Publié le 24 Feb 2015 - 20:37
DR SELLY BA, SOCIOLOGUE

Enseignante-chercheure et membre du Mouvement Citoyen 

 

‘’Il n’existe nullement de société sans violeur, sans criminel, sans inceste…’’

On assiste à une recrudescence des cas de viols dans notre pays. Selon des chiffres qui ont été publiés récemment, 3 600 cas ont été enregistrés en un an au Sénégal. Comment l’expliquez-vous ?

Le viol est un phénomène courant dans notre société. L’ampleur du phénomène est sans doute à la hauteur de l’intensité des troubles individuels et sociaux qu’il engendre. En 2008, l’Ong GRAVE (Groupe d'Action Contre les Violences faites aux Enfants) a relevé près de 423 cas de viols, sans compter les affaires réglées à l’amiable ou étouffées en famille. En 2012, le Dr Omar Ndoye du réseau des parlementaires pour la protection de l’enfant contre les abus et violences, estimait à deux le nombre de viols commis par jour.

Vous, les journalistes, vous parlez souvent de recrudescence des cas de viols. Cela pourrait à notre avis s’expliquer par le fait qu’avec la croissance démographique, le développement exponentiel des médias, la dégradation des mœurs  et une forte promotion des droits humains spécifiquement ceux des femmes, font que les langues se délient progressivement et libère de plus en plus ainsi la problématique du viol de l’espace privé.

Toutefois, du point de vue sociologique, nous considérons le viol comme normal et non pathologique. Cette normalité relève du fait que ces maux sont inhérents à toute société. En dehors des crimes, de la prostitution, de l’homosexualité, le viol fait partie de cette énergie en trop qu’expulse une société pour garder sa normalité.

Il peut être considéré aussi comme un excrément, de la transpiration d’une société, parce que tout simplement une société sans ces maux ne survivrait pas. En cela, elle respire à travers toutes les formes de déviances. C’est pourquoi il n’existe nullement de société sans violeur, sans criminel, sans inceste, etc. Cependant, ce n’est pas qu’une société ne peut exister sans déviation qu’il ne faudrait pas combattre ces phénomènes. Il faudrait le faire pour ramener le fait à des proportions tolérables pour la société. C’est pourquoi une politique de prise en charge correcte de la question (sous l’angle pluridisciplinaire) nous paraît plus que nécessaire.

Ces chiffres effarants reflètent la face visible de l’iceberg ?

Oui, je suis tout à fait d’accord parce qu’il y a beaucoup de cas non dévoilés qui sont toujours réglés dans l’espace privé. Il y a une sorte d'impunité qui ne dit pas son nom. Les parents, pour sauver leur honneur, préfèrent bien souvent étouffer le viol. En effet, au Sénégal, pays de ‘’maslaa’’ et de ‘’sutura ‘’, beaucoup de viols ne sont pas dévoilés surtout lorsqu’ils se passent en famille. On essaie souvent de passer l’éponge, voire de donner en mariage la victime sans se soucier des conséquences comme les traumatismes psychologiques ou sur sa santé tels que les risques d’hémorragie, de grossesses indésirables ou de contamination par les maladies sexuellement transmissibles (MST) et le VIH/SIDA.

D’après quelques investigations effectuées, il nous est permis d’avancer que les difficultés d’application des textes existants constituent un facteur important qui « encourage » le viol. Ces difficultés d’application des textes sont multiples et sont de plusieurs ordres. Elles tiennent d’abord aux réalités socioculturelles. Les victimes ont souvent honte de dénoncer les violences qu’elles subissent notamment en cas de violence sexuelle. Ou bien, elles ont peur de le faire par crainte de perdre d’autres intérêts plus valorisants pour la société (manque de considération, stigmatisation, etc.).

Car, les contraintes d’ordre socioculturel influent non seulement sur les victimes, mais aussi sur leurs familles, sur les juges, les policiers, les gendarmes, bref sur tout le monde. Devant certains juges, les victimes sont traumatisées. Sur cinq commissaires de police interrogés sur la manière dont ils traitent le cas de viol par exemple, 3 nous avouent prendre les déclarations des femmes sur le sujet avec beaucoup de réserves. Bon, cet aspect relève aussi du fait que le viol est une arme à double tranchant parce que certaines personnes en profitent pour dénoncer des innocents afin de régler des problèmes personnels. Et c’est une question également qui mérite réflexion.

Des femmes ont-elles encore peur de porter plainte ?

