Publié le 1 Mar 2019 - 00:40
ALIOUNE TINE, DIRECTEUR AMNESTY INTERNATIONAL EN AFRIQUE DE L’OUEST

‘’C’est une séquence historique de régression politique et démocratique’’

 

Dans un discours teinté d’espoir et d’inquiétude, le directeur d’Amnesty International en Afrique de l’Ouest, Alioune Tine, monte au créneau dans ce contexte post-électoral plus que tendu, pour tirer la sonnette d’alarme. Passionné, engagé et déterminé, le militant chevronné des droits humains prévient contre ces signaux qui menacent la démocratie et la paix au Sénégal.

 

Globalement, quelle appréciation faites-vous du déroulement de la campagne et du scrutin ?

J’ai suivi la campagne avec beaucoup d’intérêt et de manière active. Globalement, la campagne s’est bien déroulée. Tous les candidats ont fait preuve d’un sens aigu des responsabilités. Même s’il y a eu des scènes de violence très regrettables. Les appels à la non-violence ont finalement été entendus. Il faut aussi reconnaitre que le ministre de l’Intérieur a eu à prendre les bonnes décisions pour que les forces de défense et de sécurité puissent prendre en charge la sécurité des différents protagonistes. Aussi, pour la première fois, des efforts ont été faits par les candidats dans l’élaboration des programmes. Je pense que c’est un progrès par rapport à ce qu’on avait l’habitude de voir. Tout comme la participation des citoyens et de la société civile au débat national. Plusieurs segments de la société ont interpellé les candidats ; certains les ont auditionnés pour s’imprégner de leurs offres. C’est quelque chose de tout à fait remarquable, à mon avis.

Concernant le scrutin, il faut surtout saluer la maturité, le sens des responsabilités du peuple sénégalais. Encore une fois, ce peuple a donné une image fantastique de sérénité, de retenue, de responsabilité à toute la communauté internationale. Il faut souhaiter que l’ensemble des leaders politiques soient à la hauteur de cette dignité manifestée par tout le peuple sénégalais.

Pensez-vous que c’est le cas ?

Ce n’est pas du tout le cas. Et c’est une grande faille dans la démocratie sénégalaise. Jusque-là, la classe politique n’est pas en mesure de satisfaire ces exigences du peuple en matière de démocratie. Le paradoxe, c’est que le Sénégal a été un jardin d’essai, un laboratoire de la démocratie en Afrique. Nous avons commencé à voter en même temps que les pays développés, au XIXe siècle. Nous avons donc une longue tradition démocratique. Et le Sénégal n’a pas connu de discontinuité dans l’exercice de la démocratie. On a eu la loi Blaise Diagne, la loi Lamine Guèye… C’est très important ce qu’on a vécu. Même après l’indépendance, la séquence de la rupture du pluralisme politique était limitée. C’était de 1966 à 1974. Et tout ça, c’est le fruit de combats, de sacrifices. La démocratie n’a jamais été donnée aux Sénégalais sur un plateau d’argent. C’est le fruit des luttes démocratiques, syndicalistes, militants… Et c’est tout ça qui a constitué l’exception sénégalaise.

Maintenant, qu’est devenue cette exception sénégalaise dont vous vantez les mérites, au sortir de ce scrutin du 24 février ?

Pour comprendre cette situation actuelle, il faut revisiter l’histoire de notre démocratie qui est en dents-de-scie. C’est à partir de 1978 qu’on a connu notre première élection plurielle, multi partisane. C’était une élection sympathique, sans tension pratiquement. Même Wade ayant gagné 20 députés avait accepté de négocier avec le président de la Cour suprême Kéba Mbaye pour les ramener à 18, à cause de Laye Diop Diatta. Tout ça se faisait, mais dans le cadre de la concertation, du dialogue politique… Et cela a été consolidé entre 1991 et 1998.  Elle s’est concrétisée par l’Assemblé nationale de 1998 qui est, à mon avis, la meilleure Assemblée de l’histoire politique de notre pays. Toutes les sensibilités étaient là et bien représentées.

