Publié le 23 Mar 2017 - 23:53
EN PRIVE AVEC ABDOU AZIZ CISSE (CHARGE DU FOPICA)

‘’Nous sommes passés de 80 à moins de 10 salles de cinéma aujourd’hui’’ 

 

Abdou Aziz Cissé est le chargé du Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (Fopica). En marge du 25e festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), il s’est confié à EnQuête. Pour parler des problèmes, des chantiers et perspectives du septième art au Sénégal. Entretien.

 

‘’Félicité’’ tout comme ‘’Kemtityu, Seex Anta’’, ont été soutenu par le Fopica, que ressentez-vous après son sacre au Fespaco ?

C’est une chose extrêmement importante. Cela rajoute du crédit au fonds. Cela confirme le sérieux du travail qui est en train d’être accompli au sein du Fopica. Il y a énormément de pressions parce que jusqu’ici, les cinéastes, de manière générale, bénéficiaient de ces aides mais le système d’allocation se faisait à la tête du client. Aujourd’hui, la question ne se pose plus en termes de renommée du porteur du projet mais c’est plutôt suivant la qualité du projet présenté. Chaque année, on remet les compteurs à zéro et on effectue un travail de sélection qui est extrêmement rigoureux, parfois long, que certains considèrent même comme procédurier. Mais il est important d’adopter cette stratégie pour faire remonter les meilleurs projets. Le palmarès du Fespaco 2017 montre que nous sommes sur la bonne voie, qu’il faut absolument continuer sur cette lancée. Il ne faut pas se dire que c’est telle personne ; il faut lui donner de l’argent. Il faut miser sur les bons projets. Parce que le cinéma sénégalais en a besoin tout comme ceux africain et mondial.

Est-ce votre manière à vous d’inviter les jeunes à postuler ?

Absolument ! Mais jusqu’ici, la majorité des projets soutenus par le Fopica ont été élaborés par des jeunes. Cela, il faut le savoir. En 2015, il y avait une majorité de projets de jeunes. En 2016 également, vous allez vous rendre compte que parmi les projets choisis, ceux des jeunes y occupent une place importante. C’est parce que nous avons une vision prospective de ce que doit devenir le cinéma sénégalais dans quelques années. C’est maintenant qu’il faut travailler pour promouvoir ces jeunes-là mais également créer une relation intergénérationnelle pour permettre la transmission qui est aussi essentielle dans le monde du cinéma et de l’audiovisuel. Il faut que les anciens ou les cinéastes plus âgés acceptent de travailler avec les plus jeunes pour leur transmettre leurs connaissances. Il nous faut un cinéma performant. Le cinéma sénégalais a toujours été performant si je puis dire ainsi et cela a toujours été l’une de ses identités remarquables. Il faut qu’on se batte pour le préserver. C’est cela qui fait la différence entre ce cinéma-là et ceux des autres pays africains subsahariens.

N’est-il maintenant temps d’aller vers l’augmentation du budget alloué au Fopica ?

Je pense qu’il est aujourd’hui important de revoir le montant qui est alloué au Fopica. Jusqu’ici, le président de la République avait donné une directive très claire. C’est-à-dire qu’il donnait un milliard de F CFA qui devait être orienté vers la production. Nous avons suivi cette directive et cela a permis un plus grand rayonnement du cinéma sénégalais. Il faut qu’on travaille à la structuration de l’industrie cinématographique et audiovisuelle. Pour que cela soit possible, il faut essentiellement investir dans les infrastructures, celles techniques d’abord, pour la production des films. Ensuite, suivront celles pour la diffusion de films et également pour la formation. C’est essentiel. Dans ce sens, il y a des projets qui existent au niveau du ministère de la Culture et de la Communication à travers sa direction de la cinématographie. Il y a notamment ce projet d’institut supérieur des métiers du cinéma et de l’audiovisuel qui est quand même important. Parce que des indépendances à nos jours, l’Etat du Sénégal a beaucoup investi dans le cinéma. Mais jamais la formation n’a été réellement prise en charge. Aujourd’hui, nous sommes en train de développer ce projet. Nous avons même effectué des missions en Inde, les pourparlers ont connu un stade assez avancé pour pouvoir mettre en place cet institut.

Quelle est l’urgence de créer aujourd’hui cette école ?

Si on veut avoir un cinéma fort, dynamique et performant, il faut que nous puissions former nos jeunes et nos aspirants cinéastes à la vision que nous avons du cinéma. Si on les laisse aller se former ailleurs, ils reviendront avec la vision que ces pays-là ont du cinéma. Ce qui n’est pas forcément en adéquation avec nos réalités spécifiques. Et ça, il faut absolument s’en rendre compte. C’est un point important. En outre, au-delà de la formation, l’autre écueil à résorber, c’est véritablement la question de la diffusion. On se rend compte qu’il y a une difficulté pour que les chaînes de télévision puissent prendre  ce relais pour diffuser les œuvres après la production.

 Aujourd’hui, dans la grille de programmation des chaînes de télévision, malheureusement, vous verrez difficilement des films comme ‘’Félicité’’, comme ‘’Cheikh Anta Diop’’, qui sont primés dans des festivals à travers le monde, mais que les Sénégalais ne verront pas. Parce que les chaînes de télévision ne jouent pas ce rôle de courroie de transmission auprès de la population. Mais en plus, le point le plus important, c’est qu’il n’y a plus, ou ne reste que très peu de salles de cinéma au Sénégal. Nous sommes passés de plus de 80 salles dans les années 1980 à moins de 10 salles de cinéma aujourd’hui. Il est vrai qu’il y a des projets de construction de salles de cinéma, de multiplex et tout. Mais cela se limite à la ville de Dakar et à la limite au Plateau.

Il faut véritablement que nous travaillions à l’aménagement cinématographique et audiovisuel du territoire sénégalais. Il faut qu’on reconquière ce terrain-là. Parce qu’il y a eu une forte régression. Beaucoup de salles de cinéma à l’intérieur du pays sont fermées et ne sont pas encore transformées. Il faut reprendre toutes ces salles de cinéma-là, les réfectionner, les numériser pour permettre à la population sénégalaise d’accéder à des œuvres qui sont produites grâce au contribuable sénégalais. Parce que quoi qu’on dise, l’argent que l’Etat a mis dans le cinéma provient essentiellement des contributions des Sénégalais. Il faut absolument qu’il y ait ce retour. Parce que non seulement sur le plan économique, ça va être important car cela permettra de structurer l’industrie cinématographique et audiovisuel national, mais aussi les Sénégalais ont besoin de voir leur cinéma.

Ce sont des questions identitaires, culturelles, et économiques en même temps. C’est à travers ces œuvres cinématographiques et audiovisuelles que nous parvenons à structurer les habitudes de consommation du Sénégal. Aujourd’hui, on parle beaucoup du PSE, par exemple de ce projet d’augmentation de la production du riz, mais l’on se rend compte que les Sénégalais ne consomment pas ce riz qui est produit au Sénégal. Parce qu’ils n’ont pas l’habitude, ils n’ont pas été éduqués pour consommer ce riz-là. Ils ont été éduqués pour consommer du riz qui vient  d’ailleurs. Tous les pays qui ont réussi à développer une industrie et une économie endogènes ont commencé par travailler les habitudes de consommation. C’est ce que le cinéma américain a fait, c’est ce que le cinéma français fait, c’est ce que celui indien fait, celui chinois etc. Il faut qu’on arrive à ça. Il faut que nos programmes et politiques économiques soient plus performants. Il faut prendre en compte cette dimension culturelle qui est essentielle.

Pour pallier le manque de salles de cinéma, l’Etat ne devrait-il pas orienter sa politique vers les projections en plein air ?

Cette stratégie est déjà initiée au Sénégal. A la fin des années 90, vers les années 1997-1998, personnellement, j’avais une association qui s’appelait ‘’Relève ciné-production’’ et qui était appuyé par le Cinéséas (ndlr cinéastes sénégalais associés). 14 associations sportives et culturelles de Dakar étaient concernées. On organisait des   projections en plein air dans les quartiers de Dakar.

C’était à Yarakh, Yeumbeul, Guédiawaye, aux Parcelles Assainies etc. Ce qui était formidable, c’est qu’on se rendait compte de combien les Sénégalais ont soif de leur image. Parce que généralement, ça se faisait les samedis, à 20 heures ou à 21 heures. C’était des périodes de ‘’prime time’’ durant lesquelles les chaînes de télévision mettaient leurs meilleurs programmes. Mais, dans tous les quartiers où nous avons fait ces projections-là, la population ne regardait pas la télé. Tout le monde sortait. On voyait les gens sur leurs balcons, sur leurs terrasses, qui suivaient avec beaucoup d’intérêts les films qui étaient diffusés. Et après, le public restait pour discuter avec les réalisateurs de ces films-là. Cela s’est poursuivi avec le groupe ‘’Image et Vie’’, le ‘’Festival de films voyageurs’’ etc. Et aujourd’hui, nous avons des structures dédiées à cela au Sénégal. Je veux parler du ‘’Cinéma numérique ambulant’’, de ‘’Mobi-ciné’’, qui sont en train de faire un travail remarquable, aussi bien à Dakar que dans les coins les plus reculés du Sénégal. C’est une dynamique qu’il faut structurer. Le Fopica devrait aider à structurer cette dynamique pour permettre à tout Sénégalais où qu’il se trouve sur le territoire sénégalais d’avoir accès aux films qui sont produits au Sénégal par des Sénégalais. C’est un élément qui me semble extrêmement essentiel. Tout cela rentre dans cette vision de mise en cohérence des actions dont je parlais.

Ne serait-il pas également mieux de nouer des partenariats avec les télévisions afin d’assurer au moins la diffusion des films soutenus par le Fopica ?

Nous sommes en train d’élaborer un projet pour organiser une grande rencontre entre le Fopica, l’Etat du Sénégal et toutes les parties prenantes du secteur du cinéma et de l’audiovisuel. C’est vrai qu’il y a les chaînes de télévision, mais il y a aussi le CNRA, l’ARTP etc. Il y a les associations professionnelles. Il faut regrouper tous ces gens-là. C’est un élément extrêmement fort. Nous nous sommes rendu compte que dans les tentatives que nous faisons pour relancer les industries cinématographiques et audiovisuelles au Sénégal, les parties prenantes ne se parlent pas. Chacune s’est emmurée derrière ses prérogatives et pense réguler le secteur, alors que nous sommes dans une dynamique que même les associations de consommateurs ont un rôle important à jouer dans cela.

Il faut regrouper tous ces gens-là autour d’une table, engager une perspective et dégager une politique claire, un plan d’action qui pourra être suivi par tout le monde. Mais quand je dis suivi, c’est en tant que partie prenante et non en tant que spectateur. Ça me semble extrêmement important. Aujourd’hui, il n’y a aucun pays où le cinéma évolue indépendamment du secteur de la télévision, du secteur de l’Internet,  de celui des Télécommunications. Nous devons pouvoir marcher épaule contre épaule pour pouvoir avancer ensemble avec toute la puissance requise afin de développer nos industries voire notre pays.

Ne pensez-vous pas qu’il est urgent d’avoir un centre technique dédié à la  postproduction ?

 Le dernier point qui n’est pas des moindres, c’est vraiment la question des infrastructures techniques de production. Aujourd’hui, nous nous rendons compte qu’une bonne partie de  l’argent qui est investi dans ces projets de films va être dépensée hors du Sénégal. Il faut qu’on travaille pour que cet argent reste au Sénégal pour pouvoir structurer davantage le secteur du cinéma et de l’audiovisuel. La seule manière de le faire, c’est d’investir dans les infrastructures techniques pour que quand le Sénégalais ait envie de faire un film, qu’il ait les moyens de rester au Sénégal et d’y faire tout son travail. Qu’il ne soit pas obligé d’aller en France, aux Etats-Unis ou ailleurs pour faire des travaux comme l’étalonnage, le mixage, le  mastering etc.  Il faut qu’on ait ces infrastructures au Sénégal. Si on parvient à gérer tout ça, on va se rendre compte que nous sommes dans le cœur de l’économie créative et de l’industrie culturelle. Et ça va booster non seulement les autres secteurs de la culture mais surtout celui de l’économie.

Le travail que nous sommes en train de faire pour développer les industries culturelles doit servir de locomotives aux autres industries manufacturières. C’est véritablement l’enjeu auquel est confronté le Sénégalais. Il faut qu’on tienne compte de ce que nous sommes en train de faire. Ce n’est pas fortuit. C’est extrêmement sérieux et ça touche même aux fondements de notre politique économique et de notre devenir en tant que nation.

BIGUE BOB

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