Publié le 8 Mar 2017 - 19:32
EUGENIE AW, ENSEIGNANTE-CHERCHEUR AU CESTI, SUR LE 8 MARS

‘’En Afrique, si nous mangeons encore, c’est grâce aux femmes’’

 

Mettre en valeur l’importance des femmes (moitié de la population) et leur position stratégique dans la transformation économique du pays, c’est l’appel lancé par Eugénie Aw, à l’occasion de ce 8 mars. L’enseignante-chercheur et responsable du module de formation en genre au Cesti pense qu’un accent particulier doit être mis sur la dimension de la formation pour changer le regard de la société sur les rapports homme/femme. A en croire l’ancienne directrice du CESTI, la mentalité selon laquelle la femme doit rester à la maison est encore là dans nos sociétés. Entretien.

 

Pour cette année, ‘’l’autonomisation des femmes‘’ est le thème retenu par les Nations unies pour célébrer la journée du 8 mars. Que vous inspire ce thème ?

C’est un thème qui me semble extrêmement important, surtout dans les domaines économique et politique. Mais il est certain, pour qu’il y ait autonomisation, il faut un changement de culture. Puisque de manière générale, on continue à socialiser les filles et les femmes selon un état d’esprit qui les destine à assurer des rôles traditionnels que la société leur assigne. Les femmes ont la charge de leur famille, de leurs enfants, que ça soit en milieu urbain ou dans le monde rural. Cette autonomisation doit beaucoup se faire dans les esprits. Car, dans la réalité, on voit bien que les femmes sont capables d’assurer des tâches qui ne leur sont pas forcément dévolues traditionnellement.

Oui à l’autonomisation des femmes, mais une autonomisation qui va leur permettre de prendre en charge leurs familles et d’avoir, en même temps, la conscience d’être des maîtresses de l’autosuffisance alimentaire. Elles sont capables, sur le plan économique, de mettre en place des unités de production. Cela me semble important pour qu’elles puissent davantage participer à l’effort du développement national. Mais, il y a une culture qu’il faut changer, parce que même si les femmes contribuent à la vie de leur famille et du pays, on continue à les considérer comme une entité dépendante.

Au Sénégal, existe-t-il des actes concrets qui sont posés au niveau institutionnel ou  juridique pour autonomiser les femmes ?

Absolument ! Même dans la Constitution, l’égalité des sexes y est consacrée.  Au niveau législatif et institutionnel, il y a un certain nombre de mesures et d’actes qui ont été pris et qui tentent d’autonomiser les femmes. C’est le cas, par exemple, de la loi sur la parité quoique décriée. C’est un élément fondamental. On en parle beaucoup, mais il y a très peu d’études sérieuses qui sont faites pour montrer bel et bien que les femmes sont en mesure d’assurer des rôles dans la prise de responsabilité politique. Mieux, nous avons également la loi sur la nationalité. S’y ajoute la stratégie nationale pour l’équité et l’égalité des genres qui embrasse l’ensemble des domaines publics de la vie et qui permet  aux  femmes de prendre les responsabilités qui sont les leurs.  Mais le problème, c’est toujours la question du suivi.

A ce sujet, le ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfance ne peut pas être le seul responsable de la mise en œuvre de ces stratégies et instruments législatifs. C’est une question qui concerne l’ensemble  des ministères. C’est pourquoi il a été procédé à la mise en place des cellules genres dans les différents départements ministériels, mais très peu d’entre elles seulement fonctionnent. Il faut la volonté du ministre de chaque département. Il faut aussi un changement de perception de l’approche genre du personnel au poste de responsabilités, afin que les femmes puissent accéder aux instances qui correspondent à leurs compétences et prennent des initiatives et programmes en destination des femmes.

Le 8 mars de chaque année est l’occasion pour les femmes et les associations qui les défendent de faire un plaidoyer pour l’autonomisation et la revalorisation du statut de la femme. Ces acteurs ne devraient-t-il pas être plus originaux dans leurs revendications en réinventant leurs discours presque monotones et simplistes ?