En fait, beaucoup de femmes s’abstenant de porter leurs affaires devant les juridictions font état du manque de confiance qu’elles font à la justice, en raison de la forte masculinisation de ce corps mais également de la corruption. Ainsi, plusieurs dossiers sont bloqués par ce fléau. En outre, les obstacles sont d’ordre procédural. Les procédures sont longues, complexes et coûteuses, ce qui décourage les éventuelles candidates à une action judiciaire. En effet, les preuves généralement difficiles à apporter font que les victimes perdent leur procès et la justice n’étant pas gratuite, n’est donc pas à leur portée. La majorité des femmes victimes sont analphabètes. Elles sont pauvres et ignorent leurs droits. Et les organisations des défenses des droits de la personne, notamment ceux des femmes, sont en train de jouer un travail remarquable qu’il faut saluer et qu’il faut davantage accompagner.

Pour revenir sur le viol des mineurs, la négligence des parents est citée parmi les causes majeures, partagez-vous ce point de vue ?

Le viol ne relève pas uniquement de la négligence des parents, il y a d’autres paramètres qui entrent en jeu. Et à ce niveau, il est important de souligner l’existence d’une forte corrélation entre viol et pauvreté et viol et inoccupation.  Les colonnes des faits divers donnent froid dans le dos et laissent croire que la plupart des viols se réalisent dans la banlieue, en zone rurale où la pauvreté ne cesse de gagner du terrain. Pour dire que la pauvreté peut être considérée comme un facteur favorisant le viol en raison de la promiscuité et de la démission des parents à l’éducation et du suivi de leurs enfants. Ce qui ne veut pas dire que le viol est une affaire des pauvres.

Le viol n’est pas une affaire de pauvre, ni d’intellectuel, encore moins d’analphabète. Il a été noté que la plupart de la population des zones où sévit la pauvreté, on s’entasse dans de petites chambres allant de cinq à huit personnes, des fois même plus.  Souvent, oncle, tante, neveu, nièce, cousin, cousine, frère, sœur, papa, maman, grand-père et grand-mère baignent dans un petit espace (surtout en ville) tous les jours. Ce qui peut être un facteur favorisant le viol, surtout la pédophilie. Le manque de travail (inactif) vient renforcer, encourager ce phénomène, entraînant certaines personnes (faibles) dans des vices.

Sur quels leviers l’Etat devrait-il, à votre avis, s’appuyer pour lutter contre ce phénomène ?

Le viol est codifié dans le droit sénégalais par l’article 320 du code pénal. Ce dernier considère, dans son alinéa premier, comme un viol ‘’tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise’’. Assez large, cette définition dont la version en vigueur date de 1999 servirait avant tout à protéger les victimes. Le texte juridique admet également l’accusation de viol d’une femme par son mari. Il s’agit du ‘’viol entre conjoints’’ qui n’était pas reconnu par la société coutumière dans laquelle une femme devait être soumise sexuellement à son époux.

Je pense que le problème se situe plutôt au niveau de l’ignorance générale des textes relatifs aux droits des hommes et des femmes, incluant dans les conventions internationales les chartes et protocoles africains ratifiés par nos gouvernements. Cela ouvre la porte à l’impunité pour un bon nombre de comportements déplacés à l’égard de ces dernières, types de comportements que, malheureusement, les femmes elles-mêmes sont amenées à accepter par manque d’informations.

C’est pourquoi, le premier levier à actionner serait la sensibilisation, l’éducation et la formation qui s’adressent à toutes les composantes de la société et notamment aux jeunes (H/F). En effet, la prévention doit être faite au niveau des jeunes car des recherches ont montré que 55% des abuseurs commencent leurs forfaits pendant l’adolescence. Ils s’en prennent en général à de jeunes garçons. Le second est l’action des médias qui doivent, en plus de la dénonciation, montrer l’impact néfaste du viol sur le développement de la société toute entière.

Il est important de revoir la manière dont la problématique est traitée par les médias, car le plus souvent, le viol est banalisé par ces derniers. Le troisième levier reste à renforcer les capacités des associations des droits des personnes et féminines en particulier en lobbying, malgré le rôle joué sur le terrain (promotion des droits, assistance juridique) ; Le quatrième, est la sensibilisation des femmes sur la conduite à adopter en cas de viol (par exemple ne pas éliminer de preuve : habits souillés, blessures sur la victime, faire établir un certificat médical par un médecin le plus rapidement possible, chercher des témoins, etc.). 

 

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