On était pratiquement entre 49 et 51 %. En 2000, c’était l’apothéose. C’est à partir de 2004 que les choses ont commencé à se détériorer. Et c’est à cause de l’obsession du deuxième mandat, à cause du coup Ko. C’est-à-dire passer coûte que coûte au premier tour. A la Raddho, nous l’avions perçu avec l’arrestation arbitraire de leaders politiques, le harcèlement de certains acteurs… On avait mis en place le pacte républicain et depuis lors, on parle de la nécessité d’une réforme de nos institutions. Personne ne nous avait écoutés. On est allé à l’élection présidentielle de 2007 et tout le monde a vu ce qui s’est passé. Wade est passé au premier tour et on a commencé à parler de fraude électronique. Là aussi, c’est le résultat d’un processus électoral qui n’a pas été consensuel.

Voulez-vous dire que ce sont les mêmes causes qu’on est en train de vivre, avec la rupture du dialogue, l’emprisonnement et le harcèlement d’opposants au régime ?

C’est comme si on revivait la même chose. En dépit de ce qui s’est passé le 23 juin 2011. J’aurais pu citer également la toute-puissance du chef de l’Etat. Le président de la République a des pouvoirs énormes. Il n’y a aucune institution ou pouvoir qui peut l’empêcher de faire ce qu’il veut. Toutes les institutions lui appartiennent, comme on l’a vu avec Wade. Et n’oubliez que Macky a vécu tout ça très fortement, en tant que directeur de campagne de l’ancien président. Mais on espérait que le 23 juin sonnerait la mort de ce système de parti-Etat où aucun pouvoir ne peut arrêter la volonté du chef de l’Etat. Sinon une mobilisation exceptionnelle, comme cela a été le cas en 2011. C’est tout ça qui avait conduit au boycott des législatives de 2007 par l’opposition et c’était une catastrophe pour la démocratie… Quand on a une population avec une conscience politique aussi élevée et qu’on veut gouverner avec des méthodes du passé, cela amène des ruptures. Si on ne fait pas attention au parti-Etat, ça va faire éclater le vivre ensemble. De plus en plus, on voit des dérives de la part de certains responsables qui n’ont aucune culture politique, aucune culture étatique, qui n’ont pas de culture tout court. Il faut faire extrêmement attention.

Justement, en parlant de certains hommes politiques, il y a la sortie de Me Moussa Diop qui fait l’objet de toutes les polémiques. Que vous inspire cette sortie ?

C’est une catastrophe. Ce type doit être limogé. Il ne peut plus occuper une station de cette nature. C’est très grave ce qu’il a dit. Pour moins que ça, on a arrêté et mis en prison le rappeur Karim… C’est deux poids, deux mesures. Celui qui sème le désordre, qui trouble l’ordre public, c’est beaucoup plus ce Dg avec sa déclaration catastrophique. Les insultes qu’on a entendues chez les hommes politiques, c’est beaucoup plus grave. Il faut réexaminer le mode de fonctionnement de notre justice. L’arrestation de ce garçon ne se justifie pas. La jeunesse, quand ils font dans la contestation politique, c’est de leur âge, c’est de leur génération. C’est le manque de dialogue entre le pouvoir et la jeunesse qui nous amène ces formes de rupture.

Et tout ça est alimenté par le phénomène partisan. Je vous assure que c’est un cancer pour le vivre ensemble. La démocratie, c’est le conflit, mais ce n’est pas l’exclusion. Ici, c’est l’exclusion de tous ceux qui ne partagent pas votre opinion. De même que la corruption politique et la transhumance. Aujourd’hui, il n’y a plus de sens dans la politique. Et c’est la chose la plus grave. Quand ça arrive, tout peut arriver. Je ne sais pas qui sera élu, mais il faudra qu’il remette du sens dans la politique. Que l’on se débarrasse du phénomène partisan et que la Fonction publique ainsi que les postes essentiels dans ce pays soient occupés par les plus méritants. Et c’est vraiment le sentiment que j’éprouve, avec l’arrestation de ce jeune rappeur et le silence sur la déclaration de ce directeur général.

Indépendamment de cette sortie de Me Diop, certains soupçonnent de plus en plus un vote ethnique et un vote confrérique. Quelle lecture faites-vous du vote de Touba ?