Il me semble que les institutions de formation et de recherche ont un travail important à faire par rapport à ça. C’est vrai qu’il y a une espèce d’automatisme dans les manières de fêter le 8 mars et même les autres fêtes. Il y a un travail sérieux à faire pour aller rechercher les vraies problématiques qui sont pertinentes. Mais il faut aussi comprendre que c’est une journée de commémoration pendant laquelle on se souvient du rôle que les femmes ont eu à jouer dans le passé. Aujourd’hui, il n’y a pas suffisamment de la réflexion sur la situation exacte de la femme dans notre pays et de façon générale sur le continent. Je trouve également que nous ne posons pas suffisamment d’actes panafricains autour de cette journée, à travers des rencontres des femmes africaines.

Auparavant, nous avions des conférences internationales sur les femmes, la ‘’décennie des femmes’’ etc. Mais en tant qu’universitaire, je mettrais plus l’accent sur la formation. Et il est intéressant de savoir, par exemple, de travailler à l’intégration de la question des femmes dans nos enseignements.  Mais, me dira-t-on, on parle de la société en général et non des femmes. Mais on sait bien qu’il y a des différenciations à l’intérieur de cette société et on sait également que lorsqu’on donne un enseignement, au fond, c’est la réalité des hommes qu’on présente et que la réalité des femmes n’est pas toujours représentée à l’intérieur de nos enseignements. Je ne dis pas qu’il faille faire une différenciation fondamentale, mais celle-ci existe déjà aussi bien au niveau des lois que dans l’accès à certaines disciplines (les sciences). Dans notre culture, on n’a pas suffisamment de modèles qui ont accès à la science.

Cette journée ne mobilise pas que les femmes. Mais la presse aussi qui fait des focus sur les femmes avec des reportages et dossiers. Dans certains médias audiovisuels, seules les femmes tiennent les antennes. Quelle appréciation faites-vous de cette démarche des médias et du traitement qu’ils font de l’image de la femme de façon générale ?

(Sourire) Vous savez ma réponse. Le 8 mars ne devrait être qu’un déclic. Il y a un travail qui a été fait, depuis 2005, sur ce qu’on appelle le monitorage des médias où on choisit une journée particulière, pour observer ce qui se passe dans les médias à propos des femmes par exemple. C’est une étude qui porte sur tous les genres rédactionnels (reportages, dossiers, enquêtes) et la forme (images, photos, dessins, caricature, radio, internet) mais aussi sur la position des femmes en termes de hiérarchie dans les médias : qui fait quoi dans les médias ? D’ailleurs, il y a un phénomène extraordinaire dans les médias : on s’est rendu compte qu’à un certain âge, il n’y a plus d’animatrices et présentatrices. Ce qui veut dire que les médias mettent beaucoup l’accent sur le physique des femmes, leur apparence.

On s’intéresse également aux pourvoyeurs des informations dans les médias : à quel titre on a interviewé une femme ? Quels types de photos et images prend-on des femmes ? C’est une analyse comparative très intéressante qui se fait, depuis 2005. Entre 2005 et 2015, il y a eu stagnation totale dans certains domaines, là où la position des femmes a quelquefois diminué dans d’autres. Dans d’autres cas, il y a une relative avancée entre 1 et 3%. Par exemple, les femmes propriétaires d’organes de presse, il n’y a pas plus de 7%. La différence entre une journée de la femme et l’introduction de la question de genre dans les médias, c’est de regarder au jour le jour comment on peut permettre aux femmes de progresser mieux dans les médias. A ce niveau, je vois un progrès, un changement de culture.

On voit de plus en plus des femmes faire des reportages sur les questions politiques. Lorsqu’il y a des élections, elles sont sur le terrain, elles sont au desk sport qui était traditionnellement réservé aux hommes ; même si on leur lance de petites piques en leur disant qu’elles ne sont intéressées que par les muscles des athlètes. Il y a toujours une connotation négative qu’on porte sur ces femmes dans ces milieux-là. Elles sont majoritairement dans les questions de santé et culturelles.

Sur le plan socioculturel, est-ce qu’il y a toujours des barrières qui freinent l’épanouissement de la femme ?

De toutes les façons, on a parlé de la question de la socialisation. Je ne pense pas qu’il y ait grand-chose qui ait changé à ce niveau. Les femmes restent toujours celles qui vont se marier et auront des enfants pris en charge par les maris. Les garçons sont à l’extérieur, au contact du monde. Ils éprouvent leur intelligence à partir de l’extérieur. Tandis que les femmes se trouvent à l’intérieur. Encore aujourd’hui, si vous avez à choisir d’envoyer un garçon ou une fille à l’école, c’est le garçon que vous enverrez, parce que c’est lui qui va, par la suite, pourvoir les besoins de la famille. C’est une mentalité qui reste encore forte. Un homme qui reste à la maison est généralement considéré comme quelqu’un de spécial, de particulier voire anormal. Il ne suffit qu’à regarder les femmes et la manière dont elles prennent la parole, se présentent en public. On voit que les pesanteurs sont encore là.

