Publié le 18 Jul 2020 - 20:06
FERMETURE FRONTIERES UE

De gros nuages dans le ciel international

 

En ouvrant ses frontières à des Etats africains dont le Maroc, l’Algérie, le Rwanda et non aux pays de l’Afrique de l’Ouest, Bruxelles montre que, pour la relance de son économie, les sentiments vont être mis de côté. Pendant ce temps, les Africains brillent par leur dispersion.

 

Un véritable coup de Jarnac. En refusant l’ouverture de son espace aérien à certains pays africains dont le Sénégal, l’Union européenne a confirmé ce vieux principe, selon lequel les Etats n’ont que des intérêts. Sous le voile des mesures sanitaires, elle masque, froidement, ses décisions à fort relents politiques et économiques. C’est du moins la conviction de bien d’observateurs. Auditeur externe, passionné de l’aviation, Edouard Moctar Anyim déclare : ‘’Pour moi, la liste européenne est merdique. Il y a trop de motivations politiques derrière. Comment comprendre que des pays comme le Maroc et l’Algérie puissent être autorisées et non le Sénégal et la Côte d’Ivoire, par exemple. Pourtant, tout le monde sait que les pays du Maghreb sont plus contaminés. Sur un autre aspect, je ne comprends pas non plus que le Rwanda y figure et non le Sénégal et la Côte d’Ivoire.’’ 

Au-delà de l’aspect politique, il ne faudrait pas perdre de vue les considérations économiques. Principal pourvoyeur de touristes dans certaines régions africaines, l’Europe a grandement besoin de ses grands consommateurs pour développer son marché intérieur. Telle est en tout cas la conviction de M. Anyim. Il déclare : ‘’Le but du jeu européen est de tout faire pour que ses citoyens restent en Europe dans le cadre de la relance économique, surtout en ce qui concerne le secteur touristique. On est juste en train de tout faire pour que les Français, Espagnols, Allemands et autres restent dans l’espace européen pour passer leurs vacances. Cette histoire des motifs sanitaires, c’est juste du cinéma, à mon avis.’’

Ecrivain, chercheur en politique étrangère, Thierno Souleymane Diop Niang semble abonder dans le même sens. Selon lui, l’économie et la géopolitique seraient les soubassements véritables de la mesure européenne. En ce qui concerne le cas spécifique du Rwanda, il déclare : ‘’La France est dans une nouvelle dynamique dans ses relations avec le Rwanda. Leurs relations sont devenues très fraternelles. L’élection d’une Rwandaise à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie et la signature d’accords très importants avec l’Agence française de développement en sont de parfaites illustrations. Comme vous le savez, la France est un pilier fondamental de l’Union européenne.’’

Portée de la décision d’appliquer la réciprocité  

Par ailleurs, il y a cette décision du Sénégal d’appliquer la réciprocité qui continue de défrayer la chronique. Pour beaucoup, le Sénégal a bien fait en prenant une mesure qu’ils estiment courageuse. Edouard Anyim : ‘’C’est une mesure symbolique, mais très importante et je la salue à sa juste valeur. A la prochaine revue de la mesure, j’espère que les choses vont se décanter et que le Sénégal pourra intégrer la liste des pays tiers autorisés à entrer en Europe.’’ En ce qui le concerne, le journaliste chroniqueur de la RFM, Abdoulaye Cissé, en a une lecture tout à fait différente de la décision sénégalaise. ‘’Pour moi, le Sénégal a juste enfoncé une porte déjà ouverte. L’ouverture d’une frontière aérienne, c’est dans les deux sens. Prenons l’exemple de la liaison Dakar – Paris. Dès lors que la France décide d’interdire ses frontières au Sénégal, on peut en déduire qu’elle renonce aussi à desservir la destination sénégalaise. C’est aussi simple que ça’’, explique-t-il.

Mais est-ce que les Etats de l’UE et leurs compagnies sont en train de respecter cette mesure ? En tout cas, selon de nombreux témoignages, Air France continue toujours de faire des vols commerciaux en direction du Sénégal, de la Côte d’ivoire, entre autres. AFG, dans ‘’Les passionnés de l’aviation’’, témoigne : ‘’Air France n’affiche pas de vol de rapatriement, mais plutôt de vols commerciaux. On peut le voir sur le numéro de vol.’’ D’ailleurs, se demande-t-elle, ‘’Je ne comprends pas pourquoi Air Sénégal ne fait pas pareil. Sur l’Afrique de l’Ouest, la plupart des compagnies font des vols commerciaux et non de rapatriement. C’est comme si nous, nous n’avons pas besoin d’argent’’.