Touba est en train de s’émanciper des influences des leaders politiques. Il faut faire extrêmement attention. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Le vote protestataire est là, depuis le référendum. Il faut donc l’interroger avec beaucoup de parcimonie. Touba, ce n’est pas seulement une cité religieuse. C’est une cité éminemment politique. Il ne faut donc pas perdre de vue cet aspect. Les gens ne sont pas liés par le ‘’ndiguel’’. Touba n’est pas non plus lié à l’argent. On a mis beaucoup d’argent à Touba pendant le référendum, les législatives et la Présidentielle. Quand on regarde les effets de tout cela, il faut peut-être avoir un autre comportement par rapport aux gens de Touba qui sont des citoyens, qui sont politiques, qui analysent… La plupart des jeunes marabouts sont dans toutes les sensibilités. Ce n’est plus les talibés illettrés qui ne s’occupent que de leur ‘’aluwa’’.

Ce sont des intellectuels qui sont là-bas. C’est à Touba que vous entendez les gens dire ‘’nous allons construire une université’’. Il ne faut donc pas tirer de conclusions hâtives. Maintenant, j’ai comme l’impression que quand les leaders politiques sont dans leur bulle, ils ne regardent pas avec une loupe les dynamiques qui s’opèrent dans la société. Il faut faire extrêmement attention avec les questions communautaires. Les conflits les plus meurtriers, ce sont les conflits communautaires. Et ça traverse toute l’Afrique de l’Ouest. Vous les retrouvez au Sénégal, en Gambie, je ne parle même pas de la Guinée et c’est beaucoup plus violent au Mali. Il faut arrêter de dire que cela ne peut nous arriver. Il y a des signes, même si c’est très faible. C’est le moment de les analyser, de voir comment les corriger en vue de les prévenir.

Outre Touba avec son vote qualifié par certains de confrérique, on parle aussi au Nord d’un vote ethnique. Avez-vous ce sentiment ?

Vous savez, le Nord, chez mes parents du Fouta, ils ont l’habitude d’être des légitimistes. C’est-à-dire d’être toujours avec le pouvoir. C’est cela la psychologie dans le Fouta. C’est la psychologie de l’imamat. C’est Dieu qui donne le pouvoir, il ne faut donc pas aller à l’encontre. Maintenant, si celui qui a le pouvoir est en plus de cela un Pulaar, l’effet ‘’Neddo ko bandum’’ devient hyper. Il faut donc que tout le monde fasse attention avec cette interprétation. C’est le contexte qui fait que les gens regardent tout. Mais l’Etat doit faire extrêmement attention pour qu’en son sein, que les gens n’aient pas l’impression que la politique du ‘’Neddo ko bandum’’ est majoritaire. Tout le monde doit faire attention aux signaux qui émergent.

Pour ce qui est de Sonko avec la Casamance, c’est un peu différent. Quand Baldé était là, la question ne se posait pas, parce que c’est un Peul. Mais sa maman est une Diola. Et il y a un brassage interculturel tel que ces questions identitaires ne se posent pas. Avec l’absence de Baldé, ils se sont dit : pourquoi ne pas se rabattre sur Sonko. Mais on ne peut pas dire que ce dernier est le candidat des Casamançais. Regardez les résultats importants qu’il a obtenus à Dakar. Il est également très apprécié à Saint-Louis. Et il a gagné dans la diaspora. Il faut donc être assez attentif, mais en même temps, il faut être vigilant par rapport à certaines choses qu’on n’a jamais vues au Sénégal.

Ce débat doit-il rester tabou ou doit-il être posé sur la table ?

Il faut mener ce débat. Il faut crever l’abcès, regardez les choses de façon profonde. En réalité, nous devons avoir des leaders qui ont un sens élevé du dépassement, des responsabilités, de la culture d’Etat et qui veillent scrupuleusement au vivre ensemble, qui font en sorte que ce débat ne dérive pas. Ce qui se passe au Mali doit nous servir d’exemple. Les Dogons et les Peuls ont vécu ensemble pendant des siècles. Ils ont mis en place des mécanismes de régulation qui fonctionnaient à merveille et qui consolidaient la paix. Aujourd’hui, ils sont en train de se battre de manière sauvage, comme on ne l’a jamais vu. Il faut tirer des leçons de tout cela.

Vous avez peur que cela arrive au Sénégal ?

