Publié le 22 Jul 2020 - 08:17
EL HADJ MANSOUR SAMBE (ECONOMISTE)

‘’On n’a pas un secteur privé capable d’accompagner le PSE au Sénégal’’

 

La pandémie de Covid-19 a entrainé un changement de politiques économiques et budgétaires au Sénégal pour une résilience et une relance de l’économie nationale face aux enjeux de l’heure. Dans cette interview accordée à ‘’EnQuête’’, l’économiste et consultant El Hadj Mansour Sambe revient sur les projections de croissance faites par l’Etat sur la période 2021-2023, le rôle du privé national dans la stratégie de résilience et la relance.

 

Dans le nouveau document de programmation budgétaire et économique 2021-2023, il est attendu une croissance du PIB réel de plus de 7,0 % dès 2023, soit une croissance moyenne de 6,4 % sur la période 2021-2023. Quelle lecture faites-vous de cette projection ?

Tout cela va se faire dans le cadre de la 2e phase du Plan Sénégal émergent (PSE) 2019-2023. Pour la première phase de 2014 à 2019, nous étions sur un modèle de croissance tirée par l’investissement public. Qui s’appuie sur un endettement lourd et des gros chantiers exécutés par des entreprises étrangères. De 2014 jusqu’en 2019, au Sénégal, la croissance est montée de façon incroyable, de même que l’investissement public et la dette. Ce qui a fait que la croissance a aussi suivi avec un taux de 4,5 jusqu’à 6,5 %. En 2020, la croissance sera de 1 % et en 2021, elle peut remonter jusqu’à 6 %. Car ce sera une croissance de rattrapage. C’est la même chose qui s’est passée en 2009 où la croissance était de 1 % et en 2010 de 5 %. A chaque fois qu’il y a une crise quelque part et que la croissance chute, il est toujours possible de faire des investissements pour que la croissance se redresse.

Par rapport à l’investissement public, en 2021, ils ont programmé 11 150,63 milliards de francs CFA. Ce sont ces dépenses-là qui vont tirer la croissance. Au Sénégal, le secteur privé ne travaille pas beaucoup. Donc, l’Etat s’appuie sur les dépenses publiques et les entreprises étrangères qui dirigent les travaux. Ce qui amène de la croissance. Mais, malheureusement, ce sont des croissances qui ne sont pas inclusives. Elles ne sont pas produites par les entreprises locales. L’Etat, dans un souci de faire de la croissance, va dépenser beaucoup d’argent en s’endettant ou avec la nouvelle stratégie de mobilisation de recettes. La croissance va monter, mais elle ne sera pas inclusive. Elle sera comme celle de 2014 jusqu’à 2019. Elle va échapper aux entreprises locales, aux Sénégalais et sera captée par les entreprises étrangères qui vont après rapatrier tous les bénéfices.

Malheureusement, ce que l’Etat devait faire dans la phase 1 du PSE, c’est une croissance tirée par l’investissement public et, de 2021 à 2023, faire une croissance tirée l’investissement privé. C’est ce qui était prévu dans le cadre de l’Instrument de coordination de la politique économique (ICPE), le nouveau document signé avec le FMI. Dans ce document, la croissance, dans la 2e phase du PSE, est tirée par le secteur privé. Mais la pandémie a tout contrebalancé. Aujourd’hui, il faut que l’Etat cherche encore de l’argent pour être le maître de la croissance, avoir une croissance robuste.  

Donc, l’Etat peut atteindre une croissance de 7 % en 2023 et 5 % en 2021, sauf s’il y a des chocs internes ou externes. Le baril de pétrole peut connaître une hausse, ou une crise externe peut aussi affecter le pays.

Mais est-ce qu’on aura un privé assez fort pour tirer cette croissance ?

En 2014, quand le gouvernement est allé au Groupe consultatif de Paris, il a pris l’option selon laquelle, de 2014 à 2019, c’est l’Etat qui doit tirer la croissance. Il va travailler avec les entreprises étrangères, chinoises, turques ou françaises qui ont plus de moyens pour aller vite. D’ailleurs, ces dernières vont financer directement les infrastructures, que cela soit à Diamniadio ou ailleurs. Pour 2019-2023, il avait envisagé de pousser les entreprises locales. D’où la création du ministère de l’Economie et la mise en place d’une stratégie pour développer les entreprises locales. Malheureusement, on n’a pas un tissu économique local très fort.