Vous avez eu le mérite d’avoir été la première personne à introduire l’enseignement du genre dans les programmes des masters en Afrique. Comment se porte la question genre aujourd’hui au niveau africain ?

Le genre est devenu quelque chose de légitime et qui est relativement accepté. Mais encore, il faudrait que les gens sachent c’est quoi le genre. C’est ça la grande problématique. Même moi quand je donne mes cours, on me reproche de parler plus des femmes que du genre. Mais, c’est normal, à partir du moment où vous avez des relations déséquilibrées entre les hommes et les femmes, vous êtes obligé de parler de la situation des femmes pour la ramener à celle des hommes pour faire des analyses comparatives. Je dois dire qu’au niveau des masters, même au niveau des licences, il reste encore quelque chose de relativement marginal en Afrique francophone. Je pense que même les enseignants ne savent pas souvent de quoi il s’agit (le genre). Moi, je sais que mes étudiants se préparent à mes cours, car ils estiment que c’est un combat. Qu’ils doivent se défendre, alors que je leur montre tout simplement que c’est une question de relation et de rapport homme-femme dans la société. C’est important de traiter cette question, parce que c’est notre avenir qu’est en jeu.  

En quoi cela est-il important ?

Quand on prend la transformation alimentaire, ce sont essentiellement les femmes qui s’en occupent.  Si on ne les prend pas en compte, on met en jeu la sécurité alimentaire de nos pays et toute une politique économique qui se déroule dans nos pays.  Si on ne prend pas l’apport des femmes à la fois au niveau de la comptabilité nationale qu’au niveau des statistiques et de la croissance économique, c’est de la moitié de la population qu’on se prive. En Afrique, si nous mangeons, c’est parce qu’il y a les femmes qui s’activent dans le domaine économique.

La production alimentaire et vivrière est essentiellement entre les mains des femmes en Afrique. C’est seulement quand l’agriculture ou l’activité économique est mécanisée qu’elle devient une activité masculine. Si vous comparez la production du riz en Casamance et dans la vallée du fleuve, la différence est bien là : dans le Sud, la production est communautaire, alors que dans le Nord, c’est une production industrielle  essentiellement contrôlée par les hommes. Ce qui fait que les bénéfices économiques seront fortement en faveur des hommes.

Mais c’est quelque chose qui est difficile à comprendre. Beaucoup appréhendent le genre comme une question occidentale. Non ! C’est une question universelle. C’est d’autant plus important que ça nous permet de revisiter notre histoire, l’histoire de femmes et d’hommes en Afrique dans les domaines. Au plan politique, par exemple, on sait qu’il y a des femmes qui ont participé à la lutte contre la colonisation. De même que le rôle des femmes dans les religions traditionnelles était important. De ce point de vue, je pense qu’on devrait, de manière normale, intégrer l’enseignement du genre dans toutes les écoles de formation en journalisme.

Aujourd’hui, qu’est-ce qu’il faut pour un changement de perception de la femme et une meilleure prise en compte de celle-ci dans le développement du pays ?

Il faut agir au niveau politique, notamment au niveau de l’éducation. Je vais vous dire peut-être en exagérant : qu’est-ce qui se passe lors d’une récréation ? J’ai comme l’impression qu’on éduque les garçons à la violence. Ce que je veux dire, c’est qu’il est plus acceptable socialement des garçons qui se battent que les filles. Les garçons sont éduqués à éprouver leurs forces. Ils sont éduqués à la violence, à une prise de contrôle de la société. Au niveau scolaire, ce n’est qu’avec les filles que c’est acceptable de les sortir de l’école. Il faut accorder plus d’attention à la question du genre, dans les toutes les politiques nationales.  Car la mentalité selon laquelle la femme doit rester à la maison est encore là. Elle n’a pas changé. Et on a l’impression que lorsque la femme est présente dans certains terrains, notamment du domaine public, on pense qu’elle vole la place des hommes. C’est pourquoi je trouve que la question de la formation est quelque chose de fondamental.

MAMADOU YAYA BALDE

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