Publié le 21 Jul 2016 - 23:07
EN PRIVE AVEC ADAMA DJIGO (HISTORIENNE)

‘’Wade s’est réapproprié l’héritage de Senghor’’

 

Adama Djigo est historienne, chercheur, associée au centre de recherches de Leiden au Pays-Bas où elle réside actuellement. Après un doctorat à la faculté des Lettres et sciences humaines département histoire de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, elle a fait une thèse à la Sorbonne. Auteure du livre ‘’Histoire des politiques du patrimoine culturel au Sénégal’’, elle a dernièrement pris part aux 9e rencontres poétiques de Dakar. EnQuête en a profité pour lui tendre le micro. Dans cet entretien, elle revient sur la gestion du patrimoine culturel, le legs colonial, l’urbanisation qui détruit certains sites archéologiques, etc. Elle décortique ainsi les politiques du patrimoine culturel menées par les différents chefs d’Etat sénégalais.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé à publier une  thèse sur le patrimoine culturel du Sénégal ?

Je faisais des recherches pour la réalisation de mon mémoire de maîtrise dans les îles du Saloum. Il y a les sites archéologiques notamment les amas coquilles du Delta du Saloum. A l’époque, j’ai visité les villages de Dionewar, Niodior, Falia, Bétinté et Bossican. J’avais donc fait les îles socés et celles sérères. A cette période, il y avait une exploitation intensive des amas coquillés. Ce sont des sites archéologiques où il y a des tumulus. Il y avait des êtres vivants qui y étaient enterrés avec tout leur arsenal. Ce patrimoine était exploité en carrière. Les jeunes insulaires qui voulaient avoir des revenus et avoir de l’occupation après la saison des pluies exploitaient les coquillages. Ils les revendaient dans les marchés de Banjul et de Kaolack. En ces temps-là, on voulait avoir une quantification de l’exploitation de ce patrimoine en péril.  Il y avait une équipe constituée de deux géographes et de moi-même qui travaillions sur le sujet. C’est une ONG qui nous avait financés.

On a suivi tout le processus d’exploitation allant du prélèvement des coquillages à la vente dans les villes suscitées. J’étais intéressée par le volet historique. C’est-à-dire depuis quand on a commencé cette activité ? J’avais alors remarqué qu’au cours des enquêtes auprès des chefs de village et des exploitants, on nous demandait de ne pas s’approcher de certains lieux qu’ils considéraient sacrés à cause de la présence des ‘’pangoles’’. On avait constaté que ces populations étaient fortement islamisées mais conservaient aussi d’autres valeurs. Par contre, elles ne reconnaissaient pas les valeurs archéologiques qui représentent un patrimoine qu’elles ne reconnaissaient pas. C’est ce qui m’a amenée à développer une thèse dont le questionnement principal était : Pourquoi les populations s’approprient tel patrimoine et mettent en danger un autre patrimoine ?  

Quelle est la place des politiques culturelles dans ce questionnement ?

Je voulais savoir comment la notion de patrimoine dans le sens moderne du terme, comme on l’utilise dans le milieu intellectuel et scientifique, est arrivée au Sénégal. Comment s’est-elle développée et pourquoi les populations ne vivent pas cette notion juridique de patrimoine ? C’est ainsi que j’ai tissé les choses tout en analysant les politiques culturelles coloniales. Parce que la notion de patrimoine nous est venue de l’Occident notamment des colonisateurs français. Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Comment nous l’ont-ils imposé ? Après l’indépendance, comment les autorités se sont-elles approprié cette notion ? Est-ce que les populations étaient intégrées dans ces politiques publiques patrimoniales ? Autant de questions qui ont fait l’objet de mon analyse.

Brièvement, votre étude vous a menée à quelles conclusions ?

L’une d’entre elles est que l’Etat colonial était venu pour un objectif. C’était pour exploiter les ressources et les populations. Même si les colonisateurs ont introduit la notion de patrimoine, constitué un patrimoine public avec des monuments historiques, d’architectures coloniales, de musées et de collecte de traditions orales, ils avaient un objectif. Ils voulaient que la machine coloniale fonctionne normalement. Donc, c’était pour un objectif bien défini. Ils avaient un pouvoir de commandement. Ils n’avaient pas associé ni intégré la population.

