Publié le 9 Sep 2020 - 00:05
COTE D’IVOIRE - POLEMIQUE AUTOUR DU TROISIEME MANDAT

Quand le religieux s’en mêle…

 

Après les affrontements meurtriers du mois d’août, des guides religieux ivoiriens se sont prononcés sur la question du troisième mandat. Ils sont contre. Et la tension qui a découlé de ces prises de position n’augure pas des lendemains meilleurs.

 

Depuis le 6 août dernier, la Côte d’Ivoire a renoué avec les violences liées à l’épineuse question de l’élection présidentielle. Tel un recommencement sans fin. Les 6, 13, 21 et 22 août, des Ivoiriens ont perdu la vie dans plusieurs villes, pendant que d’autres croupissent en prison. Leur tort ? Etre sortis manifester contre la candidature du président Alassane Ouattara. Ces épisodes ont réveillé de vieux souvenirs douloureux que le citoyen lambda a su enfouir en lui, au nom d’une paix et d’une stabilité apparentes. Et en ce moment, le volet religieux risque d’envenimer la situation.

En effet, inquiète du climat délétère qui prévaut dans le pays, l’Eglise catholique s’est mêlée du débat politique. Par la voix du cardinal Jean-Pierre Kutwa, elle a invité au dialogue et à la concertation pour une élection apaisée.   

‘’Pour ma part, je crois que de tels conflits ne devaient pas avoir lieu. En tout état de cause, qu’il me soit permis d’inviter tous les Ivoiriens à emprunter les chemins scientifiques pour sortir de cette crise. La compréhension de la loi qui fonde toutes les autres, ne peut se faire à coups d’invectives, de machettes et de canons’’, a déclaré l’archevêque d’Abidjan, le 31 août 2020. Il estime que la lecture de la Constitution ne peut, en aucun cas, être livrée à des courants politiques, au point qu’elle signifie à la fois une chose et son contraire, selon l’intérêt que l’on défend.

‘’A quoi servirait une boussole qui indique un jour le nord et un autre jour le sud, selon les lunettes que l’on porte ? Je voudrais inviter les uns et les autres à aller au dialogue et à la concertation dans la recherche de solutions à cette crise qui n’augure pas de lendemains meilleurs. Le respect de la loi est plus important que les élections. Les évènements de ces jours-ci laissent entrevoir que beaucoup reste à faire dans le rappel à tous des droits, des libertés et des devoirs des individus et des collectivités. Ma conviction profonde reste que le respect des lois est plus important et honore plus que la victoire à une élection. La force de la loi doit être préférée à la loi de la force’’ a-t-il ajouté.

Une candidature ‘’pas nécessaire’’

Toutefois, le guide religieux a essuyé pas mal de critiques, du fait de sa prise de position quant au troisième mandat. ‘’Je ne peux pas ne pas me tourner avec respect vers le président de la République, Chef de l’Etat dont la candidature à ces prochaines élections n’est pas nécessaire, à mon humble avis. Son devoir régalien de garant de la Constitution et de l’unité nationale appelle son implication courageuse en vue de ramener le calme dans le pays, de rassembler les Ivoiriens et de prendre le temps d’organiser les élections dans un environnement pacifié par la réconciliation. Toute injustice sous quelque forme qu’elle se présente provoquera le désordre’’.

Certains Ivoiriens pensent que le cardinal aurait dû ‘’se limiter à sa chapelle’’. Pourtant, l’histoire montre que l’Eglise n’est pas à sa première sortie, en temps de crise socio-politique. En 1999, elle a demandé la libération de toute la direction politique du Rassemblement des républicains (RDR, présidé à l’époque par Alassane Dramane Ouattara) emprisonné lors du putsch contre le président Bédié. Un an plus tard, le clergé a invité à l’apaisement, en demandant à la junte au pouvoir de céder les rênes du pays aux civils. L’archevêque de Bouaké (ville du Centre) Monseigneur Paul Siméon Ahouana, demande, pour sa part, en décembre 2010, la reprise des votes pour la Présidentielle dans sept départements du Nord, en raison d’irrégularités. Et ce, pendant que le Conseil constitutionnel a décidé d’annuler les résultats électoraux de ces zones. Le 10 janvier 2010, en pleine crise post-électorale, l’évêque de Yopougon (commune d’Abidjan) a demandé le départ de Gbagbo, au profit de Ouattara, pour préserver la paix sociale.

Mais il semble que le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) a la mémoire courte. Le parti a toujours salué ces sorties de l’Eglise, sûrement parce qu’elles penchaient en sa faveur. Pour preuve, le mercredi 2 septembre 2020, une délégation dudit parti, avec à sa tête son porte-parole, organise la riposte.

En effet, le ministre Adjoumani Kobénan (lui-même catholique) a tenu à répondre au guide religieux dans l’enceinte de la cathédrale Saint-Paul d’Abidjan. Selon nos sources, la délégation a voulu accéder de force à la salle où le cardinal a eu à faire son discours. Face à un refus catégorique des chrétiens présents sur les lieux, une altercation s’en est suivie.

‘’J’y étais pour la messe de 12 h 30. Un monsieur est venu réserver la salle du centre culturel, officiellement pour une association de femmes fonctionnaires. Mais officieusement, il s’agissait des cadres catholiques du RHDP, qu’on ne connait d’ailleurs pas dans l’église. Et à notre grande surprise, nous avons vu arriver des hommes en costume avec des journalistes. Le directeur du centre culturel a donc décidé de ne pas accepter cette présence de personnes à majorité masculine et dont les mouvements nous font sentir qu’il y a anguille sous roche. Une quinzaine de minutes plus tard, le ministre Adjoumani Kobénan et d’autres personnalités font irruption dans l’enceinte de la cathédrale et prennent de force les tables qu’utilise la femme qui gère le service d’accueil. Voilà la vérité. A chacun d’en faire son opinion. Personne n’a le monopole de la violence, ni des menaces’’, explique H. Aboké, un témoin.

Le point de presse a finalement eu lieu. ‘’Votre prise de parole, Eminence, ne va pas dans le sens de l’apaisement du climat social. Il n’est pas juste d’affirmer que la réconciliation est plus importante que les élections. Les concertations dont vous parlez ont déjà eu lieu. Nous voudrions vous rappeler que, de l’humble avis de très nombreux Ivoiriens de toutes origines et de toutes confessions religieuses, c’est la candidature d’Alassane Ouattara qui est la plus à même de garantir la paix et la stabilité. Laissons le peuple ivoirien, seul souverain, juger de la pertinence et de l’opportunité des candidatures. Notre profonde conviction est que votre prise de parole pourrait, dans les mains d’acteurs malintentionnés, ouvrir la voie à l’exacerbation inutile de la vie de la nation. Soyez sûr, Eminence, que l’élection se déroulera de manière apaisée, dans la transparence et en toute sécurité’’, a déclaré le porte-parole du RHDP face à la presse.

‘’C’est un acte de profanation inacceptable…’’

Depuis, son acte est à la base d’une grosse polémique. La pilule passe mal. Les chrétiens dénoncent un manque de respect et une violation de la sacralité de leur lieu de culte. ‘’Vous vous êtes permis, ce mercredi 2 septembre 2020, de violer le territoire de la cathédrale Saint-Paul d’Abidjan pour y déverser votre suffisance et votre outrecuidance. Par cette présence non-autorisée, vous avez souillé ce qui est sacré et précieux aux yeux de tous les catholiques de Côte d’Ivoire. C’est un acte de profanation inacceptable que nous dénonçons avec la dernière énergie ! Aucun musulman du gouvernement ne s’est permis de violer l’enceinte d’une mosquée pour réagir aux propos de l’imam Aguib Touré qui avait tenu des propos, sans commune mesure, beaucoup plus virulents que ceux du cardinal Kutwa’’, affirme un fidèle catholique dans une lettre ouverte que nous avons reçue.