Saisissant la balle au bond, Edouard Anyim revient sur le cas de son ami malien qui voulait rallier la France et qui avait des difficultés. ‘’Finalement, je lui avais conseillé d’acheter un billet Air Sénégal pour rallier Paris, via Dakar. Mais avec les restrictions et du fait qu’Air Sénégal ne fait que du rapatriement, c’était impossible. Finalement, il a pu voyager grâce à Air France’’, soutient l’expert.

De sombres perspectives pour les compagnies

Dans ce contexte de relance de l’économie, les dégâts risquent d’être énormes. Et c’est la survie même de certaines petites compagnies dont Air Sénégal qui est en jeu. Selon Edouard Anyim, il serait illusoire de penser un instant que les pays européens vont investir des mannes financières aussi importantes dans leurs compagnies pour les priver ensuite de certains marchés internationaux. ‘’Avec leurs compagnies respectives, les Etats de l’UE vont se battre pour essayer de limiter les dégâts économiques de la crise. Après avoir mis en place des politiques pour encourager leurs citoyens à rester chez eux, ils veulent s’accaparer le peu de marchés dont disposent les compagnies émergentes. C’est tout l’enjeu du débat actuel. Des compagnies comme Air Sénégal vont certainement avoir des difficultés, mais j’espère que la compagnie en survivra’’.

Et comme pour ne rien arranger, au moment où les pays de l’UE décident de faire cause commune, les pays africains marchent en rangs dispersés. Même dans l’espace CEDEAO, on ne semble pas parler le même langage. Au moment où le Sénégal décide d’appliquer la réciprocité, la Côte d’Ivoire semble avoir des intérêts tout à fait à l’opposé.

En effet, avec 20 % de son capital appartenant, selon Anyim, à Air France, la compagnie ivoirienne risque de nager à contre-courant. ‘’Air France risque de desservir, à partir d’Abidjan, toutes les capitales africaines qui refuseraient de lui fermer ses frontières’’. Suffisant pour faire dire au chercheur Thierno Souleymane Diop Niang que l’Afrique, particulièrement l’Afrique de l’Ouest, a tout intérêt à partir en bloc à la table des négociations. ‘’Nous devons tout faire pour qu’il y ait une dynamique unitaire. Je pense que c’est la CEDEAO qui devait être en première ligne dans ces discussions. On attend qu’elle joue pleinement son rôle. Et le Sénégal, dont la diplomatie a toujours rayonné, doit pouvoir impulser cette dynamique. Dans la situation actuelle, c’est nous qui devrions nous inquiéter de les recevoir. Malgré leur diplomatie de sanglots, nos pays ont fait montre d’une capacité de résilience extraordinaire. Prions que ça dure et profitons de cette aubaine pour repenser notre économie’’.

Convaincu que le salut africain est de miser sur ses propres ressources, il prévient : ‘’Si nous y allons en rangs dispersés (la fermeture des frontières), ce sera compliqué. Parce que nous n’avons pas de pays continent comme la Chine, les USA ou les Européens. Il y a urgence de décloisonner nos pays, d’aller vers de grands ensembles. Malheureusement, le talon d’Achille de l’Afrique a toujours été la dispersion, la désunion.’’

Toutefois, renchérit le spécialiste du Sahel, il y aurait de réels motifs d’espoir, malgré les nuages qui s’amoncellent dans le ciel mondial. ‘’Ce qui est intéressant dans ce qui s’est passé, c’est qu’on n’aurait jamais imaginé qu’un jour, le Sénégal pourrait opposer la réciprocité à des pays comme la France. C’est déjà un pas important, aussi timide soit-il. Pour moi, c’est une lueur d’espoir que les changements sont possibles’’. Et d’ajouter : ‘’Nous devons saisir cette aubaine pour développer des choses à l’intérieur de nos pays, à l’intérieur de nos espaces. Développons le tourisme interafricain, développons la coopération entre nos villes, entre nos pays. C’est le moment de donner tous les moyens à la jeunesse africaine, aux champions africains, pour développer ce continent.’’

