Publié le 29 Jun 2020 - 22:04
COHABITATION RELIGIEUSE AU SENEGAL

La montée de l’intolérance

 
Le Sénégal se singularise par son hospitalité légendaire et la cohabitation harmonieuse des différentes obédiences religieuses. Cette exception est gravement menacée, actuellement, par l’enracinement de nouvelles mœurs qui sapent cette unité. Les causes en sont multiples et les motivations insidieuses.
 
 
Dans sa livraison de ce week-end, le quotidien ‘’Vox Popilu’’ a rapporté des menaces de la famille omarienne contre une Sénégalaise établie à l’étranger. Cette dernière, d’après les descendants de Cheikh Oumar Foutiyou Tall, n’a trouvé mieux que d’insulter leur guide religieux, à travers les réseaux sociaux. Pire, rapportent les confrères, la dame en question appartient à un groupe d’expatriés qui n’épargnent aucune figure religieuse dans leurs posts. ‘’Ils semblent avoir une autre idée de la religion et de l’organisation de notre pays’’, s’indigne-t-on.
 
Dernièrement, on a assisté au refus de l’inhumation d’un salafiste ou ‘’ibadou’’ dans le cimetière du village de Keur Niang, à Touba. Les raisons évoquées en cette circonstance sont, entre autres, la non-appartenance du défunt à la communauté mouride, même s’il est musulman.
 
Ces exemples traduisent-elles une intolérance ou une nouvelle conception de la religion basée sur des principes identitaires ?   Emmanuel Kant disait que ‘’la religion sans la conscience morale n’est qu’un culte superstitieux’’.
 
L’urgence d’éduquer les disciples
 
Pour le socio-anthropologue des religions, Pape Serigne Sylla, ces agissements ‘’sont symptomatiques d’une agonie de l’altérité confessionnelle dans notre pays qui tient de différents facteurs. D’un côté, la déification des figures symboliques traditionnelles (fondateurs des confréries) a provoqué chez les disciples, de part et d’autre, une attitude exclusiviste et un sentiment de supériorité. D’un autre côté, la démystification croissante des dépositaires actuels de l’autorité (khalifes généraux) a favorisé les dissidences comportementales chez certains disciples qui n’hésitent plus, à titre d’exemple, à ne pas souscrire au ‘ndigël’’’.
 
A cette analyse, M. Sylla rajoute l’existence d’un phénomène plus récent, qui est celui, dit-il, de la confrontation grandissante qui s’est opérée dans l’espace religieux sénégalais, entre les adeptes des rigueurs scripturaires de la ‘’Loi’’, communément appelés ‘’ibadou’’, et les partisans des subtilités spirituelles de la ‘’Voie’’, à travers les ordres soufis.
 
‘’Ceci constitue une véritable menace pour l’équilibre social et l’harmonisation des croyances. Nous avons ici une nouvelle tendance d’un islam de culte, sans culture, qui interpelle sur l’urgence d’éduquer les disciples à davantage de tolérance et d’ouverture. Il est certainement urgent de sortir des clôtures dogmatiques qui contreviennent à la possibilité de vivre ensemble et de bâtir une identité religieuse fidèle aux traditions fédératrices de l’islam dans notre pays’’, indique le socio-anthropologue des religions.
 
Cependant, la situation va au-delà de ces exemples. Le problème est même plus profond.  En effet, au-delà du virtuel, il peut squatter l’espace public.  Les adeptes des émissions nocturnes diffusées ces dernières années durant le mois de ramadan, ont quelquefois apprécié ou fustigé les positions radicales prises, dans certaines chaines télévisées, en faveur d’une communauté ou d’un guide religieux. La suite de ces séquences ‘’déplorables’’ s’est jouée, le plus souvent, sur les réseaux sociaux où les commentaires désobligeants se sont multipliés.
 
En octobre 2019 déjà, le Cadre unitaire de l’islam au Sénégal alertait sur les menaces qui pèsent sur le modèle du vivre ensemble sénégalais. ‘’Le vivre ensemble sénégalais a une réputation mondiale de solidité et de résilience. Cependant, les escarmouches et autres manifestations de la crise du vivre ensemble se multiplient entre soufis et non soufis, entre musulmans et chrétiens, à l'intérieur même des confréries soufies, parfois de même obédience’’, constatait le président du Cadre unitaire de l'islam, Cheikh Ahmet Tidiane Sy, dans une publication du site rfi.fr.
 
Ce qui fait dire au socio-anthropologue des religions, Pape Serigne Sylla, que les formes modernes d’expression de la religiosité au Sénégal se manifestent aujourd’hui par une adhésion de masse qui ne repose guère sur des rites d’initiation. Cela a pour conséquence, dit-il, la ‘’folklorisation’’ des pratiques cultuelles et le recours à la confrérie comme une construction idéologique. ‘’L’expression de la religion dans notre pays est devenue éminemment politique, ces dernières années. Sa dimension ésotérique est atrophiée au profit de polémiques, querelles identitaires et allusions calomnieuses. Derrière la posture affichée de solidarité et d’apaisement chez quelques marabouts, se cache une hostilité grandissante et sans concession entre les disciples’’, relève M. Sylla.
 
