Publié le 9 Mar 2020 - 18:50
CRIMINALISATION DU VIOL ET DE LA PEDOPHILIE

L’équation de la preuve tangible et des longues détentions

 

 

L’Union des magistrats sénégalais (UMS) a organisé, ce samedi, en collaboration avec l’ONG 3D, un séminaire d’échange sur les nouveautés et les défis de la loi portant criminalisation du viol et de la pédophile. La rencontre a réuni des acteurs de la société civile, de la police scientifique et de la justice, pour discuter des défis de la nouvelle loi, dans un contexte de désengorgement des prisons.  

 

Adoptée le 30 décembre 2019, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, la loi criminalisant le viol et la pédophile a été promulguée au début de cette année par le président de la République, pour entrer officiellement en rigueur. Ainsi, en passant de délit à crime, l’infraction du viol est  désormais sanctionnée à des peines plus sévères pouvant aller de 10 à 20 ans de réclusion criminelle et à la perpétuité, si l’acte est suivi de meurtre ou commis sur une personne vulnérable.

Autant de nouveautés qui protègent davantage les victimes, mais qui entrainent, en même temps, de nouveaux défis. Il s’agit, entre autres, de l’exigence de preuves tangibles pour trancher convenablement et des risques de longues détentions en mandat dépôt.

Ces différents points ont fait l’objet, ce samedi, d’un séminaire d’échange et de réflexion organisé par l’Union des magistrats sénégalais (UMS).

La rencontre a réuni les acteurs judiciaires (police scientifique, magistrats, juges, avocats) et la société civile pour échanger sur le contenu de cette loi, afin d’identifier ses mérites et limites. Il a surtout été question de sensibiliser davantage les acteurs de la justice et le public sur les enjeux, les contraintes et les perspectives à entrevoir pour que l’application de cette loi ne puisse engorger davantage le système confronté déjà au surpeuplement des prisons.

‘’Il y a des conséquences pratiques qui s'attachent à ce choix de criminalisation du viol et de la pédophilie, parce que, quand on dit criminalisation, cela veut dire que c'est des peines beaucoup plus graves, avec beaucoup de procédures. Actuellement, la procédure la plus utilisée dans notre système judiciaire, est le flagrant délit. C'est des procédures rapides et assez commodes pour les praticiens. Mais pour certaines infractions, une fois qu'elles sont devenues criminelles, on ne peut plus utiliser la procédure de flagrance. Ce qui fait que beaucoup de praticiens craignent un effet d'engorgement, se disant que les juges d'instruction sont déjà submergés de travail, et si maintenant tous les dossiers de viol et pédophilie s'ajoutent à leur lot, cela pourrait les alourdir. Cet effet mécanique, on ne peut pas le nier, il est vrai’’, reconnait Mandiaye Niang, Directeur des Affaires criminelles et des Grâces, qui représentait le ministre de la Justice à la rencontre.

M. Niang ajoute que la condition de travail des juges d'instruction est une question beaucoup plus large. ‘’La vérité est que le dossier de chaque juge d'instruction mérite une attention particulière. L'exigence d'avoir des dossiers qui sont rapidement traités, ce n'est pas seulement pour les affaires de viol, c'est dans toutes les affaires. Nous sommes dans un pays avec des difficultés que nous savons, mais tout le monde, y compris le ministre de la Justice en premier, a indiqué que des efforts vont être faits pour améliorer les conditions de travail’’. 

En outre, aux yeux du directeur des Affaires criminelles et des Grâces, le viol et la pédophilie sont, certes, devenus des crimes et exigent en conséquence un mandat de dépôt pour l’ouverture d’information judiciaire, mais cela n’implique pas forcément de longues détentions. ‘’Il faut savoir que le mandat de dépôt, c'est-à-dire l'ouverture d'une enquête devant le juge d'instruction, ne signifie pas forcément que la personne doit être détenue et ceci même en cas de viol. C’est vrai que par rapport à la gravité de certaines infractions, la tentation peut exister, y compris au niveau des citoyens. Quand on a accusé quelqu'un de meurtre ou de viol, les gens s'attendent à le voir en prison, mais ce n'est pas ça la loi. Ça peut être fait, mais c'est un cas d'espèce’’.

Il poursuit : ‘’Nous praticiens, savons que quelqu'un, même accusé de viol, est présumé innocent jusqu'au jugement. Il est donc parfaitement possible que, devant le juge d'instruction, quelqu'un accusé de viol, après avoir été entendu et que le juge se rende compte qu'il y a des problèmes de preuves, il le laisse en liberté. C'est parfaitement possible. Ce n'est pas forcément parce que le viol est criminalisé que les gens doivent rester en prison 2 ou 3 ans.’’

‘’Tout crime doit passer par l'instruction. Puisque le viol est un crime, forcément, il faudrait passer par l'instruction. Et dans des circonstances où les juges sont chargés de dossiers, la voie de l'instruction peut mener aussi à de longues détentions. C'est un risque, mais il ne nous amène pas à remettre en cause le bien-fondé de la loi. C'est un risque qui est là et nous en sommes conscients. Pour éviter ces longues détentions, il faut réunir tous les praticiens pour voir dans quelle mesure tous ces dossiers peuvent être traités dans un délai responsable’’, déclare Souleymane Téliko, Président de l’Union des magistrats sénégalais.

Le président peut juridiquement gracier un violeur’’

Les personnes coupables du crime de viol peuvent-elles bénéficier d’une grâce présidentielle ? La question a été posée au directeur des Affaires criminelles et des Grâces. Et selon Mandiaye Niang, il est tout fait possible qu’un violeur bénéficie d’une grâce présidentielle, et cela est déjà arrivé.

Cependant, précise-t-il, la politique judiciaire actuelle du Sénégal exclut ce genre d’infraction dans la grâce collective. ‘’Ce qu'il faut comprendre à travers la grâce, c'est que c'est un pardon qui est accordé par le président de la République, une fois que la procédure judiciaire est finie. C'est une prérogative qui est prévue par notre Constitution et elle ne l'assortit quasiment d'aucune limite. Tout ce que la Constitution dit, c'est que le président de la République dispose du droit de grâce. Il lui appartient de voir les cas particuliers dans lesquels il peut l'exercer’’.

Mandiaye Niang précise toutefois : ‘’Dans l'exercice de cette fonction, le ministère de la Justice aide à définir une politique. Et je peux vous exposer que la politique pénale actuelle, dans le cas des grâces collectives, certains cas comme les crimes violents, les infractions sexuelles sont systématiquement écartés. Mais, juridiquement, le président peut parfaitement gracier un violeur et c'est déjà arrivé. Il suffit juste qu’il le décide et que la procédure judiciaire soit finie, quelle que soit l'infraction (meurtre, assassinat, viol), le président peut gracier sans conditions spécifiques. Mais il peut placer une politique, comme c'est le cas actuellement, qui écarte certaines infractions’’, précise M. Niang.  

Il étaye ses propos : ‘’On a eu l’exemple d'un Belge qui avait commis des viols en Casamance. Mais quand son avocat a fait la demande de grâce, il était atteint d'une maladie qui le conduisait à la mort et il était déjà resté très longtemps en prison avec des médicaments qui n'étaient plus disponibles au Sénégal. Il fallait l'évacuer sur un brancard. Dans ce cas pareil, nous avions écrit au président en disant : «Compte tenu de sa situation sanitaire, nous pensons que cette personne pourrait être éligible au pardon du président de la République» et elle a été libérée. Sinon, la grâce n'est pas exclue. Mais, pour le moment, dans la politique pénale actuelle que nous appliquons, les infractions sexuelles sont écartées et des grâces et des libérations conditionnelles’’.

ABBA BA

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