L’Etat n’avait rien préparé. Il ne les pas a accompagnées dans des projets, des stratégies. Aujourd’hui, l’une des plus grandes industries sénégalaises, c’est la Sedima. Qui est actuellement impactée par la Covid-19. Car elle a du mal à vendre ses poulets, toutes ses commandes ont été perturbées. L’Etat a mis en place un fonds de résilience, mais il sert uniquement à payer les salaires. L’Etat n’a pas encore fait quelque chose. On attend la phase de relance et elle n’est pas encore mise en place. On est sur la résilience, c’est-à-dire les entreprises qui ne doivent pas tomber, il faut les maintenir. Et relancer c’est les pousser pour qu’elles puissent sortir de la crise.  

Mais ce que nous avons vu de 2014 à 2019, c’est que l’Etat n’a pas aidé le secteur privé. On n’a pas un secteur privé capable d’accompagner le PSE au Sénégal. Toutes les grandes entreprises qui ont travaillé durant cette période sont celles chinoises, turques et françaises. Elles ont géré les gros travaux et cela a fait que les entreprises locales, que cela soit du Conseil national du patronat (CNP), de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (CNES) ont souvent dit que l’Etat ne les a pas accompagnées, qu’il les a abandonnées. Aujourd’hui, en ce moment précis, en 2020, on n’a pas un secteur privé capable d’accompagner le PSE, de travailler sur de grands projets. Ils n’ont jamais été préparés à cela.

Est-il possible de renverser la tendance dans la seconde phase ?

Il est très possible de renverser la tendance. Tout le monde attend la stratégie de relance. Parce que la résilience va aller jusqu’en décembre 2020 et la relance sera à partir de 2021, avec un budget de plus de 11 000 milliards de francs CFA. C’est à l’Etat de prendre les rênes du jeu. Et sur ce budget, d’essayer de travailler avec les entreprises locales pour la stratégie de relance. Cette stratégie ne peut se faire qu’avec de l’investissement. Donc, l’Etat va beaucoup investir.

Ce que nous souhaitons, c’est que les entreprises comme la Sonacos puissent repartir avec la relance, de même que les Industries chimiques du Sénégal (ICS). Que ces entreprises puissent faire travailler beaucoup de PME locales. C’est ce qui fera que les entreprises locales pourraient accompagner la croissance de 2021 à 2023. Nous pensons que l’Etat doit profiter de la relance pour accompagner les entreprises locales. Pour que la croissance soit ressentie par les Sénégalais, il faut que les entreprises dans lesquelles travaillent les Sénégalais puissent avoir de l’argent et investir. Parce que ces entreprises, quand elles font des bénéfices, l’argent reste au Sénégal, les salaires et tout.

Dans la nouvelle programmation, l’Etat met encore l’accent sur la poursuite des investissements dans les infrastructures telles le Ter, le BRT, le train Dakar-Bamako, etc. Est-ce une priorité, vu le contexte actuel ?

Ce n’est pas une priorité. Mais cela permet à l’Etat de faire de la croissance. Quand on investit dans la santé, on ne peut pas capter la croissance. On ne peut pas faire de la croissance avec des investissements dans les infrastructures sociales. C’est pourquoi l’Etat va travailler sur les infrastructures économiques telles que le Ter, le BRT. Ce sont des projets qui drainent des milliards et permettent d’atteindre des croissances de 5 à 7 %. L’Etat a également pris l’initiative de travailler dans le secteur de la santé. Il a mis en place le plan d’investissement sectoriel et quinquennal 2020-2025. C’est pour aider à livrer des infrastructures et des équipements et renforcer la disponibilité d’un personnel de qualité et des médicaments. C’est un plan qui peut aider la santé à décoller. Pour l’agriculture, l’Etat compte mettre cette année 60 milliards de francs CFA et en 2021, il pourra aller jusqu’à 80 milliards. Ce montant va aider les paysans du monde rural à se sentir mieux.

L’agriculture permet de faire de la croissance. Parce que l’Etat n’a pas atteint l’autosuffisance en riz. Il avait dit en 2017 ; mais depuis, les exportations en riz tournent de 800 000, voire 1 million de tonnes. Parce que tout l’argent a été pris par Diamniadio pour les infrastructures. Ce ne sont pas certes des priorités, car les Sénégalais ont faim, ils veulent se soigner, ils veulent aller à l’école. Mais notre Etat veut faire de la croissance et il est plus rapide d’y arriver avec des investissements dans les infrastructures. Le quinquennat 2019-2023 devait être un quinquennat durant lequel l’Etat devait travailler sur la santé, l’éducation, l’agriculture, etc. Parce que 2014-2019 était réservé aux infrastructures. Car, aujourd’hui qu’on a le Ter, l’autoroute Ila-Touba, AIBD - Mbour, AIBD - Thiès, les ponts, etc., malheureusement, la Covid a tout bouleversé. Et actuellement, l’Etat va être sur deux pieds. Il s’agit de booster les infrastructures et aussi le développement des communautés par la santé, l’éducation, etc.

Mais le problème est que toutes ces infrastructures sont uniquement à Dakar. A l’intérieur du pays, c’est presque un vide…

Il faut comprendre que l’option de l’Etat, c’était d’abord de développer l’axe Dakar – Diamniadio - Mbour. C’est l’axe qui crée plus de 80 % des richesses de ce pays. Après, il y a l’autoroute Ndiass - Mbour, Ndiass - Thiès. Ce sont des choix de politiques publiques. Mais le problème qui se pose aujourd’hui, c’est qu’il faut renforcer le PIB de ce pays. Et pour y arriver, on ne peut que travailler que sur l’axe Dakar - Diamniadio-Mbour. Sur cet axe, il n’y a pas beaucoup d’infrastructures. Il y en a à Mbour, mais à Thiès, il n’y a rien. Maintenant, ce qu’il faut essayer de faire, c’est de travailler sur Kaolack, Louga. Il y a aussi le port de Ndayanne qui sera aussi là, avec Dubaï Port World. Mais pour l’intérieur du pays, cela va être au-delà de 2030. Il va falloir que nous ayons des ressources pétrolières pour essayer d’impacter l’intérieur au pays.

Par rapport à l’agriculture, vous l’aviez évoqué tantôt, l’option de l’État, c’est de moderniser l’agriculture familiale, en orientant les stratégies dans le court et le moyen terme, avec une maitrise d’eau complète à côté d’une agriculture industrielle. Comment voyez-vous cette approche ?

L’agriculture est un outil de développement. Tous les pays qui se sont développés l’ont fait à partir de l’agriculture. Elle est la base de l’agro-business, de la transformation des fruits et légumes, industrielle. La plus grande spéculation agricole au Sénégal, c’est l’arachide. Et la seule entreprise qui permet de transformer l’arachide, c’est la Sonacos et elle est dans beaucoup de problèmes.

La première chose que l’Etat devait faire, c’est de relancer la Sonacos. Sur une production de 1 million de tonnes, la Sonacos est incapable d’acheter les 800 000 t. Travailler pour une agriculture industrielle commence par relancer la Sonacos pour transformer toute l’arachide que les pays récoltent pour essayer de relancer des entreprises comme la Socas, qui transforme toutes les semences dans la vallée du fleuve Sénégal. C’est aussi travailler sur la transformation du riz local paddy, qui peut être transformé en riz blanc par les rizeries. Tout cela permet de développer une agriculture industrielle.

Si on transforme les 800 000 t de riz paddy récoltées, cela permet de nourrir tout le monde. Pour l’huile, si 500 000 t sur les 1 million de tonnes produites sont transformées, cela permet de faire travailler 4 usines de la Sonacos à Kaolack, Lindiane, Ziguinchor et Diourbel. Si toutes les tomates le sont aussi, cela fera travailler énormément de monde et gagner beaucoup d’argent à l’Etat. Il y a beaucoup de tomates pourries dans la vallée, par manque d’unités de transformation. L’Etat doit y travailler pour arriver à une agriculture industrielle avec la stratégie de relance à partir de 2021. On boit aussi beaucoup de lait, mais l’élevage ne marche pas. Tout ce que nous mangeons, c’est essentiellement le riz et l’huile.

MARIAMA DIEME

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