Publié le 31 May 2020 - 08:31
DR ABDOUL AZIZ KASSE, CANCEROLOGUE

‘’Comment diminuer, voire éradiquer certains cancers les plus fréquents’’

 
Sommité dans le domaine de la cancérologie en Afrique, le docteur Abdoul Aziz Kassé, chiffres à l’appui, dévoile quelques pans de son ‘’plan Marshal’’ pour diminuer de façon drastique le nombre de morts et de cas dus au cancer à moyen terme. 
 
 
Malgré l’achat de nouvelles machines, les personnes atteintes de cancer continuent de souffrir le martyre pour décrocher un rendez-vous dans les structures de prise en charge. Quel est le problème ? 
 
Ces dernières années, il faut tout de même reconnaitre que l’Etat a fait des efforts extraordinaires en radiothérapie au Sénégal. Nous disposons aujourd’hui de 4 machines : deux à Dalal Diam, 1 à Le Dantec et 1 autre dans mon centre (Centre international de cancérologie de Dakar). Ces machines peuvent permettre d’irradier entre 2 000 et 4 000 patients par an. Normalement, avec ces 4 machines, on couvre les besoins du Sénégal. Malheureusement, on a commis des erreurs dans la matérialisation de cette volonté de l’Etat. A l’époque, j’avais écrit une lettre à Awa Marie Coll (ancienne ministre de la Santé) pour lui conseiller d’acheter des machines de même marque, même modèle, qui pourraient communiquer entre elles. Ainsi, si une machine tombe en panne, le malade peut aller dans l’autre.
 
Cela aurait également permis de partager la plateforme qui sert à préparer le traitement, parce que nous soignons tous des Sénégalais. Ça aurait permis de diminuer de 30 % le prix pour les malades. J’avais donné le document à Awa Marie Coll à l’époque, mais elle a fait ce qu’elle a voulu. Le Dantec s’est retrouvé avec une Varian de trois générations derrière ; Dalal Diam avec deux machines de marque Elekta trois générations derrière et au Centre international, il y a un Vmat dernière génération. Si on avait les mêmes marques et les mêmes modèles, elles allaient communiquer au bénéfice de tous les malades. Et on aurait pu éviter les longues attentes aux patients. Aujourd’hui, il y a 3 à 4 mois d’attente à Le Dantec, plusieurs semaines de listes d’attente à Dalal Diam. Au centre, pas d’attente. Les Sénégalais aiment ces histoires de rivalités qui n’ont aucun sens. L’essentiel, pour moi, c’est comment prendre en charge efficacement le malade qui est avant tout un Sénégalais. 
 
L’autre problème par rapport à la prise en charge, c’est la concentration de toutes les structures, toutes les machines à Dakar. On aurait pu mettre une autre machine robotisée par exemple à Saint-Louis et à Ziguinchor. Il suffit d’avoir la fibre optique pour que toutes ces machines se parlent. Ainsi, les malades de Mauritanie, de la vallée du fleuve pourraient rester à Saint-Louis. La machine de Ziguinchor, en plus de la Casamance, allait polariser tout le Sénégal oriental, les deux Guinées et environs. 
 
Au-delà de ces questions liées à la radiothérapie, y a-t-il un plan cohérent afin de lutter contre le cancer ? 
 
En fait, jusque-là, il y a eu des mesurettes. Il y a beaucoup de volonté de l’Etat qui a fait des efforts, mais dans une incohérence absolue. Je pense qu’on ne prendra en charge correctement le cancer qu’à travers un plan stratégique national étalé sur 7 ans au minimum. Ce plan stratégique doit avoir des objectifs très précis, une méthodologie très précise ; et surtout, il doit être budgétisé. Cela ne sert pas à grand-chose d’écrire un plan cancer sans prévoir les financements. Aussi, il faut des mesures simples applicables dans le court et moyen terme. Parce qu’il ne sert à rien de faire - comme par le passé - un plan stratégique complexe qu’on ne peut ni appliquer ni financer, en réunissant tous les spécialistes du Sénégal. Il nous faut un plan simple, qui sera compréhensible par tout le monde, applicable, qu’on soit capable de le financer, mais aussi qu’on puisse évaluer à des intervalles réguliers. 
 
Le premier volet de ce plan, c’est le plaidoyer et la sensibilisation. Il faut que les décideurs comprennent que le cancer est un problème de santé publique et de développement. Vous formez quelqu’un jusqu’à 40 ans et le cancer vous le prend. C’est une perte énorme pour un Etat. Pour ce qui est de la sensibilisation, ce n’est pas l’affaire d’une journée ou même d’un mois où on note plus de folklore qu’autre chose. Elle doit être permanente. Le cancer ne doit plus faire peur aux gens. Il faut leur faire connaitre ce que c’est et les inciter à un changement de comportement. Aussi, il nous faut compter nos malades. Comment voulez-vous savoir combien de ressources il vous faut, si vous ne savez même pas combien de malades vous avez ? Quel type de cancer ils ont et où ils se trouvent ? Tant que nous ne mesurons pas les cas et leur répartition dans l’espace, on ne peut apporter des réponses adéquates. Il faut un système d’enregistrement et de monitoring des malades du cancer. C’est indispensable pour pouvoir évaluer l’efficacité de ce qu’on fait. 
 
Concrètement, que faudrait-il faire pour lutter contre les cancers les plus fréquents au Sénégal ?
 
D’abord, au Sénégal, les quatre cancers les plus fréquents sont le cancer du col de l’utérus, le cancer du sein chez la femme. Ensuite, viennent le cancer de la prostate et celui du foie. Tous peuvent être combattus avec des mesures simples et applicables. 
 
Pour le col de l’utérus, on aurait même pu l’éradiquer, parce qu’il y a un vaccin pour le prévenir et un dépistage pour le détecter tôt en vue de le traiter. Ce vaccin protège non seulement contre le col, mais aussi contre celui de la vulve, du vagin, de l’anus, de la gorge. Il aurait suffi de vacciner les enfants à partir de 9 ans pour que, 10 ans plus tard, 82 % des décès par ces cancers disparaissent. C’est énorme. Heureusement, le président de la République s’est personnellement impliqué pour l’application de ce vaccin. Malheureusement, des Sénégalais et étrangers viennent nous raconter des conneries sur de supposés risques liés à ce vaccin.
 
Ces risques dont ils parlent sans jamais l’avoir vu. Moi, je vaccine depuis 2008 ; je n’ai pas vu un seul cas de complication. Ceux qui tentent de dissuader les populations méritent la prison, à mon avis. Toujours pour le cancer du col, il y a le dépistage. Les pays qui l’ont réussi, en 10 ans, ils ont fait disparaitre plus de 80 % des décès dus à ce cancer. C’est l’Island, les pays d’Europe du Nord, la Colombie britannique au Canada… Mais il ne s’agit pas du dépistage opportuniste. Il faut un dépistage centralisé, à travers une institution nationale. Il faudra une méthode, avec l’ambition de dépister toutes les femmes âgées entre 25 et 65 ans. Et on met en place un système informatique pour avoir une idée nette. Si on le fait, en 10 ans, on peut réduire de plus de 80 % les décès liés à ce type de cancer. 
 
En ce qui concerne le cancer du sein, il faut surtout miser sur le dépistage. La solution, ce n’est pas de dire aux populations de palper leurs seins ou d’aller voir des sages-femmes pour qu’elles le fassent. Parce que quand ils sont palpables, il y a déjà des risques que ce soit trop tard. Il faut des mammographies pour les détecter 2 ans avant qu’ils ne soient palpables. Ainsi, on va diminuer de 30 % les décès liés à ce cancer. Ça ne sert à rien de prendre une journée pour dire qu’on va dépister. C’est jeter de l’argent par la fenêtre. On n’a qu’à prendre cette manne qu’on investit en octobre, la mettre dans les 75 districts sanitaires que compte le Sénégal. On crée ainsi 75 centres de dépistage secondaires. Imaginez qu’ils reçoivent chaque jour quelque 50 personnes. Vous voyez ce qu’on peut faire avec pendant l’année ? Cela nous coûterait entre 6 et 12 millions F CFA par centre. 
 