Les usagers laissés pour compte

Dans cette ‘’guerre économique’’ très âpre que se livrent les Etats, les clients semblent en tout cas être laissés pour compte. ‘’On ne parle que des compagnies, de leurs pertes, alors que ceux qui souffrent le plus, ce sont les voyageurs. Si les compagnies ont des difficultés, c’est parce que les gens ne voyagent pas. Qu’est-ce qu’on est en train de faire pour s’occuper de ces voyageurs qui constituent la clé ?’’, s’interroge celui qui se définit comme un passionné.

Pour l’heure, les annulations de vols se font en cascade. En sus de la confusion totale dans le ciel international, cela est aussi motivé par la baisse drastique des flux migratoires. ‘’La plupart des compagnies naviguent à vue, parce qu’elles n’ont aucune visibilité sur le marché. Elles n’arrivent plus à planifier quoi que ce soit. Les annulations vont continuer, puisqu’il y a plusieurs incertitudes. Si, à la veille ou deux jours avant, la compagnie se rend compte qu’elle ne peut pas remplir même à 1/3, elle est obligée d’annuler’’, explique Anyim. Et ce n’est pas demain la veille, si l’on en croit l’administrateur de la plateforme Les passionnés de l’aviation. ‘’Fermez ses frontières durant cette période estivale, c’est accentuer la récession économique. Et nous, on les a suivis dans cette démarche. On n’avait pas du tout à les suivre.  C’est aberrant de croire que les touristes vont venir. Tant que la crise sera là, ils ne viendront pas. Il faut donc continuer à persévérer dans les rapatriements.  Pourquoi les vols commerciaux juste pour 20 % de la clientèle ?’’.

L’atout majeur d’Air Sénégal

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, si Air Sénégal a pu acquérir au bout d’une période relativement courte toute sa notoriété, elle le doit surtout au ‘’patriotisme’’ de la diaspora sénégalaise. Et la compagnie nationale devrait plus que jamais en être consciente et essayer de maintenir intacte cette relation affective. C’est du moins la forte conviction d’Edouard Anyim. ‘’C’est cette diaspora qui permettra à la compagnie nationale de pouvoir se relancer. Il ne faut pas oublier que cette diaspora est profondément attachée à Air Sénégal. Aucune compagnie au monde n’a ce capital sympathie, à mon avis. Pour faire connaitre et aimer sa marque, Air France met énormément d’argent. Mais pour Air Sénégal, elle n’a pas eu besoin de le faire. Et au-delà des Sénégalais, c’est toute la diaspora africaine, particulièrement ouest-africaine, qui nourrit de la sympathie pour Air Sénégal. C’est une niche qu’Air Sénégal doit mettre à profit’’. Ce qui ne semble pas le cas. La compagnie nationale ne semble pas encore faire sienne cette maxime selon laquelle le client est roi.

Déjà pour limiter les dégâts de la Covid, il estime que la compagnie nationale n’a aucun intérêt à miser sur les vols commerciaux. Pour lui, la décision d’ouverture a été un peu précipitée. ‘’On a un peu suivi aveuglément la dynamique à l’international. Mais nous n’y avons aucun intérêt. Pour moi, Air Sénégal doit se focaliser sur les vols de rapatriement, en essayant de les rentabiliser. Il y a assez de parts de marché sur ces vols. Il faudrait aussi essayer de capter tous ces flux d’Africains qui veulent voyager dans un sens ou dans un autre. Au service commercial de faire le boulot, de contacter d’autres pays pour attirer le maximum de voyageurs’’.

Pour l’heure, c’est Air France qui semble tirer le plus profit de ces vols de rapatriement et non la compagnie nationale. La compagnie française, d’après Anyim, fait des rapatriements dans beaucoup de pays de l’Afrique de l’Ouest. ‘’Avec la situation actuelle, elle va déverser tous ses clients en Côte d’Ivoire et Air Côte d’Ivoire dans laquelle elle détient 20 % des actions va les dispatcher dans les autres pays de l’espace ouest-africain’’, tient-il à préciser.

‘’Nous sommes dans une grande incertitude. Nous avons hâte, en tout cas, de reprendre le boulot. Je dis souvent qu’il y aura trois catégories de compagnie, au sortir de cette crise. Il y aura les prédateurs qui iront à l’assaut des proies pour les absorber. Les proies qui ne pourront pas tenir et seront obligées de disparaitre. Au milieu, il y aura les compagnies qui ne sont pas suffisamment grandes pour espérer phagocyter d’autres, mais qui ont assez de ressources et de parts de marché pour continuer à exister’’.

MOR AMAR

Section: