Publié le 26 Jun 2018 - 04:46
DANIEL PINHASSI (RESPONSABLE DE GREEN 2000 AFRIQUE)

‘’Tous les Dac seront livrés dans un délai de 3 à 8 mois, si….’’

 

Loin de la polémique sur le rapport de l’Inspection générale des finances (Igf) sur le Programme des domaines agricoles communautaires (Prodac), Daniel Pinhassi lève un coin du voile sur ce projet du gouvernement sénégalais. Mais, dans cet entretien avec ‘’EnQuête’’, le responsable de l’entreprise israélienne Green 2000 en Afrique parle aussi de l’état d’avancement des Dac et de la situation de l’agriculture sénégalaise.

 

Depuis un certain temps, Green 2000 est au-devant de la scène, avec surtout le rapport de l’Igf sur le Prodac. Où en êtes-vous, aujourd’hui, dans la réalisation des domaines agricoles communautaires (Dac) ?

Pour rappel, en septembre 2015, notre entreprise, Green 2000, a signé un contrat pour réaliser 4 centres de formation et de services agricoles (Astc) dans les domaines agricoles communautaires (Dac) de Séfa, Keur Momar Sarr, Keur Samba Kane et Itato. Les 4 Astc devaient être entièrement livrés et fonctionnels 8 mois après la réception, par Green 2000, de l'avance de démarrage de 20 % du coût total du projet. Hélas, il a fallu à Green 2000 une longue attente de 5 mois après la signature de son contrat, avant que le bailleur, Locafrique en l'occurrence, ne daigne consentir une avance de 5 % au lieu des 20 % précisés dans le contrat.

Face à la lenteur du bailleur de verser les 15 % restants pour compléter l'avance de démarrage, Green 2000 a reçu instruction du ministère de tutelle de commencer l'installation de l'Astc du Dac de Séfa (Sedhiou), en attendant que le bailleur procède au complément. Une telle défaillance du bailleur nous a obligé à travailler sur les sites un par un. Ce qui avait complètement chamboulé notre planning. Mais, dans le souci de respecter les délais de livraison de 8 mois, nous avions anticipé la commande de tous les matériaux et équipements nécessaires aux 4 sites.

Peut-on avoir une idée nette sur  l’état d’avancement des travaux ?

A ce jour, le Centre de formation et de services agricoles de Séfa est opérationnel depuis quelques mois, alors que celui de Keur Momar Sarr, à Louga, est très avancé. A Keur Samba Kane, les conteneurs avec les équipements et matériaux sont sur place, mais nous avons  décidé de surseoir à tous les travaux, en attendant que Locafrique daigne solder les nombreuses factures impayées.

Pour ce qui est du Centre de formation et de services agricoles d’Itato (Kédougou), tout visiteur pourra remarquer que les travaux y sont au point mort, parce que tout simplement la partie sénégalaise a demandé à Green 2000 de ne rien entamer sur ce site, car l'option de choisir un autre endroit à la place était envisagée. L'idée de changer le site d'Itato était émise, alors que nous avions déjà réalisé et déposé auprès de qui de droit toutes les études techniques. Ces études avaient nécessité, pour Green 2000, des moyens financiers, humains et matériels importants. Malgré tous ces imprévus, notre société est disposée,  si le budget nécessaire est mis en place, à livrer tous les 3 centres de formation et de services agricoles restants dans un délai de 3 à 8 mois, suivant l'état actuel de chaque site.

 Comment cela est-il possible, si l’on sait qu’il n’y a aucune avancée dans la réalisation du Dac de Keur Samba Kane ?

Effectivement, près de 3 ans après la signature du contrat de Green 2000, à Keur Samba Kane, le cœur du Dac ou centre de formation et de services agricoles tarde à se matérialiser à cause principalement de la défaillance du bailleur qui n'a pas mis à la disposition de la compagnie israélienne les décaissements prévus dans le contrat. Mais comme je l’ai dit plus haut, les matériaux sont déjà sur place. Il ne faut pas perdre de vue que les centres de formation et de services agricoles (Astc  ou cœur de chaque Dac) sont des centres disposant de toutes les technologies nécessaires et indispensables pour une agriculture moderne et dans lesquels les membres des groupements d'entrepreneurs agricoles (Gea) bénéficieront d'une formation et de toute l'assistance technique qui leur permettra de créer des emplois durables, générateurs de revenus substantiels pour des milliers de membres.

C’est quoi exactement le cœur du Dac ?

La plupart des grands projets agricoles en Afrique ont fait long feu, à cause principalement de l'absence de centres opérationnels de formation et outillés pour offrir à des milliers d'agriculteurs, sur un rayon de 50 km, des services et de toute l'assistance technique nécessaires pour leur permettre de vivre de leurs activités agricoles.

Les Astc ou cœur du Dac sont donc une révolution pour une agriculture durable au Sénégal et pourvoyeuse d'emplois bien rémunérés. Par ce mécanisme d'Astc installé dans chaque Dac et supervisé par les experts de Green 2000 qui vont veiller à la formation et au transfert de savoir-faire, les Dac seront assurément la solution pour l'emploi en milieu rural et un excellent moyen de lutte contre l'émigration.