Pour ce qui est du cancer de la prostate, pendant des années, on s’est trompé. Croyant que c’est un cancer qui n’est pas fréquent. Alors que chez l’homme, c’est le premier avec 25 % des cancers. Or, c’est un cancer qui se guérit, s’il est détecté très tôt. Et il y a des tests (TSA) pour ce dépistage. L’intérêt est que dans plus de 90 %, on les guérit au stade de début. Mais si on attend qu’il y ait des symptômes, c’est trop tard. 
 
Quant au quatrième le plus fréquent, qui est extrêmement dangereux –personnellement, je n’en ai guéri aucun - c’est le cancer du foie. Mais il y a un vaccin…  On sait que l’hépatite B peut donner le cancer du foie. Et 16 % des Sénégalais ont des hépatites chroniques. Et le vaccin existe et est gratuit. Il faut le donner à tous les enfants à la naissance. On ferait ainsi disparaitre 49 % des cancers du foie dans quelques années.
 
Quid de la lutte contre les autres formes de cancer comme celui de la gorge, des poumons… ? 
 
Certes, ils sont moins fréquents, mais ils n’en sont pas moins dangereux. Mais la plupart de ces cancers sont causés par le tabac et l’alcool. On sait que si vous supprimez la consommation du tabac au Sénégal, 30 % des cancers vont disparaitre. Certes, le gouvernement actuel a fait des avancées énormes, mais il manquait un point : l’interdiction totale de fumer dans tous les lieux ouverts au public. Awa Marie Coll s’est accrochée à cette mesure pour refuser. Elle a ouvert une brèche en disant ‘’dans certains lieux, des fumoirs peuvent être aménagés’’.
 
C’est absurde. C’est comme si, dans une même piscine, vous permettiez de pisser dans une partie et non dans l’autre... Le 2e point de la prévention, c’est l’alcool. Il entretient un ensemble de risques de faire différentes variétés de cancer : de la bouche, de la gorge, de l’œsophage, du foie… Je ne pense pas qu’il soit possible d’interdire l’alcool, mais on peut rendre son accès difficile par un système de taxation. Au Sénégal, on consomme 16 l d’alcool par an, par adulte. Avec 100 F par litre, imaginez les ressources qui pourraient être collectées et réinvesties dans la prise en charge. Je trouve qu’on pourrait également agir sur la nutrition. Il s’agirait de mettre une taxe sur tous les produits transformés ; on laisse les produits naturels qui protègent contre la maladie. Voilà des mesures simples qui auraient pu avoir un impact énorme.
 
Qu’en est-il de la formation des ressources humaines ?
 
C’est un volet fondamental. On ne peut rien faire sans des ressources humaines en quantité et qualité suffisantes. Nous avons les moyens d’en former. Certes, on le fait, mais pas assez. Il y a différents secteurs dans la prise en charge du cancer : il y a ceux qui font le diagnostic et le traitement, ceux qui mesurent… jusqu’au dernier infirmier. Tous, y compris l’infirmier, doivent être formés. Ce qu’il faut savoir, c’est que le médecin ne fait que 15 minutes avec le malade. La plupart du temps, c’est l’infirmier qui reste avec lui. Si vous n’avez pas des infirmiers qualifiés pour pouvoir accompagner le diagnostic et le traitement du médecin, ça ne sert pas à grand-chose. Imaginez, vous mettez à un malade une poche de stomie pour sortir les selles, parce que le cancer bloque la sortie des matières fécales, mais il n’y a personne pour l’entretien de cette poche. Il nous faut des paramédicaux suffisants et ne pas se focaliser uniquement sur les médecins. Le Maroc dont nous formons les médecins l’a compris. Il nous faut des équipes multi disciplinaires pour une prise en charge efficace de cette pathologie.
 
MOR AMAR

 

Section: