Publié le 22 Apr 2015 - 15:05
DRAME SANS FIN DE L'IMMIGRATION CLANDESTINE EN EUROPE

Frontex, Mar Nustrum et Triton 

 

L’Agence Européenne pour la gestion de la Coopération Opérationnelle aux Frontières Extérieures, ou ''Frontières Extérieures'' (Frontex) a été créée en 2004 avec pour rôle d’aider ses Etats membres à implémenter et réguler les opérations et textes relatifs à la gestion de leurs frontières extérieures. Fort de premiers succès au Sénégal, et en Mauritanie, Frontex a inspirè ''Mar Nustrum'' et plus tard ''Triton''. Mais aujourd'hui, force est de constater que ces deux derniers plans sont loin d`être une réponse appropriée et suffisante au fléau qu’est le trafic d’êtres humains avec son lot de naufragés et de désolation.

 

Après le drame de ces derniers jours au large des côtes de  l’Italie, l'Europe se retrouve une fois encore à réviser les moyens civils et militaires mis en œuvre dans le cadre des opérations du Frontex. Un rebondissement de plus dans ce qui s’annonce comme l’acharnement du vieux continent à vouloir résoudre l’équation insolvable d’une immigration clandestine toujours plus importante.

Trois États adressent un problème ponctuel

À l’origine, le Frontex n’était pas un organisme européen mais désignait plutôt un plan d’action dressé entre les trois États que sont le Sénégal, la Mauritanie et l’Espagne pour endiguer le phénomène d’immigration illégale massive de jeunes depuis les côtes africaines vers celles du vieux continent tout au long de l'année 2006. Ainsi, c’est l’Espagne qui met sur la table un budget permettant au Sénégal, notamment, de détacher des agents publics via son Ministère de l’Intérieur par le biais de différentes directions (Direction de la Surveillance du Territoire, Direction de la Police de l'Air et des Frontières etc.), cela pour la surveillance des côtes et, le cas échéant, l’appréhension de candidats au ``Barça wala Barsax`` et de leurs passeurs.

Avec un budget annuel de 800 millions de nos francs, soit 400 millions tous les 6 mois, la gendarmerie et les différents corps de la force publique (marine, armée de l’air, police) ont ainsi eu chacun un quota de 60 agents engagés par jour, à hauteur de 40 € par personne, de même que 100 litres de carburant par véhicule mobilisé. Bien évidemment, cet effectif « budgétisé » était en pratique beaucoup plus élastique en fonction des périodes et les besoins. Généralement distribuée sous forme de « primes », cette rémunération était reversée par semaine ou par mois aux agents concernés, qui touchaient ainsi entre 25 000 F CFA et 100 000 FCFA selon leur grade ou leur fonction. .

Mobilisés et entraînés dans le cadre du Frontex, les éléments sénégalais ont donc axé leur action sur la prévention : la surveillance des sites de départ et de fabrication de pirogues (Cayar, Saint-Louis, Joal, etc.), et le monitorage des déplacements massifs de jeunes vers lesdits sites ont permis, à terme, d’endiguer le phénomène même si ce succès serait en majeure partie dû à l’absence d’un réseau organisée de criminalité sur le territoire national. Quoi qu’il en soit il n’y a aujourd’hui presque plus de pirogues remplis de clandestins  qui bravent  la mer à partir du Sénégal et cela du fait de l’action du Frontex… Mais aussi (et surtout) de celui de la récession économique qui a frappé l’Espagne, combinée à un durcissement des textes régissant l’immigration clandestine.

``Printemps arabes``, Mer Égée et multiplication du phénomène

Fort d’un premier succès au Sénégal et en Mauritanie, Frontex a inspirè le plan Triton du gouvernement italien. Lequel projet a été brandi comme la réponse de l’Europe à la vague massive d’immigration venant du Magreb et de la Mer Egée suite aux évènements en Irak et à ce qui est communément appelé les ``Printemps arabes``. De ce fait, Frontex a qui le projet a été confié, a bénéficié d’un budget en constante augmentation depuis sa création : de 19 millions d’euros en 2006, le budget est  passé à 118 millions en 2011, dont 32 millions d’euros dégagés uniquement pour répondre aux départs de Tunisie et de Libye. En tout, c’est une somme de  285 millions d'euros qui a été mise a disposition de l’organe de contrôle des frontières dans le cadre d'un programme spécifique dépendant du Programme européen pour la protection des infrastructures critiques (PEPIC) entre 2007 et 2013. La structuration du Frontex, entre-temps, en a fait une agence dotée de la personnalité juridique et dont le siège est à Varsovie (Pologne). Après le Grec Ilkka Laitinen (2005-2014) et l’Espagnol Gil Arias-Fernández (qui a assuré l’intérim en 2014), c’est le Français Fabrice Leggeri qui en est le directeur exécutif depuis janvier 2015.