Mais toujours est-il que ces Dac tardent à fonctionner normalement…

Le grand problème avec les projets agricoles pour l’éradication de la pauvreté et l’amélioration de la production des petits producteurs, c’est le suivi. Car, après l’installation des plans d’irrigation en eau et la mise en place d’un système de  mécanisation, il n’y a personne pour continuer ce type de service. Et quand le Programme des domaines agricoles communautaires (Prodac) a développé le concept des Dac, c’était clair que l’Etat voudrait inviter les jeunes producteurs à avoir des terrains disponibles et pratiquer l’agriculture traditionnelle et moderne. Mais pour gérer cette quantité de producteurs sans expérience, il faut avoir un cœur de Dac, un centre logistique, de services qui va gérer toute cette activité. Green 2000 a développé ce modèle depuis 10 ans et il est basé sur l’expérience israélienne. Quand nous avons présenté ça au Prodac, les responsables de ce programme ont déclaré que c’est justement le type de modèle qu’on voudrait avoir comme cœur de Dac. Pourquoi ? Parce que le modèle, il est unique. Il y a le stockage, la mécanisation, l’irrigation, la pépinière, la formation. Il y a même les techniques.

Vous pensez donc que le modèle agricole israélien est aussi valable au Sénégal ?

 Quand vous faites un tel projet dans un pays pétrolier, il n’y a pas de problème. Un ou deux millions de plus, ce n’est pas grave. Mais dans les pays les plus pauvres, si vous allez installer ce type de centre, l’année prochaine, le gouvernement peut avoir d’autres priorités. Et dans ce cas de figure,  vous restez avec votre projet presque mort-né. Pour ne pas vivre une telle expérience au Sénégal, nous avons installé une ferme commerciale attachée au Dac. Pour mieux comprendre ce schéma, il faut savoir qu’il y a deux moyens de financer les Astc ou cœurs de Dac dont l’un est la ferme. Mais pour arriver à cette situation, il faut savoir qu’aujourd’hui, le paysan ne garde rien du tout. Quand vous visitez la vallée du fleuve Sénégal, après la récolte, les agriculteurs sont très contents, mais quand vous faites le calcul, ils se retrouvent avec des miettes.

Justement, aujourd’hui, dans cette partie du Sénégal, il y a des localités qui sont menacées de famine, alors qu’il y a d’intenses activités agricoles dans cette zone…

Exactement ! Mais cette situation n’est pas l’apanage du Sénégal. Vous pouvez la voir partout en Afrique. La motivation d’installer les grands projets, elle est là. Et les bailleurs de fonds donnent l’argent. Mais il faut gérer cela. Nous avons adopté ce modèle pour le besoin du Sénégal. Pourquoi les cœurs de Dac de Séfa et de Keur Momar Sarr ne sont pas exactement les mêmes ? Celui de Keur Momar Sarr, par exemple, vous avez la section 1 ; c’est le centre de services et de formation. Tout ce que le paysan a besoin pour faire de l’agriculture moderne est là : salle d’emballages, salle de réunions pour faire la formation, mécanisation, chambre froide. On peut même inviter, plus tard, le service des micro-crédits. Tout ce que le petit producteur a besoin est là. Après, vous avez le centre de démonstration ; c’est la section B. Là-bas, vous faites seulement la démonstration que les producteurs peuvent faire chez eux, pas autre chose. Si la technologie est trop élevée, ce n’est pas la peine de présenter les choses. Le troisième secteur, appelé C, c’est pour financer. A côté du lac de Guiers, il y a assez d’eau. Il y a les champs ouverts. Il y a une section A, B et C, c’est presque la même chose. On peut avoir quelque différence de démonstration, mais c’est le même type de service. Mais à Itato (Kédougou) pour gagner de l’argent pour le financement de l’activité, nous avons créé le poulailler, parce que nous avons analysé le marché et il y a un manque d’œufs. Il y aura un petit problème de terrain.

A Keur Samba Kane, il n’y a pas beaucoup d’eau. Alors, il faut diminuer le terrain des producteurs, augmenter la technologie sur un mètre carré pour les serres. L’avantage des serres est qu’on peut arriver à une haute qualité de production pendant toute l’année. Cela veut dire qu’on peut exporter aussi. On fait de la création d’emplois intensive toute l’année. Le centre de pivot, par exemple, il est à Keur Momar Sarr. C’est 50 hectares. L’irrigation est automatique partout et c’est mécanisé. La création du travail se fait dans 2 ou 3 périodes de l’année. Dans cette structure, c’est la production qui est très efficace et non pas l’emploi. Green 2000 est là pour le producteur. C’est-à-dire après que ce dernier a été formé dans le centre, tous les services vont aller chez lui. Le producteur ne touche pas l’équipement.

Est-ce que ce schéma est mis en œuvre dans le Dac de Séfa qui est déjà opérationnel ?

