Publié le 11 Feb 2020 - 22:21
CONDITIONS PRECAIRES DES TRAVAILLEURS DU BTP

CDE, l’arbre qui cache la forêt

 

Au-delà de l’affaire des licenciements tous azimuts au Consortium d’entreprises (CDE), le mal-être semble devenir le quotidien des travailleurs dans ce secteur pourtant en pleine expansion. Du moins en apparence !

 

‘’Quand le bâtiment va, tout va’’, dit l’adage. Au Sénégal, la réalité est parfois diamétralement opposée. Et ce n’est pas les travailleurs du secteur des BTP qui diront le contraire. Malgré les bâtiments qui poussent comme des champignons dans la capitale et ailleurs, nonobstant les milliers et milliers de kilomètres de routes bitumées et pistes rurales dont l’Etat ne cesse de se vanter, les travailleurs continuent de souffrir le martyre dans certaines entreprises.

A entendre le secrétaire général du Syndicat national des travailleurs de la construction de bâtiments et travaux publics (SNTC/BTP), le mal est surtout chinois. ‘’C’est vraiment notre plus grand problème en matière de respect des conditions de travail. Les multinationales chinoises ne respectent pas le Code du travail et il est impossible de discuter avec leurs patrons de conventions collectives. Nous nous battons depuis des années, mais rien ne bouge. Nous allons essayer de porter le combat à l’international, puisque l’Etat ne fait rien pour régler ce problème qui perdure’’, a dénoncé, hier, Djaraf Alassane Ndao, en marge d’un atelier international sur la sécurité sociale des travailleurs du BTP. Le syndicaliste donne l’exemple de l’autoroute Ila Touba pour étayer son propos.

A l’en croire, malgré l’immensité du financement (400 milliards), aucun travailleur n’a eu un bulletin de paie. ‘’Les conditions de santé et de sécurité ainsi que la prise en charge médicale, n’en parlons même pas…’’, peste-t-il.

Même si c’est à des degrés moindres, le mauvais traitement des travailleurs dans ledit secteur ne semble pas être l’apanage des Chinois. L’exemple du major sénégalais CDE en est une parfaite illustration, à en croire certains témoignages. Si ce n’est les retards de salaires chroniques, c’est purement et simplement des licenciements sans état d’âme. Par leur ampleur, les derniers en date semblent avoir été plus médiatisés, mais ils sont loin d’être des cas isolés. ‘’Les chauffeurs ont eu à vivre le même calvaire, il n’y a pas longtemps. Et qu’on ne nous parle surtout pas de motifs économiques. Ça, c’est juste pour berner l’opinion et les personnes qui ne sont pas au fait de la réalité de l’entreprise. Celle-ci a des chantiers un peu partout et ne cesse d’acquérir du matériel haut de gamme’’, fulmine Moussa Guèye qui fait partie de la dernière vague des salariés licenciés par ce fleuron du BTP au Sénégal. L’homme a passé 10 longues années dans l’entreprise. Il y a enduré toutes sortes d’épreuves, dans des conditions parfois très précaires, selon ses termes.

Aujourd’hui, convaincu d’avoir été trahi par cette société pour laquelle il s’est donné corps et âme, il déverse sa bile : ‘’Ce qu’ils ont fait n’a pas de nom. Ils auraient pu, au moins, nous aviser à l’avance. Ils disent que c’est l’Etat qui leur doit de l’argent. Moi, je demande à l’Etat de faire un tour dans cette entreprise. Il se rendra compte que si quelqu’un doit quelque chose à quelqu’un, il devrait plutôt le verser aux travailleurs qui sont surexploités, qui ont des salaires de misère.’’

De la surexploitation des agents

Revenant sur les circonstances de leur licenciement, il déplore la rapidité avec laquelle les choses se sont déroulées. Le tout, avec la complicité des délégués du personnel. Ces derniers, rapportent les travailleurs, ne leur ont rien dit, durant tout le temps des négociations. ‘’On entendait juste des rumeurs. Nous pensions que s’ils avaient un minimum de respect vis-à-vis des agents qui sont leurs mandants, ils allaient venir nous tenir informés de ce qui se tramait. Ils nous ont sacrifiés’’, confie-t-il très amer. Parmi les personnes licenciées, certaines revendiquent plus de 20 ans dans l’entreprise. Elles ont passé une bonne partie de leur vie professionnelle dans la société. Comme Moussa, des travailleurs se retrouvent, du jour au lendemain, au chômage. Une situation difficile que M. Guèye essaie de raconter. ‘’Je suis dans l’entreprise depuis le 5 mai 2010. Et il y en a qui ont fait beaucoup plus que moi. J’ai travaillé sur beaucoup de travaux. Un beau jour, on veut se débarrasser de nous comme ça, comme des malpropres, avec des indemnités modiques’’.

Ce jour-là, certains salariés étaient rappelés du chantier, d’autres trouvés dans leur atelier. Marié à 2 femmes et père de 5 enfants, Moussa Guèye s’inquiète désormais de son sort : ‘’C’est vraiment inquiétant. Ce qu’on m’a donné et qu’on appelle indemnités ne peut même pas me permettre de tenir une semaine, car nous avons des dettes à payer. J’ai fait 10 ans là-bas. J’ai contribué à la construction de plusieurs grandes infrastructures qui ont rapporté des milliards et on ne m’a donné que 365 mille francs, compte non tenu des retenues (les emprunts). Qu’est-ce que je vais faire avec cette somme ?’’

Un autre agent de la boîte de confier son amertume. Selon lui, si les salariés licenciés ont pu recevoir tout leur supposé dû, eux qui sont restés continuent de souffrir. Dix jours après la fin du mois, ils n’ont toujours pas perçu leur salaire. En ce qui concerne les conditions de travail, il rit sous cap : ‘’Quand j’entends parfois parler de certificat Iso, cela me fait rire. En vérité, nous nous demandons même si le service HSE en charge de l’hygiène et de la sécurité fonctionne dans cette entreprise. Les travailleurs, en tout cas, manquent même du minimum. En sus des risques que nous vivons en permanence, nous peinons même à avoir des tenues.’’

Et le Consortium d’entreprises est loin d’être la seule industrie dans des difficultés chroniques. A Ecotra et dans d’autres entreprises sénégalaises, les retards et autres arriérés de salaire sont devenus choses banales.

Le grand paradoxe

Cette situation difficile que traversent les entreprises et les travailleurs du secteur des BTP contraste avec les chiffres reluisants du gouvernement sur la réalisation des infrastructures. Partout, les tenants du pouvoir brandissent les chantiers qui émergent à travers le territoire. A l’occasion du vote de son budget 2020, le ministre des Infrastructures, des Transports terrestres et du Désenclavement, Oumar Youm, se réjouissait que le gouvernement du président Macky Sall ait fait des réalisations record depuis 2012. Il s’agit, à l’en croire, de 1 862 km de routes revêtues, soit 260 km par année ; 191 km d’autoroutes en 5 ans, en moyenne 38 km par année…

Ces réalisations, si on en croit les pouvoirs publics, sont visibles partout à travers le territoire national.

Ainsi, depuis 2018, le refrain ne change presque pas ; même les derniers venus du parti au pouvoir ont fini de le mémoriser. Seuls les chiffres gonflent d’année en année. Çà et là, les responsables du régime citent la dorsale de l’île à Morphil, les axes Ndioum – Ourossogui – Bakel – Kidira – Goudiry - Tambacounda ; Kédougou - Salémata ; Dialocoto - Mako et Dabo – Fafacourou - Médina Yoro Foulah – Pata - Kolda. Entre autres.

Par ailleurs, en milieu rural, le gouvernement ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’il a construit plus de 5 000 km de pistes à travers le Programme d’urgence de développement communautaire (PUDC), l’initiative Pôle de développement de la Casamance (PPDC), le Programme national de développement local et le Programme d'urgence de modernisation des axes et territoires frontaliers (PUMA). S’y ajoutent les dizaines de ponts construits à Foundiougne, Marsassoum, Fanaye, Wendou Bosséabé et Ganguel Souleh. Et pour couronner le tout, il y a le Train express régional dont les travaux continuent toujours.

Avec autant de chantiers livrés ou en voie de l’être, les travailleurs du BTP espéraient des lendemains radieux. Mais, en lieu et place, ils ont l’impression d’être plongés dans un gouffre sans fond, regrettent certains responsables. 

A qui profitent les chantiers ?

Si la présence de l’ancienne puissance coloniale déchaine souvent les passions, celle des nouveaux types de colons pose davantage de problèmes pour certains acteurs dont le SG de la SNTC/BTP. Au-delà des conditions de travail exécrables dans ces entreprises chinoises et turques, les spécialistes regrettent l’absence de politique pour un transfert des technologies. Djaraf Ndao fustige : ‘’Chez les Chinois, par exemple, tout ce qui est compliqué, on le fait la nuit, pour éviter que les nationaux puissent le maitriser. Nous ne refusons pas la politique d’ouverture, mais l’Etat doit exiger certaines conditions à ces multinationales qui nous viennent de la Chine. C’est elles qui posent le plus de problèmes à ce niveau.’’

Pour ce qui est des Turcs, dans un article datant de mai 2018, ‘’EnQuête’’ montrait comment Diamniadio, en particulier le Dakar Arena, était en train d’être construit à partir de la Turquie. Presque tous les matériaux : ciment, latérites, fer, même des ressources humaines, étaient importés du pays d’Erdogan.

Ainsi, en plus de gagner de juteux marchés financés par des deniers sénégalais, directement ou indirectement, ces entreprises chinoises et turques, souvent, en profitent pour donner des emplois à leurs compatriotes et font tourner leur économie. Monsieur Ndao se dit convaincu qu’à ce rythme, l’Etat risque de tuer tous les majors sénégalais. ‘’On dit qu’elles sont moins chères.  Mais c’est normal puisque qu’elles ne respectent pas les normes prévues par le Code du travail. Et l’Etat ne fait rien pour les y contraindre’’.

MOR AMAR

 

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