Les médias n’ont pas le droit de créer des tensions
 
Cependant, l’on est tenté d’interroger le rôle des médias dans ces dérives susceptibles de créer des tensions et remettre en cause la stabilité nationale. A ce propos, le journaliste-formateur Ibrahima Bakhoum est d’avis qu’il est difficile d’aborder l’histoire de nos figures religieuses au Sénégal. Car, dit-il, ‘’si vous mettez en exergue quelqu’un, il y a une tendance à penser que vous êtes en train d’affaiblir d’autres, alors que cela ne devrait pas se passer comme ça. Les gens ne sont pas des rivaux. Ce sont des personnalités sénégalaises. Chacune a son histoire et tout est lié à la religion’’.
 
Seulement, précise le professionnel des médias, les problèmes surviennent lorsqu’on essaye de comparer deux figures religieuses.  Ce qui entraine, le plus souvent, avertit-il, des soulèvements.
 
‘’En invitant les gens dans une émission, on doit leur préciser que c’est pour faire de l’histoire à l’endroit de tous les Sénégalais. Les médias n’ont pas le droit de créer des tensions. La mission d’une télévision ou d’une radio n’est pas d’opposer des confréries ou des gens qui sont sur le même espace religieux. Ils doivent travailler à l’équilibre de la société, à la pacification de l’espace politique’’, poursuit le Pr. Bakhoum. Ce dernier estime, par conséquent, qu’il revient à l’animateur d’ériger des garde-fous, afin d’éviter les dérives. 
 
Le socio-anthropologue des religions, Pape Serigne Sylla, lui, est d’avis que le phénomène de compétition observé entre différentes obédiences néo-confrériques, durant le mois de ramadan, ne relève pas d’une simple contingence télévisuelle. Bien au contraire, explique le spécialiste, ‘’il s’agit d’une expression médiatique de la mort imminente de l’altérité confessionnelle au Sénégal. Si l’on considère ces groupes, dans un cadre d’analyse interactionniste propre au sociologue Erving Goffman, ces dernières années laissent apparaitre et s’accroitre une concurrence de valeur sociale positive dans laquelle aucune confrérie ne veut perdre la face’’.
 
Ibrahima Bakhoum pense, d’ailleurs, qu’il ne s’agit pas toujours de débordements, mais plutôt de faits racontés et qui n’arrangent pas toujours toute l’opinion. ‘’Quand quelqu’un raconte une histoire avec précision, est-ce que nous préférons, au nom de la coexistence, passer outre ces faits ? Si on les ignore, on ne fait plus de l’histoire. Si nous ne parlons pas de notre histoire, nous allons continuer de parler de De Gaulle, de Charlemagne… C’est notre histoire qui est compliquée et parler de nous renvoie à des oppositions parmi nous, alors que les figures qu’on évoque dans les débats ne se sont jamais fait la guerre’’, se désole le journaliste-formateur.
 
Réseaux sociaux, les dynamiteurs
 
Dans cette guerre des mots, les réseaux sociaux jouent un rôle central. En plus de contribuer à l’amplification des messages diffusés, c’est le lieu des invectives et autres polémiques. Le relatif anonymat y libère la parole. C’est ainsi que des organisations islamiques et des familles religieuses sont montées au créneau, en 2019, pour fustiger les injures et autres messages outrageants véhiculés à travers ces plateformes numériques. 
 
La convergence Taxawu Ndonoy Makni a ainsi choisi de se dresser ‘’contre le fléau anti-islam (…)  qui se dessine, non plus sous les formes hideuses d’exactions à l’actif de l’extrême droite occidentale islamophobe, mais surgissant des rangs même de la Oumah islamique, d’où émergent depuis quelque temps d’obscures individualités qui semblent s’être fixé pour seul et unique objectif de détruire le dernier bastion censé préserver notre cher pays contre l’intolérance religieuse et l’extrémisme violent…’’. L’organisation, mise sur pied par Mame Makhtar Guèye et Cie dénonce un nouveau challenge consistant à collecter un maximum de followers censés être convertibles en ‘’espèces sonnantes et trébuchantes’’, au détriment de la stabilité sociale du pays.
 
‘’Il ne se passe pas rarement un mois, voire une semaine sans que nos honorables personnalités religieuses, toutes confréries confondues, ne fassent l’objet d’inadmissibles irrévérences publiques, risquant de mettre en péril notre légendaire bonne convivialité inter-confrérique’’, s’indignaient les membres de la convergence.  
 