 Oui, Séfa est déjà opérationnel. Cela veut dire que le centre est là et il peut donner du service. Il y a les cœurs de Dac et les Dac. Imaginez que chaque Dac peut entrer en contact avec un groupement d’entrepreneurs agricoles (Gea). Cela peut être un groupe de 15 femmes ou de jeunes dans le village. C’est très flexible et il doit gagner de l’argent. C’est quelque chose qu’on fait avec le Prodac, mais ce n’est pas officiel dans notre projet. Personne ne nous paye pour ça.

Nous avons fait un design de plusieurs structures que le Gea peut adopter. Il faut se donner un objectif : c’est-à-dire savoir le montant qu’un jeune Sénégalais doit gagner aujourd’hui pour rester au Sénégal et non pas vouloir tenter l’émigration. Nous avons fait une étude dans les différentes régions du pays. Les statistiques ne sont pas les mêmes qu’à Dakar, mais en principe on arrive à 200 000 F Cfa net par mois, soit 3 millions de francs Cfa par an. Avec ce montant, un producteur peut manger bien, payer son coût d’engrais, de l’eau, etc. Si vous vérifiez la subvention de l’Etat à l’agriculture, c’est énorme et cela ne va pas changer, parce que c’est bloqué dans la même méthode.

Parlant des subventions, certains militent  pour leur suppression…

Je suis d’accord que le petit producteur ne peut pas réussir sans l’aide du gouvernement, mais quand on finance les engrais, on ne change rien. Quand on fait un cœur de Dac, on a construit une infrastructure publique, c’est comme l’hôpital ou l’école. Quand on lance un projet, on fait une donation de tracteurs, d’irrigation, on fait une station de pompage et après qu’un programme se termine, il n’y a rien qui reste là-bas. C’est une réalité bien connue en Afrique.

Quel regard jetez-vous sur l’agriculture sénégalaise d’une manière générale ?

Je pense qu’il faut d’abord changer de méthodes. Le producteur qui ne fait pas l’irrigation, ne peut pas avoir un meilleur rendement  et celui qui fait l’irrigation doit forcément faire la mécanisation. Et si ce dernier n’arrive pas à acheter un tracteur, c’est peine perdue. Aussi, un agriculteur qui fait de l’irrigation et n’arrive pas à réparer sa motopompe, en cas de panne, perd toute la production dans les quatre jours suivants. Tout cela doit être géré et la gestion vient du cœur de Dac. Mon problème, aujourd’hui, est qu’il n’y a pas de partenaires techniques qui comprennent le modèle. Il y a le Prodac. Mais quand les gens critiquent, ils critiquent quelque chose qu’ils ne connaissent pas. Moi, je suis pressé de mettre le projet sur le terrain opérationnel pour démontrer sa capacité. A côté de Séfa, il y a un petit projet qu’est l’Agence nationale d’insertion et de développement agricole (Anida) qui est un projet communautaire traditionnel ; il y a tout là-bas. Il y a la pompe, l’irrigation, la motivation. Il manque une seul chose : la gestion sur le terrain.

Malgré ces impairs, le Sénégal est-il sur la bonne voie dans le domaine agricole ?

Je pense que si le Sénégal veut des choses positives, il doit se donner les moyens de produire durant toute l’année. Surtout que les conditions de production sont bonnes. Et le pays a assez d’eau et de terres.

Des producteurs décrient souvent le problème d’exportation. Ils disent que le port est saturé…

(Il coupe) Le Sénégal n’exporte pas assez de produits horticoles. Je vous donne un exemple : la mangue sénégalaise a plus de goût que la mangue israélienne ; elle est beaucoup plus sucrée que celle israélienne. Mais les Européens payent le double ou le triple pour cette dernière. Et cela pour deux raisons : la première, c’est le problème de magasinage ; la deuxième raison est liée au contrôle de qualité. Donc, il faut améliorer la qualité de production avec la lutte contre les mouches de fruits.

Par ailleurs, je ne comprends toujours pas que le Sénégal puisse importer plus de 75 000 tonnes d’oignon par an, alors qu’il doit en être un exportateur et de qualité. Le petit producteur qui fait l’oignon ne peut même pas le garder pour une semaine. Et s’il n’y a pas d’irrigation, on ne peut pas faire de contre-saison pour cette culture. Cela veut dire que tout ça doit être géré. D’où l’importance des cœurs de Dac.

En Israël, 3 % de la population produit tout ce que le pays a besoin et exporte. Ici, ce n’est pas possible, parce que 70 % de la population vit de l’agriculture. Si vous vérifiez la réalité rurale de l’Afrique en général, 60 ou 70 % de la population sont des jeunes. Qu’est-ce que ces derniers peuvent faire ? Si on les forme pour faire de l’agriculture moderne, ils peuvent être de bons producteurs, mais tel n’est pas le cas encore. Mais je pense que la révolution doit venir du secteur privé.  Si vous avez 10 ou 25 Dac dans tout le pays, ce sera une excellente chose pour le développement, voire l’émergence du Sénégal.

Par Mame Talla Diaw

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