionnel exercé par les cours des comptes est progressivement délaissé au profit de l’audit. Ce qui découle du fait que le jugement des comptes, malgré toutes ses nombreuses contraintes et rigidités, ne débouche, en matière de sanction, que sur la mise en débet du comptable public, laissant ainsi en rade aussi bien le système, les procédures que les personnels de la phase administrative, notamment les ordonnateurs et les administrateurs des crédits.

 

La mise en débet du comptable public, quant à elle, consiste à faire payer le comptable, de ses deniers propres, lorsqu’il néglige de recouvrer une recette ou lorsqu’il paye une dépense irrégulière. Par conséquent, il s’agit d’une forme de rétablissement du budget et non véritablement d’une sanction. Aujourd’hui, la tendance universelle consacre un glissement tendant à supprimer le jugement des comptes et à spécialiser les Cours des Comptes dans l’audit des services de l’Etat, l’audit des entreprises publiques l’évaluation des politiques publiques et le le contrôle de performance.

 

 

Dans certaines analyses développées, on parle de l’Inspection générale d’Etat. Que fait l’IGE dans ce processus ?

 

C'est clair à notre niveau. Avec de telles décisions, le Gouvernement veut privilégier l’Inspection générale d’Etat (IGE) sur la Cour des comptes. Il est temps qu’il comprenne que la Cour des comptes est l’Institution supérieure de Contrôle (ISC) au Sénégal. Elle n’est ni l’égale, ni la concurrente de l’IGE. La proximité géographique et institutionnelle de celle-ci avec le président de la République peut la mettre dans un environnement plus confortable et plus avantageux mais il est absolument clair que l’IGE ne saurait être à la hauteur de la Cour des comptes. On pourrait dire que ''les deux institutions ne boxent pas dans la même catégorie.'' Par conséquent, elles ne peuvent pas rivaliser. L’une (l’IGE) est un organe de contrôle interne alors que La Cour des comptes est une institution de contrôle externe.

 

Et cette dernière, par son indépendance et son externalité par rapport à l’administration du pouvoir exécutif, dépasse l’IGE dans toutes les perspectives. Que l’on comprenne bien le statut de l’IGE. Elle regorge certes d’hommes et de femme talentueux et compétents pouvant effectuer un travail de qualité, mais elle demeure une institution administrative de contrôle au service du président de la République. Et, suivant les volontés du président de la République, elle peut constituer son bras armé dans le cadre de ses batailles politiques. Alors qu’il ne saurait en être ainsi en ce qui concerne la Cour des comptes.

 

 

Pourquoi ?

 

La Cour des comptes est un démembrement du pouvoir judiciaire. Et, en tant que tel, elle programme son activité et son contrôle en toute indépendance. C’est ainsi que, concernant son programme et conformément aux dispositions de l’article 9 de la loi organique n° 99-70 du 17 février 1970 sur la Cour des comptes, le président de la Cour ''arrête le programme annuel d’activités préalablement délibéré en comité des rapports et programmes. Il le transmet au président de la République'', ceci exclusivement en guise d’information. Le président de la République n’a aucun avis, même consultatif à donner sur le programme de contrôle de la Cour des comptes.

On peut faire les mêmes développements en ce qui concerne le rapport public annuel de la Cour des comptes qui semble constituer le véritable "adversaire" des autorités exécutives.

 

 

Seriez-vous le parent pauvre de la magistrature ?

 

En tout cas, face à la Cour des comptes, la préférence gouvernementale va à l’IGE. C’est ce qui explique, notamment, que leur statut et ses décrets applicatifs ont été réformés à deux reprises dans la même période où on refuse à la Cour toute modification de ses textes. Ce qui se reflète, également, au niveau des différents traitements et rémunérations. Aujourd’hui malgré le travail de qualité de la Cour, le salaire d’un inspecteur général d’Etat est l’équivalent des salaires réunis de trois magistrats de la Cour ou deux fois le salaire d’un président de chambre de la Cour.

 

 

On veut vous liquider ?

 

Ce que je puis dire, c'est que le Gouvernement a l’intention d’achever la Cour des comptes en la rétrogradant, dans la réalité, au statut d’un simple service administratif. Ainsi, l’article 5 du projet gouvernemental précise qu’''en cas de paralysie de l’Institution, du fait de désaccord entre ses membres, le président de la République, garant du fonctionnement des institutions, prend toutes les mesures nécessaires à la reprise du fonctionnement et à la continuité du service public.'' L’aversion à l’existence de la Cour doit être très poussée pour que le Gouvernement atteigne ce niveau dans l’analyse et dans les mesures qui en découlent. On ne retrouvera de telles dispositions nulle part ailleurs, ni dans la loi organique sur le Conseil constitutionnel ni dans celle sur la Cour cuprême.

 

 

Quelles actions la Cour des comptes envisage-t-elle de mener ?

 

Se mobiliser contre une telle réforme. Il est clair que la Cour n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière. Elle est même très loin d’assumer toutes ses responsabilités et d’exercer la plénitude de ses prérogatives. Mais, le peuple sénégalais et les bailleurs doivent comprendre que la Cour des comptes demeure la soupape de sécurité, le verrou de sûreté pour une réelle transparence dans la gestion des finances publiques.

 

Dans ce domaine, qu’on le veuille ou pas, elle est et reste le dernier rempart de sécurisation de tout centime du contribuable sénégalais et des apports des peuples amis. Tous ensemble devront, par conséquent, se mobiliser en vue de barrer la route aux tentatives gouvernementales de réformer, sous cette forme, les textes de la Cour des Comptes. L’objectif inavoué est de la vassaliser. Les magistrats de la Cour ne l’accepteront pas et ne tendront pas l’autre joue si… La Cour des comptes n’exerce pas l’intégralité de ses prérogatives mais le seul fait que sa présence génère une peur bleue dans certains milieux montre qu’elle est sur la bonne voie.

 

 

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