Le Sénégal, c’est un pays comme tous les autres. En plus, on a maintenant du pétrole. Bien sûr qu’on a peur. En 2007, la question du pétrole ne se posait pas. Malgré tout, il y avait cette obsession du deuxième mandat. Aujourd’hui, il y a non seulement l’obsession du deuxième mandat, mais aussi celle du pétrole. Je dis que la malédiction du pétrole vient compliquer la situation politique déjà compliquée qu’on avait. Je ne sais pas qui sera président, mais il va hériter d’une situation difficile, explosive. C’est pourquoi je recommande un grand débat post-électoral sur l’ensemble des problèmes qu’on a vécus, faire une espèce d’évaluation de notre système démocratique en regardant les points faibles et les points forts.

Et nous sommes d’ailleurs en train d’y travailler. Comment réinventer la démocratie africaine de demain en nous appuyant sur nos propres valeurs. Parce qu’il y a des valeurs qui ont foutu le camp, aujourd’hui. Les convictions ont foutu le camp, les idéologies ont foutu le camp. On ne peut pas continuer de faire de la politique juste pour le partage du gâteau. On ne doit pas faire de la politique pour regarder l’autre comme un ennemi, qui doit être exclu de tout, qui n’est même pas considéré comme un citoyen. C’est cela qu’on appelle le deuil du sens. Une rupture dans la relation avec le sens, dans la relation avec l’autre… Quand vous regardez la situation, il y a tous ces ingrédients. Le dialogue devient plus que nécessaire dans ces circonstances.

Avec les positions tranchées du côté de l’opposition comme du côté du pouvoir, ne craignez-vous pas des contestations qui pourraient déboucher sur des violences ?

Moi, jusqu’à preuve du contraire, je fais confiance aux leaders. Aussi bien du pouvoir que de l’opposition. Je pense que, dans l’opposition, les gens ont fait preuve d’un grand sens de responsabilités, tout au long du processus. Maintenant, quand on a un processus électoral dissensuel, avec de la tension, de la violence, c’est ce qui amène ce genre de situation. Dans ces conditions, on ne peut pas s’attendre à une fin qui soit heureuse. Il nous faut maintenant faire preuve de résilience, parce que nous avons un système particulièrement inique. Avec 51 %, celui qui est élu prend tout et rien ne lui résiste. Il peut même prendre les gens et les mettre en prison. Il faut faire de sorte que ceux qui ont 49 % puissent exister.

Cela ne pose-t-il pas le lancinant débat du statut de l’opposition ?

Absolument. Ça marche dans certains pays. On peut citer le Burkina. C’était aussi le cas au Mali, même si c’est un peu difficile avec le contexte actuel. Ce serait une bonne chose pour notre démocratie. Il nous faut retravailler notre démocratie, la réévaluer, essayer de mettre en place une démocratie post-électorale, avec des institutions très fortes, des institutions qui soient au service de l’intérêt général. Dans un pays où prévaut l’intérêt partisan, l’intérêt particulier, l’intérêt clanique, on va finir un peu comme en Afrique centrale. Chacun se disant : je prends mon bout de pays et ça ne marche pas.  Certaines choses doivent appartenir à tout le monde : les ressources, les institutions de la République… Si vous avez un Parlement qui continue à être un outil du président, une justice entre les mains du président qui en fait ce qu’il veut, qui met en prison qui il veut, cela pose problème.  Sur ces questions, il est temps de s’assoir pour mettre en œuvre les propositions pertinentes qui ont été faites.  Que le futur président sache qu’il n’est pas là pour son parti. Qu’il n’est pas là pour son ethnie, sa famille.

Trois jours après le scrutin, nous sommes toujours dans l’incertitude. N’est-ce pas un recul par rapport à ce que nous avions l’habitude de voir ?

Cette séquence historique est une séquence à la fois historique et politique de régression politique et démocratique sur toute la ligne. Et cela se manifeste chaque jour que Dieu fait. Nous étions une espèce de phare qui illuminait un peu sur le plan démocratique et des Droits de l’homme l’ensemble du continent. C’est fini tout ça. Aujourd’hui, les gens nous regardent avec beaucoup d’inquiétude, en s’interrogeant. Les gens se demandent : mais qu’est-ce qui se passe au Sénégal ? Et nous avons l’obligation de ne pas décevoir. Ce défi appartient à tous les leaders. Nous devons faire de sorte qu’on soit au niveau de la dignité dont a fait montre le peuple comme je l’ai dit. Que la raison prenne le dessus sur les passions.

D’aucuns ont aussi indexé le traitement des résultats par la presse. Aujourd’hui, n’y a-t-il pas des risques sur cet acquis démocratique qui consistait, pour les médias, à publier les tendances ?

La responsabilité sur ce point est partagée. Elle incombe aussi bien aux médias qu’aux hommes politiques. Je pense que nous avons tous une responsabilité par rapport à ce qui se passe. Il faut faire notre introspection. Si nous sommes dans un contexte où publier les résultats peut donner de la violence, il faut voir ce qu’il faut faire.

Peut-on aller jusqu’à interdire la publication des résultats par les médias et quelles pourraient en être les conséquences ?

La publication des tendances par les médias est un acquis démocratique extrêmement important. Il faut aller plus loin. Moderniser notre système pour qu’à 20 h, tout le monde puisse savoir le vainqueur ou les vainqueurs. Cela calme les gens, les passions. Mais il faut le faire dans le cadre d’un code électoral consensuel. Comme il faut revoir la manière de nomination des organes chargés d’arbitrer les élections…

Peut-être aussi rendre le fichier disponible plus tôt pour les partis ?

C’était le cas en 1998. Quand le général Lamine Cissé a balancé le fichier pour des raisons de transparence, cela avait calmé tout le monde. Mais quand vous gardez le fichier jusqu’à la fin, qu’il y ait l’opacité partout, c’est ce qui crée ce genre de situation. Nous avons tous intérêt à ce qu’il y ait la transparence. Ainsi, il n’y aura pas de place pour les ‘’fake news’’.

Quelle est la responsabilité des partis politiques et de leurs leaders dans cette situation que nous vivons ?

Le problème fondamental, c’est la cacophonie au niveau des partis. Si n’importe qui peut se lever un jour et créer un parti, cela pose problème. Il faut aussi qu’il y ait la démocratie dans ces partis, des alternances en leur sein, qu’il y ait une éducation des militants. Si les gens ne sont pas éduqués et qu’ils accèdent aux postes de responsabilité, ça peut être une catastrophe pour la survie de l’Etat. En outre, il faut aussi aborder la question du financement des partis politiques. Il y a tellement de disproportion entre les moyens dont dispose le parti au pouvoir et les autres. Vous n’avez qu’à regarder les affiches des uns et des autres. Encore que les maigres affiches des opposants sont peinturlurées. Tout ça ce n’est pas bon pour la démocratie. Vous savez, rien que les affiches renseignent sur la santé démocratique dans un pays donné. Nous, notre démocratie est malade. Il est temps qu’on passe au scanner les pathologies pour essayer de trouver des remèdes les plus appropriés.

Quel bilan tirez-vous de la participation de la société civile à ce scrutin ?

Cette participation de la société civile a été remarquable. La société civile a apporté une bonne plus-value tout au long du processus. La société civile qu’on disait faible s’est beaucoup renforcée avec du sang neuf. La plupart de cette jeunesse branchée sur les réseaux sociaux avec ‘’Sunu Débat’’, ‘’Sunu Elections’’, ‘’Sénégal Vote’’. Cela a permis une division du travail au niveau de la société civile. Le tout, dans une parfaite cohabitation entre les vétérans, les doyens que nous sommes, et les jeunes. Il y a donc une nouvelle dynamique de la société civile et c’est à saluer. Nous avons aussi fait dans la médiation, la prévention de la violence.

Mais malgré tout ce qui est fait, on a l’impression d’être dans un éternel recommencement. N’y a-t-il pas quelque part un sentiment d’échec ?

C’est vrai. Aujourd’hui, tout le monde a conscience des faiblesses de la société civile. Mais ce n’est pas de la faute exclusive de la société civile. Il faut repenser le statut de cette société civile. Qu’est-ce que la société civile pour l’Etat ? Qu’est-ce qu’elle est pour les hommes politiques ? Pour les Sénégalais ? La société civile, si elle n’est pas renforcée par l’opinion, l’Etat et toutes les parties, elle s’affaiblit et c’est la pire des choses qui puisse nous arriver. Il faut discuter de tout ça. On ne peut pas avoir non plus une société civile dite africaine. Et à chaque fois, dans les financements, il n’y a que les Etats-Unis, l’Europe… Jamais de partenaires africains. Moi, je dis qu’on n’a pas de véritable société civile africaine. Ce qu’il nous faut, c’est une société civile africaine financée par des Africains. Car il faut qu’on soit ancré en Afrique, que l’on soit souverain. Comme on en demande sur le plan monétaire, sur le plan sécuritaire.

Pensez-vous que la Commission électorale nationale autonome (Cena) dans cette élection s’est bien acquittée de son rôle ?

La Cena n’a absolument rien fait. On ne l’entend pas. Elle ne prévient pas. Le processus s’est fait presque sans la Cena. Il y a eu 1 million 200 mille cartes distribuées sans le contrôle de la Cena. Elle n’a même pas les moyens nécessaires pour permettre aux Ceda de faire leur travail comme il le faut. Il faut repenser la Cena et y mettre des gens compétents. Cet organe ne doit pas être seulement un lieu qui permet à des retraités de pantoufler. Il faut de la jeunesse et de l’expérience. Mais elle ne doit pas être exclusivement laissée aux retraités.

Il y a aussi la question du mandat de son président qui est arrivé à terme.

Tout ça crée des problèmes. De même que le Cnra. Vous prenez quelqu’un qui doit aller à la retraite ; qui, en réalité, ne représente pas l’image d’un journaliste non partisan, respectueux de l’éthique et de la déontologie, qui a toujours été avec tous les présidents qui ont dirigé ce pays. Quand vous le faites, vous ne donnez pas une image d’impartialité. Comment le président du Cnra peut se permettre de s’opposer à un débat qui est de nature à renforcer notre démocratie ? Cela l’a davantage discrédité. Nous avons des organes qui travaillent à résister aux changements. Cette résistance au changement est même très forte.  

Elle se fait par des méthodes autoritaires, la censure, la répression. Tout ça a fait reculer notre démocratie. Mais comme la résistance, les aspirations au changement sont également très fortes. Elles se matérialisent notamment par l’émergence d’un candidat comme Ousmane Sonko. Lui, c’est l’avenir, c’est la jeunesse. Et quand on regarde cette jeunesse, une partie est en train de mourir en Méditerranée ou dans le désert libyen, une autre partie est dans l’extrémisme comme les jeunes de Boko Haram. Ils disent que le système est pourri, il faut prendre les armes pour le combattre. Enfin, il y a la troisième catégorie qui est là et qui se bat. C’est les Lucha, les Balai citoyen, les Y en a marre chez nous. Au lieu de les encourager, on passe tout le temps à les diaboliser. Or, c’est en eux que réside l’espoir de ce continent.

Selon vous, quel a été le message véhiculé par les Sénégalais à travers leur vote ?

Ils ont une denrée rare qu’ils apprécient au plus haut niveau. Une denrée et des ressources qui ont fait la stabilité de ce pays. D’abord, ils veulent la démocratie. Une démocratie digne de ce nom. Ils veulent la justice. Ils veulent aussi un président qui soit le président de tous les Sénégalais… Vous savez, partout, les démocraties représentatives sont en crise. Dans certains cas, elles ont aussi produit des fascistes. Il ne faut pas oublier qu’Hitler est venu par la voie des urnes. Ce n’est pas parce qu’on est élu à plus de 50 % qu’on doit tout se permettre. Nous ne sommes pas à l’abri de toutes ces dérives. Aussi, il y a plus d’un million de Sénégalais qui se sont exprimés contre. On ne peut pas passer tout ça par pertes et profits. Le futur président doit mettre les Sénégalais dans une dynamique de réconciliation globale avec les institutions, particulièrement la justice. Pour moi, il est urgent de libérer Khalifa Sall, il est urgent de libérer Karim Wade et de les intégrer dans le débat. L’autre lecture, c’est comme je l’ai dit : Sonko qui est la grande révélation.

Avez-vous un message à lancer aux populations ?

Ce que nous avons de plus cher, c’est la paix, le consensus, le dialogue, l’ouverture, la reconnaissance de l’autre. Le jour où nous allons perdre cela, ça veut dire que notre Etat est en train de foutre le camp. Il faut que tout le monde se mobilise pour que les choses finissent dans la paix, qu’on utilise les voies du dialogue, de la palabre africaine pour résoudre nos conflits.

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