Jean-Yves Esso a dit tout haut ce que beaucoup pensent sans oser se prononcer. ‘’Que l’on ne partage pas les propos du cardinal sur le troisième mandat est une chose, mais pousser l’audace jusqu’à venir organiser une conférence de presse au sein de sa maison pour désavouer ses propos… De mémoire d’ivoirien, c’est du jamais vu !’’, poursuit-il.

 La politique à l’Ivoirienne est fondamentalement marquée par des clivages ethniques (‘’EnQuête’’ y a d’ailleurs consacré un article - ‘’Affrontements ethniques : la Côte d’Ivoire renoue avec ses démons’’ - en mai 2019) et le fossé créé entre les Nordistes et le reste du pays, depuis la théorie de l’’’ivoirité’’, débouche aujourd’hui sur des frictions inter-religieuses. Encore plus actuellement, parce qu’un imam s’est montré plus tranchant à l’endroit du régime sans être inquiété. Il s’agit du trentenaire Aguib Touré, réputé pour dire des vérités qui dérangent.

Très actif sur les réseaux sociaux, l’homme est le fondateur de la mosquée Al-Houda Wa Salam (Que la paix de Dieu soit avec vous) de la commune populaire d’Abobo (district d’Abidjan).

Le 16 août 2020, depuis son lieu de culte, il a dénoncé une ‘’hypocrisie au sein de la communauté musulmane’’. ‘’Nous demandons au président de se souvenir de sa promesse de ne pas briguer un troisième mandat. Il y a des musulmans qui disent ne pas vouloir se mêler de la chose politique. Mais, en réalité, c’est dû à l’ignorance de la communauté musulmane. On est spectateur de la vie. Quand ces politiciens font des sacrifices, demandent des prières ou encore font de mauvaises choses et que nous, musulmans, semons les conséquences, là ce n’est pas la politique. Quand on le défend, ce n’est pas la politique, mais lorsqu’il est en train de dérailler et qu’on veut le ramener, là c’est la politique. C’est de l’hypocrisie pure’’, a-t-il déclaré.

Le guide religieux a, en juillet 2018, été soupçonné par le renseignement ivoirien d’accointances avec les djihadistes maliens. ‘’Soutenons notre frère quand il est dans la vérité. Soutenons-le encore plus quand il est dans l’erreur, en lui donnant des conseils. J’ai fait la prison pour le président de la République en 2002, parce que j’étais convaincu qu’on piétinait ses droits. Mais aujourd’hui, je lui demande de ne pas manquer à sa parole, parce que les conséquences risquent d’être générales. Au moment où lui il sera protégé, la communauté musulmane pourrait être en difficulté. Ceux qui le soutiennent, cela les concerne. Mais la vérité, c’est la parole d’Allah qui nous demande de respecter notre parole. Nous demandons à chaque musulman de prier pour la paix et la sérénité en Côte d’Ivoire. Conseiller quelqu’un, ce n’est pas être contre lui’’, a-t-il conclu.

Pour l’heure, à Abidjan, entre ceux qui dénoncent une candidature anticonstitutionnelle et ceux qui soutiennent la mise à zéro du compteur (premier mandat dans la troisième République), il y a le citoyen lambda qui angoisse. Le traumatisme de la crise post-électorale de 2010-2011 refait surface et à chacun ses plans de sauvetage. Nos interlocuteurs sont unanimes : Le 31 octobre prochain, beaucoup d’Ivoiriens auront déjà quitté le pays, par mesure de sécurité. D’autres, moins nantis, prévoient d’aller dans les contrées les plus reculées du pays. Une autre catégorie compte, elle, sur la protection divine.

EMMANUELLA MARAME FAYE

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