Ils se souciaient juste de valoriser certaines choses pour le tourisme ou pour le fonctionnement de l’administration ou encore pour éduquer les jeunes élèves des quatre communes. Les colonisateurs avaient centralisé les choses à Dakar ou plus précisément dans les quatre communes du Sénégal. Or, le Sénégal ne s’arrêtait pas à ces dernières localités. C’est un Etat jacobin. Malheureusement, nos dirigeants postcoloniaux ont hérité de cette politique culturelle. L’action culturelle française a été perpétuée. La coopération culturelle avec la France est toujours axée sur la mise en valeur de certains monuments ou villes comme Gorée et Saint-Louis. Ce sont des visées touristiques. S’y ajoute que les autorités ont toujours voulu mettre en valeur leurs idéologies.

C’est-à-dire ?

Par exemple, l’autorité coloniale était là pour assimiler les populations. C’est cela qui a amené de nouvelles cultures urbaines. Le Président Senghor est venu avec son idée de négritude. Sa politique de création de nouvelles infrastructures était calquée sur cela. Avec Abdou Diouf, il y a eu malheureusement la crise. Mais il voulait se démarquer du Président Senghor. Donc, il y a eu autant une continuité de ce que le colonisateur nous a amené dont une politique culturelle, une action culturelle française, européenne. Il y a eu aussi quelques ruptures. Senghor a voulu affirmer l’idéologie nègre. Il voulait promouvoir la culture nègre, africaine et de la diaspora.

Et le colonisateur voulait imposer de fait la culture française. Senghor a eu un peu de recul sur cette question tout en voulant quand même moderniser la culture africaine. Abdou Diouf devait montrer sa personnalité après avoir hérité du pouvoir. Avec la crise économique et l’ajustement structurel, certaines institutions se sont ensommeillées, d’autres ont été fermées. Certains patrimoines ont disparu ou se sont dispersés. Il y a eu un certain ralentissement dans le fonctionnement des structures créées par le Président Senghor. Il n’empêche qu’Abdou Diouf a fait beaucoup de choses. Il est arrivé à faire émerger un sursaut national qui a mené à rebaptiser des rues et déboulonner des statuts. On a redonné de la valeur aux héros locaux.

Cela a centralisé les choses au niveau national en essayant de gommer la culture coloniale. Seulement, les populations n’avaient pas bien compris ce message parce qu’il y a eu un manque de communication et d’association de cette dernière. C’est d’ailleurs l’un des principaux résultats de mon analyse. Les populations ont été depuis l’Etat colonial mises en marge. On a considéré qu’elles valorisent plus la sphère populaire plutôt que ce qui est institutionnalisé comme un patrimoine. La population n’a pas senti la politique de l’Etat. La conservation du patrimoine muséal, celle des monuments historiques ne relève que du domaine de l’Etat.

Cela a-t-il une incidence dans la gestion du patrimoine culturel ?

Cette conservation par l’Etat n’est pas évidente. L’Etat dénature des fois certains sites du patrimoine pour des travaux publics. Il y avait beaucoup de sites archéologiques à Dakar avant, mais la ville les a presque tous absorbés. L’urbanisation a fait que les gens veulent des choses modernes. On ne comprend pas la valeur de ce qui est ancien. On veut construire en hauteur. Ce qui n’est pas conforme à la préservation des sites. Il y avait beaucoup de maisons classées dans le centre-ville parce qu’étant d’anciennes résidences d’administrateurs coloniaux. Aujourd’hui, ces maisons sont dénaturées complètement à défaut d’avoir été rasées. Cela est dû au fait que les populations n’ont pas été éduquées dans cette nouvelle culture qui a été importée et imposée par le colonisateur.

S’y ajoute le manque de moyens. On a classé pas mal de sites et on n’a pas assez de ressources financières pour faire le suivi des classements. Des fois même, on se demande si certains aspects se trouvent encore sur la liste. On n’a pas aussi assez documenté les objets et les sites qui ont été classés. C’est un autre problème. A cela s’ajoute le manque de personnels. La direction du patrimoine et le ministère de la Culture ne disposent  pas suffisamment de personnels techniquement qualifiés pour aller sur le terrain et y assurer un travail de suivi et de sensibilisation et d’éducation des populations. Il y a également le fort taux d’analphabétisme au Sénégal. Alors que la législation sur le patrimoine est  en français. Les populations sont des actrices très importantes. Pour que les choses réussissent, il faut d’abord qu’elles comprennent pourquoi on aime nos valeurs ancestrales. Depuis qu’on est petit, on est façonné au sein de cette culture. Si aujourd’hui on est de confession musulmane ou chrétienne ou qu’on croit à certaines traditions, c’est parce que cela s’est perpétuée au sein de nos familles.

