Publié le 19 Feb 2020 - 23:32
DISTRIBUTION GRATUITE DE CAFE

Les dangers de l’opération séduction de Nescafé

 

Avec la rude concurrence du ‘’café Touba’’ et d’autres marques, Nescafé revient à la charge, avec une campagne agressive de distribution gratuite de son produit, sur toute l’étendue du territoire. Des spécialistes en addictologie alertent sur les dangers de telles initiatives et mettent les autorités du Coud, qui ont béni l’opération, face à leurs responsabilités.

 

Entrée de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, juste à hauteur du pavillon A. Des dizaines d’étudiants se dirigent, tranquillement, vers la porte principale, sise sur l’avenue du même nom. Certains tiennent à la main une tasse de café bien chaud. Un peu plus à l’intérieur, sur le vaste espace en face du pavillon J, sont installés de grands stands de la marque Nescafé commercialisée au Sénégal par l’entreprise Nestlé. De loin, on peut apercevoir la meute d’étudiants prenant d’assaut les lieux. Plus près, le visiteur est frappé par les slogans suivant : ‘’Commencez en force, finissez en force’’ ; ‘’Nescafé, DALL LEN AK JAMM’’ ou encore ‘’25 francs REK’’ (25 francs seulement).

Cette campagne autorisée par le Centre des œuvres universitaires de Dakar (Coud) peut avoir des impacts dévastateurs, préviennent des spécialistes en addictologie.

Sur place, Fallilou Diagne et ses trois copains s’improvisent journalistes. Pendant que l’un essaie d’interviewer un des agents par rapport à leur campagne de gratuité, les autres, avec des cuillères, jouent aux cameramen. A leur interlocutrice vêtue d’un tee-shirt noir, l’étudiant pose une kyrielle de questions. ‘’Pourquoi vous avez baissé le prix du stick qui coûtait 50 F ?’’ ; ‘’Pourquoi vous avez choisi l'université pour cette campagne de distribution gratuite ?’’ ; ‘’Pourquoi vous n’allez pas ailleurs ?’’ ; ‘’Avez-vous fait Gaston Berger, Bambey par exemple ?’’. Un jeu très comique auquel l’agent, très sympathique, se plie volontiers.

En fait, explique-t-elle gentiment aux étudiants, la société a déjà fait l’université Gaston Berger. Elle a été partout, à travers le Sénégal, pour faire la promotion de son nouveau produit (le stick à 25 F). Ce dernier, renseigne la jeune dame, a été ramené à 25 F pour le rendre plus accessible. Elle ajoute : ‘’Et puis, c’est plus hygiénique que d’acheter un sachet de café à 25 F. C’est juste pour le rendre plus accessible.’’ A l’étudiant qui l’interroge sur la fin de la campagne, alors que certains sont devenus accros, elle répond avec un large sourire et beaucoup d’honnêteté : ‘’C’est aussi ça l’objectif. Si vous vous rendez compte que le café est bon et qu’il ne coûte pas cher, vous allez l’acheter.’’ Le tout, dans une ambiance bon enfant.

Qu’à cela ne tienne ! Pour certains étudiants, cette campagne est tout simplement une aubaine. Pensionnaire du Département d’allemand, Fallilou Diagne ne dit pas le contraire : ‘’On en profite vraiment. D’habitude, je paie pour boire du café. Là, on nous le donne gratuitement. Cela me fait quelques économies. En plus, c’est vraiment du bon café. Parfois, je prends jusqu’à 4 ou 5 tasses. C’est devenu un réflexe pour moi, après avoir pris mon petit déjeuner au restaurant.’’ Embouchant la même trompette, son ami Victor Sambou, consommateur occasionnel, ne crache pas non plus sur l’occasion de boire du café gracieusement. Quand même, une question le taraude sans cesse. ‘’Pourquoi ce Nescafé n'est pas donné dans les restos ?’’. ‘’Peut-être c’est juste parce qu’il est plus cher’’, tente de le rassurer son vis-à-vis.  

Quelques instants plus tôt, aux alentours du restaurant argentin, Abass Seck, étudiant en Master 2 au Département d’anglais de la faculté des Lettres, taquinait son pote. ‘’Tu pourras désormais, tous les matins, passer ici, avant d’aller à la Fac, pour prendre ta dose’’. Ce dernier, tasse à la main, confie être grand consommateur, mais plutôt de «café Touba» qu’il dit préférer.

Toutefois, admet-il, ‘’j’avoue que le café qu’on m’a servi tout à l’heure est du tout bon. En fait, je n’étais pas passé pour ça. Mais comme j’ai vu une ancienne connaissance de l’école primaire, elle me l’a proposé et j’en ai pris. Comme ils sont encore là, je vais passer prendre un café, si l’occasion se présente’’.

Sous réserve de l’avis médical, il salue plutôt l’initiative de l’entreprise. Car, indique-t-il, certains peinent à en disposer.

Son ami Abass n’est pas du même avis. Pour lui, hors de question de commencer même à goûter. ‘’Imagine quelqu’un qui passe chaque jour pour prendre une dose ; à la longue, il va devenir addict. ‘’En ce qui me concerne, j’ai toujours évité tout ce qui est excitant. Ce n’est pas parce que c’est gratis que je vais commencer’’. Donnant l’exemple de son terroir, il estime que cette dépendance à certains excitants a bousillé la vie de plusieurs jeunes. ‘’Certains amis, témoigne-t-il, sont obligés de vaguer de grand-place à grand-place, juste pour boire du thé, par exemple. Avec le café, c’est le même effet, quand on devient dépendant’’.

Aliou Manga, qui partage le même avis, donne les raisons pour lesquelles il ne prend pas de café. ‘’Petit, j’entendais les parents dire que ça peut créer des problèmes psychiques. C’est comme une drogue, comme le tabac. Une fois qu’on en prend, on devient accro et cela n’est pas bon pour l’organisme. C’est pourquoi je préfère ne pas en consommer’’, sourit-il, pendant que ses compagnons Nathalie Lopy et Thiaba continuent tranquillement de siroter leur tasse de café qu’elles jugent ‘’délicieux’’. A en croire la première, il n’y a aucun mal à boire du café ; c’est plutôt l’abus qui est nocif, insiste-t-elle.

En tout cas, bon ou pas bon, au campus social, c’est une véritable ruée dans les jolis stands aux couleurs de Nescafé. ‘’Chaque jour, quand je sors du restaurant, je passe ici prendre une bonne tasse de café pour être en forme. J’avoue que je ne suis pas dépendant ; je suis un buveur occasionnel. Mais là, je profite de la gratuité pour consommer le maximum possible. Je trouve que c’est une excellente chose’’, confie, pour sa part, Khadim Sène. Son camarade de renchérir : ‘’Et puis, c’est quelques économies en plus. Moi, si j’ai un bon beignet, je serai peinard.’’

13 h passées de quelques minutes. Ndèye Ada et Oulèye se pointent, réclamant leur tasse. Malheureusement pour les belles demoiselles, c’est l’heure de la pause. Il faudra repasser vers 14 h, heure de la reprise. Interpellées, elles confient ne pas être des consommatrices, mais voulaient juste goûter aux merveilles qui leur ont été contées. Depuis mardi dernier, avec la bénédiction du Centre des œuvres universitaires de Dakar, c’est la grande dégustation du nouveau produit de Nescafé. La distribution commence dès les premières heures de la matinée, jusqu’à 18 h. Au grand bonheur des étudiants ! Une campagne sera clôturée, aujourd’hui, en grande pompe, avec un grand concert animé par les artistes partenaires, dont Bass Thioung, Akhlou Bricks...

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POLLUTION

Accusée de souiller le campus, Nescafé se défend

Habitué à la gratuité ces derniers jours, la plupart des étudiants plaident pour la prolongation de la campagne. Mais, à en croire ce responsable, il faut bien arrêter un jour. Pour lui, la campagne était aussi pour faire passer le message sur le nouveau stick de 25 F. D’après lui, l’ancien stick, qui coûtait 50 F, est appelé à disparaitre des rayons des supermarchés et autres boutiques de quartiers. L’usine n’en fabriquant plus, à cause des exigences du marché. Aussi, informe-t-il, le poids est passé de 2 à 1,5 g.

‘’Ainsi, pour le même prix, on a plus de café. En effet, les deux sachets de 25 F font 3 g maintenant et non 2 g comme auparavant’’, vante-t-il.

Aux accusations de pollution dont ils font l’objet (voir ci-contre) il rétorque : ‘’Pour moi, c’est juste une campagne mensongère de diabolisation. De ce point de vue, on ne peut rien nous reprocher. Nous avons mis partout des poubelles de très haute qualité. Vous pouvez le constater vous-même. Cela a coûté énormément, mais nous avons nos standards. Nous sommes une entreprise très respectée ; on ne peut se permettre certaines choses.’’ Le problème, pense-t-il, s’il en existe, c’est surtout certains étudiants qui emportent leurs tasses, les jetant parfois n’importe où. Encore que, là aussi, ils s’efforcent de préserver leur réputation, en recrutant quelques agents chargés de faire le tour du campus pour ramasser les tasses à leur effigie.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces équipes ont du boulot. En effet, par jour, depuis le démarrage de la campagne, l’entreprise distribue entre 8 000 et 9 000 tasses. Mais, tient-il à préciser, ces dernières sont en cartons biodégradables et non en plastiques. ‘’D’ailleurs, nous sensibilisons les consommateurs sur les effets consistant à boire du liquide chaud dans une tasse en plastique. C’est nocif et c’est l’occasion de faire passer des messages de ce genre’’, confie notre interlocuteur.

Revenant sur le risque de créer de nouveaux accros, il rétorque que, de toute façon, ils n’obligent personne à prendre le café. Aussi, ils n’en donnent pas aux moins de 16 ans, conformément à la réglementation. Des conseils sont aussi donnés, à l’en croire, pour une utilisation efficiente du produit.

8 000 à 9 000 tasses de café par jour

Sur sa page Twitter, Majaw Njaay, lui, s’indigne de tous ces déchets déversés sur certaines artères de l’université. Il dit : ‘’Merci pour le café gratuit, mais ces images que je viens de prendre au niveau du «couloir de la mort» n’honore pas votre nouvelle campagne de com.’’ Les réactions n’ont pas tardé, du côté de l’entreprise et de ses partenaires. Pour l’animateur vedette de la 2STV Pape Sidy Fall, c’est vouloir faire un mauvais procès à Nescafé que de les citer comme pollueur. ‘’Copain, rétorque-t-il à Majaw Njaay, bul déconner waaay (ne déconne pas). En plus d’être des tasses en carton, pour le respect de l’environnement, on brûle ça à chaque fin de journée. Depuis plus de 42 jours, on fait le tour du Sénégal té «amoul lou niaw» (il n’y a rien de grave). Mais si tu prends une photo avant qu’on brûle, ce n’est pas joli’’.

Pape Abdou Aziz Diop confirme, tout en décriant cette politique constituant à incinérer les déchets. Il déclare : ‘’Pape Sidy, certes «yenangui koy taal» (certes, vous brûlez) et tout. Mais comme c’est en papier, j’aurais aimé que vous restiez dans cette optique de respecter la nature en utilisant d’autres alternatives, puisque brûler aussi contribue au réchauffement climatique.’’

AVIS D’EXPERT

‘’… C’est comme l’alcoolique ou le tabagique’’

Scandalisés de voir ces campagnes revenir aux lieux de savoir d’où elles étaient chassées dans les années 1990, certains spécialistes en addictologie n’ont pas manqué de monter au créneau pour mettre les autorités universitaires face à leurs responsabilités. ‘’Ces campagnes de distribution, souligne un de nos interlocuteurs, sont faites, uniquement, pour installer l’addiction au café. On voit des gens qui, au bout d’un certain temps, quand ils ne le prennent pas, ont des maux de tête ; ils ne se sentent pas bien... C’est la même chose que le fumeur qui manque de cigarette ou l’alcoolique qui n’a pas d’alcool. Ces distributions, c’est pour créer la dépendance, pour que les gens ne puissent plus s’en passer. C’est purement commercial, pas pour notre bien-être. Le faire dans des écoles et universités, c’est scandaleux. Et cela est inimaginable dans certains pays qui se respectent’’.

Toutefois, tient à préciser le spécialiste, il ne faudrait pas non plus diaboliser ces produits. Selon lui, c’est comme le thé, le tabac, la cola… Ce sont des stimulants du système nerveux - leur première cible - et ils ne doivent pas être consommés avant la maturité de l’organisme. ‘’Aussi, recommande un des spécialistes, il faut en consommer à des quantités raisonnables. C’est-à-dire pas plus de 2 ou 3 petites tasses dans la matinée, parce que ça contient de la caféine’’.

Selon les spécialistes, le café n’est cependant pas une drogue, mais une boisson qui a des effets pervers. Ils expliquent comment il agit sur l’organisme. ‘’Dès qu’on le prend de manière massive et de façon quotidienne, on crée une addiction, parce que c’est un puissant inducteur d’addiction. Au bout de certains mois ou années de prise, quand on n’en prend pas, bonjour les dégâts’’.

Pour ce qui concerne ses effets négatifs, les experts mentionnent : l’accélération des battements du cœur, une excitation artificielle, parce que transitoire et ne pouvant pas remplacer une alimentation équilibrée et normale.

Quid de l’âge de maturité du corps humain ? Ils soulignent qu’en fait, ‘’le système nerveux continue à se développer après la naissance, au fur et à mesure que l’on grandit et qu’on apprend des choses. La maturation de l’organisme ne s’achève pas, mais son optimum s’arrête à 18-20 ans’’. Raison pour laquelle l’utilisation du café est formellement interdite aux adolescents. Pour les adultes, c’est surtout l’abus qui constitue un grand danger pour la santé.

PAR MOR AMAR

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