Le consultant-formateur spécialisé en nouveaux médias précise toutefois que les réseaux sociaux ne créent ni une façon de voir les choses, encore moins un nouveau mode de vie, mais amplifie le fonctionnement de la société. ‘’Ils permettent de donner une visibilité exponentielle à un message ou un débat dans une communauté. Sur Internet, la parole est libérée, contrairement à ce qui se passe avec les médias classiques où seuls les professionnels peuvent s’y exprimer. Avec les réseaux sociaux, n’importe qui a la possibilité de prendre une position et de faire en sorte qu’elle soit diffusée massivement’’, explique Mountaga Cissé.
 
Par rapport aux dérives notées dans ces réseaux, le formateur reconnait qu’il y a des efforts à faire dans la régulation. ‘’Sur les réseaux sociaux, il existe une régulation ou modération à postériori. Des insultes peuvent être signalées à Facebook afin qu’on les retire, mais cela risque de prendre du temps. Les promoteurs de Facebook ne sont pas des Sénégalais, donc nous n’avons pas la même réalité’’, fait savoir M. Cissé.
 
‘’Leur seul objectif est de créer des divergences entre ‘tarikha’…’’
 
D’après son constat, le terme ‘’liberté d’expression’’ peut parfois déboucher sur des dérives. Mountaga Cissé en veut pour preuve les insultes proférées à l’encontre de certaines institutions ou personnalités religieuses. ‘’Il y a des gens tapis dans l’ombre qui se réclament mourides, alors qu’ils ne le sont pas et qui insultent les tidianes.  Et vice-versa. Leur seul objectif est de créer des divergences entre ‘tarikha’ ou religions…‘’, relève-t-il.
 
Monsieur Cissé regrette cependant qu’il soit difficile de réguler les réseaux sociaux, au regard du nombre important d’utilisateurs. ‘’Sur les réseaux sociaux, il m’arrive de dire aux gens : si vous voyez ces types de contenu, il faut les signaler, même si c’est en langue wolof.  Il suffit d’avoir un certain nombre de signalements sur un contenu pour que celui-ci soit bloqué ou l’utilisateur lui-même pour quelques jours ou définitivement’’, indique le consultant-formateur. Avant de souligner qu’il faut mettre l’accent sur l’éducation et la sensibilisation, afin de venir à bout de cette situation. ‘’Les organisations de la société civile doivent faire en sorte que le message positif soit diffusé.  Mais, malheureusement, sur les nouveaux médias ou Internet, une fausse information peut être très virale et distribuée massivement, alors qu’une information d’intérêt général a du mal à faire le tour du monde. C’est la personnalité humaine qui est comme ça, qui cherche tout ce qui est scandale, tout ce qui est buzz, insulte, dénigrement’’, regrette-t-il.
 
Monsieur Cissé pense ainsi que les spécialistes des nouveaux médias doivent jouer un rôle dans la sensibilisation. ‘’Ils ne doivent pas seulement chercher à générer de l’audience ou un grand nombre de visiteurs, mais faire en sorte que certains contenus négatifs soient supprimés, quitte à perdre des visiteurs’’.
 
Un retour à l’orthodoxie
 
Aux yeux d’Ibrahima Bakhoum, les réseaux sociaux influent d’ailleurs dans les émissions médiatiques. En effet, fait remarquer le formateur, aussi bien l’invité que l’animateur donnent l’impression d’être orientés par rapport aux débats virtuels. ‘’Si l’invité utilise son temps d’antenne pour répondre aux gens qui ont écrit des choses sur lui, le message est faussé, car celui qui n’a pas lu les réseaux sociaux ne peut pas comprendre ce que la personne en face est en train de dire. On ne répond pas à des ombres’’, souligne le journaliste.
 
Un retour à l’orthodoxie pourrait peut-être faire l’affaire, dans cette nouvelle ère marquée par l’ascension du numérique et la propagation des messages radicaux à travers ces supports. Le formateur spécialisé en nouveaux médias pense, d’ailleurs, que les pouvoirs publics, comme la population, ont un rôle à jouer à travers l’éducation et la sensibilisation, afin de privilégier la diffusion des messages positifs.
 
Le chercheur Cheikh Guèye, Secrétaire général du Cadre unitaire de l’islam, invitait, à l’époque, à un retour vers les enseignements des différents guides religieux. ‘’Tous les enseignements de paix, de cohabitation pacifique de nos grandes figures religieuses ne sont pas enseignés dans nos écoles. Il est très important que nos élèves, nos étudiants soient imprégnés de ces enseignements qui représentent des ressorts qui leur sont proches, qui peuvent, beaucoup plus que d'autres, les convaincre que l'exceptionnalité du vivre ensemble sénégalais doit être promu et sauvegardé’’. Un discours qui mérite d’être intériorisé.
 
HABIBATOU TRAORE

 

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