La pratique devient automatique. Si on n’est pas dans une famille intellectuelle ou que la formation suivie n’est pas liée à la culture en général, les politiques muséales ou les conservations  des monuments historiques ne nous intéressent pas. C’est ce travail qui manque tout autant au niveau de la masse populaire que dans les écoles. Il y a vraiment un travail de sensibilisation qui manque. Les choses que les populations sentent, elles les revalorisent. Combien de journées culturelles mouride, tidjane, layène, etc. a-t-on ? Même avec la religion, il y a des choses qui ont été calquées sur nos réalités ancestrales puis réadaptées. C’est ce qui manque dans cette notion juridique de patrimoine qui nous est importée. Les choses ont été amenées par les colonisateurs et on a suivi le modèle européen. Mais le mode de vie européen est différent de celui sénégalais ou africain tout court. Ça aussi, c’est un des aspects importants de mon analyse. Il faut qu’on réadapte les choses par rapport à ce qu’on vit ici, nos moyens, notre culture, notre taux d’alphabétisation.

Dans votre ouvrage, vous vous intéressez aux politiques du patrimoine culturel de 1816 à 2000. Qu’en est-il du magistère d’Abdoulaye Wade ?

On peut dire qu’actuellement, ce sont les projets de Senghor qui sont revenus. Le panafricanisme de Wade, c’est à peu près la négritude de Senghor. On a aujourd’hui le musée des civilisations qui était un projet de Senghor. Le Grand-théâtre est quelque part une réplique du théâtre Sorano. Le projet des 7 merveilles culturelles s’est inspiré des projets de Senghor. Tout cela se trouve dans un plan quinquennal de développement. Je montre dans mon ouvrage, à travers des tableaux et chiffres à l’appui, ce qui a été fait et où en étaient les projets. Malheureusement, à la fin du mandat de Senghor, c’étaient les années de sécheresse. Les étudiants avaient déclenché le mouvement de mai 68 et la population en avait assez de ce mécénat de Senghor. Mais Abdoulaye Wade a repris les projets senghoriens. Mais Senghor avait créé des structures en les dotant d’une mission bien définie. Contrairement à Wade dont on a du mal à décrypter la politique culturelle tellement il a souvent changé de ministre de la Culture. Il y a eu 10 ministres en 12 ans. Cela ne facilite pas notre travail de chercheur. La documentation est éparse et pas facile à défricher. C’est un mandat mais avec beaucoup de ruptures. Je peux juste dire qu’Abdoulaye Wade s’est réapproprié l’héritage de Senghor mais en mettant en avant sa personnalité.

Eu égard à la reprise des journées du patrimoine et l’enquête menée sur le patrimoine immatériel musical de certaines régions, diriez-vous que des efforts sont en train d’être faits ?

Les journées du patrimoine existent depuis l’ère Diouf. Il y avait aussi le Fesnac. Malgré la crise, Abdou Diouf aussi a réussi à faire des choses. C’est grâce à lui qu’on a la Biennale aujourd’hui, la Maison de la culture Douta Seck, les Prix du livre et de la lecture, la Galerie nationale, les Grands prix du Chef de l’Etat. Il y a eu des changements malgré la crise. Senghor était grammairien. Abdou Diouf était un administrateur civil, un technocrate. Il y avait les exigences du Fmi et de la Banque mondiale. Le Président Macky Sall est en train de revisiter les symboles de la République, ce qui n’est pas mal. On peut avoir de l’espoir mais il faut aussi donner les moyens aux gens. Peut-être que la direction du patrimoine a beaucoup de projets mais n’a pas les moyens qu’il faut pour les concrétiser. On espère, en tant que spécialiste de ce domaine, qu’on renoue avec Senghor.

Les années Senghor n’étaient pas mal. Beaucoup de recherches avaient été faites dans le domaine du patrimoine oral. Il y avait le centre d’études des civilisations. Jusqu’à présent à l’Ifan, il y a le laboratoire des langues et civilisations. Il faut doter ces structures de moyens et bien savoir comment elles doivent fonctionner. Il y a beaucoup de bruits autour du Monument de la Renaissance par exemple et on ne sait pas avec quels fonds il fonctionne. Il faut mieux restructurer les choses. Si on copie Senghor, il faut comprendre où on va. Macky Sall est encore en action, on ne peut encore le juger. Il faut attendre un peu, prendre du recul et voir. 

BIGUE BOB

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