De sa création jusqu’à aujourd’hui,  Frontex a eu à mener des centaines d’opérations dont trois sont de grande envergure. La première, baptisée « Hera » (subdivisé en deux phases, Hera 1 et Hera 2), a été mise sur pied à la demande des autorités ibériques pour contrôler l'immigration illégale dans les Canaries. Un bulletin d'information de  Frontex informe que plus de 33 000 migrants clandestins sont arrivés aux Canaries entre juin et décembre 2006, dont environ 11 000 ont été interceptés et renvoyés dans leurs pays d’origine. De novembre 2010 à mars 2011, les opérations « Rabit » en Mer Égée orientale ont ensuite été organisées par le Frontex pour intercepter des flux migratoires qui se sont déplacés de l’Ouest vers l’Est de l’Afrique, la Méditerranée orientale, les Balkans et les pays de l’Est. Le Frontex a donc travaillé avec des centres de rétention en Grèce, en Bulgarie et en Turquie. Plus récemment (de novembre 2014 à nos jours), c’est l’opération « Triton » qui, à la demande de l’Italie, a été lancée par le Frontex pour endiguer les vagues d’immigration illégale venues de Libye, relayant l’opération « Mare Nostrum » de la marine italienne.

Cantonné à l’origine entre trois États, le Frontex fait néanmoins face à un problème devenu aujourd’hui beaucoup plus global : il s’agit d’un trafic humain s’étendant sur tout le pourtour de la Méditerranée et dont les sources se retrouveraient dans les milieux mafieux du sud de l’Europe et en Libye, notamment. L’agence, du fait de sa mauvaise image et des restrictions que lui incombe son mandat, tente presque d’arrêter la mer avec ses bras. Ne disposant pas légalement de moyens coercitifs, le Frontex doit ainsi travailler main dans la main avec ses 27 États membres, dont de nombreux États européens, le tout dans l’absence d’une législation commune sur l’immigration. Cela alors qu’en face, passeurs et migrants savent parfaitement exploiter les lacunes de la loi pour ne pas se faire attraper, sanctionner et/ou expulser.

Le Frontex, un géant aux pieds d’argile ?

S’il y a une chose qu’on ne peut pas nier, c’est le fait que les États membres du Frontex ont mis à sa disposition d’importants moyens matériels et humains. Ainsi, on répertorie une vingtaine d’avions, des hélicoptères, plus de cent navires, des voitures de patrouille, des radars mobiles, des lunettes vision nocturne, ou encore des détecteurs de battement cardiaque dans l’inventaire de ce dernier. Un important « arsenal » qui donne du grain à moudre aux détracteurs de l’agence, qui accusent les lobbys industriels, potentiels bénéficiaires du développement de matériel technologique à des fins de contrôle migratoire, d’être derrière les augmentations budgétaires dont a bénéficié ce dernier au cours des dernières années.

Bien qu’étant un organisme européen, le Frontex souffre néanmoins (et cela depuis sa naissance) de multiples et acerbes reproches adressées à son encontre. La semi-privatisation de l'organisme, son côté paramilitaire ainsi que ses buts sont ainsi critiqués, d’aucuns taxant le Frontex de s'insérer dans un dispositif général d'externalisation de l'asile et de délégation du contrôle, de la rétention et de l'expulsion des migrants aux pays-tiers à l'Union européenne. En 2013,  une vingtaine d’organisations d'aide aux étrangers et aux immigrés a lancé une campagne internationale nommée « Frontexit » pour dénoncer les activités contraires aux droits fondamentaux qu’elle prête au Frontex et, s’il est démontré que le mandat de l’agence est incompatible avec le respect des droits fondamentaux, demander la suppression de l’agence via l’annulation du règlement ayant trait à sa création.

Ainsi, de nombreuses questions ont été soulevées quant à la compatibilité de son fonctionnement avec le respect des droits des migrants et, notamment, du droit d’asile, cela faisant suite à la découverte de cas avérés de violations du principe de non-refoulement. Un manque d’accès à l’information sur ses activités est également reproché au Frontex, de même que l’absence de contrôle indépendant permettant d’évaluer les conséquences de ses opérations sur les droits de l’Homme. Enfin, les associations à l’origine de la campagne « Frontexist » déplorent le fait que bien que les États membres restent légalement responsables du contrôle des frontières et des opérations qui y sont reliées, l’agence jouit, elle, d’une autonomie croissante. Le nouveau mandat donné au Frontex, en 2011, qui lui permet aujourd’hui d'enregistrer des données personnelles sur les migrants interceptés, est aussi décrié.

Pris entre l’enclume du grand banditisme et le marteau d’une législation discordante entre les États, sans parler des accusations à son encontre concernant un potentiel déni des droits des migrants, le Frontex se retrouve les mains liées pour faire face aux tragédies successives qui marquent l’actualité. Le parfait exemple en est le naufrage de quelque 800 migrants en Méditerranée survenu le 19 avril, à la suite duquel la communauté internationale s’est insurgée contre le Frontex pour lui reprocher de plus chercher à empêcher les migrants d’atteindre l’Europe que de tenter de sauver des vies. Des accusations auxquelles à répondu Fabrice Leggeri, en arguant, dans une conférence de presse donnée samedi, qu’il « ne fallait pas encourager le trafic de criminels en Libye » : « Nous mettons à disposition nos moyens, mais le droit international ne donne aucune compétence à l’Union pour le faire. Par conséquent, l’agence Frontex ne peut pas avoir un mandat de recherche en mer (…), il faut savoir faire la part des choses entre une urgence qui est le secours en mer et le trafic (NDLR : en tant que tel) », a-t-il déclaré devant la presse française.

Le Frontex, une équation insolvable ?

Essuyant scandale après scandale, le Frontex est aujourd’hui pointé du doigt.  En effet, nombre de voix s’élèvent pour affirmer que le problème, qu’on disait régional, est en fait beaucoup plus global : « L’Europe doit définir les politiques lui permettant de s'adapter aux nouvelles normes et remettre en question le Frontex. Au-delà de l’agence elle-même, résoudre l’équation passe obligatoirement par le règlement du problème libyen, de l'instabilité institutionnelle du pays, mais aussi du démantèlement des réseaux de passeurs qui opèrent avec de potentiels complices basés en Europe même», explique Boubacar Sèye, d’Horizons Sans Frontières.

Ainsi, le cœur du drame sans cesse répété de l’immigration serait dû à une certaine hypocrisie des autorités européennes dont la démarche est avant tout sécuritaire : «Le mandat du Frontex ne lui permet pas de faire face aux flux migratoires. Mare Nostrum sauvait les migrants mais ce que l'Europe cherche à l’heure actuelle, c'est se protéger des migrants. Comment peut-on comprendre, du point de vue de l'opinion générale, que le Frontex avec tous ses moyens ne puisse pas venir en secours aux naufragés? Il y a un problème d'hypocrisie quelque part. L'Europe voit l'arrivée de ces migrants comme une menace car il y a un amalgame entre "islamisme" et "migration" et cela, malgré le fait que de nombreux migrants fuient justement les persécutions et les guerres dues à cet extrémisme armé. Ils deviennent des boucs émissaires, parqués dans des hangars, en attendant de pouvoir partir pour l'Europe (…) Aujourd'hui la situation dépasse l'entendement humain», ajoute Boubacar Sèye.

Un autre aspect du problème qui étonne, celui du silence « coupable » des États africains, dont le Sénégal, certains membres du Frontex lui-même et d’autres, possédant simplement des ressortissants dans la liste des victimes de ces naufrages successifs… Encore une situation qui conforte la thèse selon laquelle le Frontex serait une simple « soupape de sûreté » pour lesdits gouvernements, qui engrangent des fonds sans faire plus que ça en termes humanitaires.

Autant de sujets qui seront sur la table lors de la rencontre des Chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-huit qui doivent tenter, jeudi 23 avril à Bruxelles, de mieux coordonner leur réponse à cette crise humanitaire qui risque de s’aggraver d’ici à l’été.

En octobre 2013, le naufrage de migrants à Lampedusa a conduit à une réponse de l’Union européenne (UE), avec les travaux de la « Task force Méditerranée », et une réponse de l’Italie, qui avait lancé l’opération « Mare nostrum ». Ce plan qui s’apparente a Frontex a pour but de Renforcer la coopération de l’UE avec les Etats de transit et d’origine afin de  stabiliser les populations et prévenir les départs. Une attention particulière sera accordée à la situation de la Libye et de la Corne de l’Afrique. Dès samedi 1er novembre, une autre opération navale aux frontières de l'Europe doit être lancée, baptisée « Triton ». Elle a été confiée à Frontex, l'agence européenne de surveillance des frontières. Quel est son objectif ? Remplace-t-elle Mare Nostrum ? Explications.

Triton, c'est quoi ?

Huit pays ont déjà fait savoir qu'ils participeront à cette opération : la France, l'Espagne, la Finlande, le Portugal, l'Islande, les Pays-Bas, la Lituanie et Malte. Cette aide consistera à mettre à disposition, à tour de rôle, du matériel technique et des garde-frontières. Elle est pour l'instant jugée insuffisante par Frontex, qui a estimé dans récent communiqué avoir un besoin plus important en matériel technique.

Concrètement, Triton pourra compter sur 21 navires, quatre avions, un hélicoptère et 65 officiers détachés par les Etats membres pour des rotations à durée variable. Triton permettra des patrouilles près des côtes, sur une zone comprenant le sud de la Sicile, les îles Pélage et la région de la Calabre, dans le sud de l'Italie.

L'opération sera supervisée par les autorités italiennes et bénéficiera d'un budget mensuel de 2,9 millions d'euros. Sa durée n'a pas été arrêtée,  Il sera alors décidé si la mission se poursuit, avec quelle intensité et quels moyens. Pour comparaison, Mare Nostrum mobilisait jusqu'à présent 900 soldats quotidiennement et 32 navires, soutenus par des avions et hélicoptères, pour un coût mensuel de plus de 9 millions d'euros.

Frontex devrait également envoyer cinq équipes d'enquêteurs pour aider les autorités italiennes à collecter des renseignements sur les réseaux de passeurs opérant en Libye et dans les autres pays concernés. 

Sophiane Bengeloun

 

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