Publié le 15 Nov 2018 - 15:36
FOOTBALL LEAKS

N’Golo Kanté, le joueur qui ne voulait pas être payé à Jersey

 

Le milieu de terrain vedette de l’équipe de France n’est pas que gentil. Après avoir créé une société offshore, il s’est ravisé et a refusé d’être rémunéré dans un paradis fiscal, en dépit de l’insistance de Chelsea. « N’Golo est inflexible : il veut simplement un salaire normal », a expliqué son conseiller au club anglais. Stade de France, 9 septembre. Après leur descente ratée des Champs-Élysées, les Bleus célèbrent leur coupe du monde dans la foulée de leur victoire face aux Pays-Bas. Parmi les joueurs qui rejoignent un par un le centre du terrain, trois explosent l’applaudimètre : Kylian Mbappé, Antoine Griezmann, et N’Golo Kanté. Pendant la fête, les Bleus se rassemblent autour de lui et font chanter aux supporters sa chanson du Mondial : « Il est petit, il est gentil, il a stoppé Léo Messi, mais on sait tous c’est un tricheur, N’Golo Kanté. »

C’est donc de notoriété publique : Kanté triche aux cartes avec les Bleus. Mais les documents Football Leaks, obtenus par Der Spiegel et analysés par Mediapart et ses partenaires de l’EIC, montrent que le joueur refuse de faire de même avec le fisc.

Les documents en notre possession montrent qu’après avoir créé une société à Jersey, avec l’aide d’un agent intéressé, il a voulu faire les choses dans les règles en dépit des intérêts de son club, Chelsea. Car N’Golo Kanté s’est ravisé. Il a refusé pendant dix-huit mois de valider le montage fiscal convenu avec son club londonien, quitte à retarder le paiement de 1,9 million d’euros. Il a finalement touché ses droits à l’image en Angleterre. Il y paiera ses impôts. Seule une interrogation subsiste : il n’a pas dissous sa société offshore, sans qu’on sache pourquoi. Malgré nos multiples relances (lire la Boîte noire), ni le milieu des Bleus ni son entourage n’ont répondu à nos questions. N’Golo Kanté, 1,68 m à la toise, est un îlot de modestie dans la jungle du foot business. En 2016, à Leicester, il roulait dans sa Mégane d’occasion achetée en Normandie.

Désormais à Chelsea, il s’est offert une Mini Cooper. En septembre dernier, après une prière du soir dans une mosquée de Londres, N’Golo Kanté a sympathisé avec des fans chez qui il est allé manger. Issu d’une famille modeste d’immigrés maliens, orphelin de père à 11 ans, N’Golo Kanté a grandi à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) et tapé ses premiers ballons à Suresnes. Mais son talent a été trop longtemps ignoré. Snobé par les centres de formation, il intègre en 2010, à 19 ans, l’US Boulogne, où il joue en cinquième puis en troisième division. Il rejoint Caen en 2013. Ses performances contribuent largement à la montée du club l’année suivante en Ligue 1, où Kanté brille de nouveau. À l’été 2015, il est enfin courtisé par de grands clubs. Il a déjà 24 ans. Un duel s’engage entre l’Olympique de Marseille et Leicester City, qui remporte la mise pour 8 millions d’euros. Le club anglais a missionné un agent pour arracher Kanté coûte que coûte : le Français Gregory Dakad, membre du bureau londonien de Wasserman, une grosse agence américaine de représentation de sportifs. Dakad négocie avec Philippe Flavier, l’agent de Kanté, qui le suit depuis ses débuts en amateur à l’US Boulogne.

L’argent du premier gros transfert du milieu de terrain suscite les convoitises. Juste avant la signature du deal avec Leicester, Kanté congédie brutalement Flavier. « J’en ai été ému, je l’ai connu jeune, je le considérais comme mon fils, confie l’agent à Mediapart. Il a fallu que le temps fasse son effet, mais ce sont les affaires du foot. Je suis très fier de N’Golo. On s’est échangés des textos pendant toute la coupe du monde. C’est un joueur exceptionnel et un garçon délicieux. » Le nouvel intermédiaire choisi par N’Golo Kanté s’appelle Abdelkarim Douis, 31 ans aujourd’hui. Originaire de Nanterre, il a monté en 2012 une société de transport de personnes liquidée deux ans plus tard, et n’a pas de licence d’agent. « Il n’avait pas de compétence particulière dans le foot, c’était simplement quelqu’un de l’entourage de N’Golo, raconte Philippe Flavier. Il arrive souvent que des joueurs se rapprochent ou tombent sous la coupe de gens qu’ils ont connus quand ils étaient plus jeunes, qui viennent du même environnement, et se disent mieux placés pour s’occuper des intérêts du joueur. »

Le contrat de N’Golo Kanté avec Leicester prévoit un salaire brut de 1,6 million d’euros par an, et une commission d’agent de 160 000 euros(1). Mais curieusement, cet argent n’a été versé ni à l’agent de Leicester Gregory Dakad, ni au nouveau conseiller de Kanté Abdelkarim Douis. Le magot a atterri dans une société détenue par Kamel Bengougam, un agent français qui représente l’international algérien de Leicester Riad Mahrez. Bengougam a-t-il redistribué une partie de l’argent aux deux agents de Kanté ? Aucun des trois hommes ne nous a répondu.

Douis et Dakad continuent à veiller sur les intérêts de N’Golo Kanté, autant que sur les leurs. À peine un an plus tard, le jackpot est en vue. Champion d’Angleterre avec Leicester, sélectionné avec les Bleus en mars 2016 et finaliste de l’Euro, N’Golo Kanté s’est imposé, en l’espace d’une saison, comme l’un des meilleurs milieux défensifs de la planète. Les prétendants se bousculent : Arsenal, Manchester City, Chelsea… et le PSG.

Comme l'ont rapporté L’Équipe et Le Parisien, à Paris, le dossier est géré par le directeur sportif adjoint Olivier Létang, qui a rencontré le joueur, puis négocie avec ses représentants. Mais un problème survient début mai 2016. Il ne s’agit pas du salaire ou du projet sportif, mais du montant des commissions des agents, qui se montrent particulièrement gourmands. La loi française plafonne les commissions à 10 % du montant du transfert, limite qui n’existe pas en Angleterre. Selon un document interne du PSG, avec une commission à 10 %, il est « presque sûr » que Kanté ne viendra pas à Paris.

L’affaire remonte jusqu’au service juridique et au directeur financier, Philippe Boindrieux. Le club envisage de verser 10 % à chacun des agents, l’un en tant que représentant du PSG et l’autre en tant que conseil de Kanté. Mais cette double représentation étant interdite en France, le PSG doit renoncer. Un rendez-vous est organisé au siège du club le 24 mai 2016 avec les représentants du joueur pour trouver un accord. Sans succès.

Quel rôle a joué l’appétit de ses agents dans la décision de Kanté de ne pas aller à Paris ? Interrogés par Mediapart, les intéressés, le PSG et Olivier Létang (aujourd'hui président du Stade Rennais), n’ont pas répondu.

Le milieu défensif des Bleus a finalement choisi Londres, et ses agents ont bien touché le gros lot. Le 15 juillet 2016, Chelsea conclut son transfert avec Leicester pour 32 millions de livres (38,5 millions d’euros). Le même jour, Marina Granovskaia, directrice générale adjointe de Chelsea et femme de confiance du propriétaire, Roman Abramovitch, écrit aux principaux dirigeants pour leur annoncer les détails du deal avec Kanté.

« Ne vous évanouissez pas ! », prévient-elle au sujet des commissions négociées par ses deux agents : Gregory Dakad va toucher 6 millions de livres (7,2 millions d’euros) et Abdelkarim Douis 4 millions de livres (4,8 millions d’euros). Soit 10 millions au total, plus de 30 % du montant du transfert. Un pourcentage stratosphérique, même pour la très libérale Angleterre. N’Golo Kanté obtient quant à lui son premier très gros salaire : 5 millions d’euros par an en ultra net. Mais un montage offshore a été réalisé pour réduire ses impôts et son coût pour le club : une partie de son salaire lui sera versée sous forme de droits à l’image, dont la moitié à une société-écran immatriculée à Jersey, célèbre paradis fiscal de l’archipel des îles anglonormandes.

‘’La personne qui a conçu la formule était sous ecstasy ? ‘’

On ignore qui de Chelsea ou de ses proches a proposé ce montage à N’Golo Kanté. Une chose est sûre : il a été conçu six semaines avant le transfert, alors que le joueur négociait encore avec plusieurs clubs anglais.

Et on y trouve la trace d’Abdelkarim Douis, ce proche de Kanté qui a remplacé son agent historique un an plus tôt. Le 2 juin 2016, Douis, désormais enregistré comme intermédiaire à la fédération britannique, crée sa société à Londres, KDS Football Management Limited, qui encaissera sa commission sur le futur transfert.

Le même jour, N’Golo Kanté crée au Royaume-Uni la société NK Sports. Le lendemain, est immatriculée à Jersey une société baptisée NK Promotions. Son capital est officiellement détenu par deux cabinets de domiciliation qui servent d’actionnaires de paille. N’Golo Kanté n’apparaît nulle part. Le 22 juin 2016, N’Golo Kanté transfère la propriété de ses droits à l’image pour le territoire anglais à NK Sports. Le 19 juillet, soit quatre jours après le transfert, il transfère ses droits à l’image pour le reste du monde à NK Promotions à Jersey. Les deux contrats sont signés de la main du joueur, et par son agent Abdelkarim Douis en qualité de « témoin ».

Tout est prêt pour le montage avec Chelsea. L’astuce ? N’Golo Kanté ne touchera que 80 % de ses revenus annuels (7 millions d’euros brut) sous forme de salaire, taxé à 47 %. Le reste (1,4 million d’euros) est payé sous forme de droit à l’image, ce qui permet à Chelsea de ne payer aucune cotisation sociale. 10 % vont à la société britannique NK Sports, qui ne paie que 20 % d’impôts. Et 10 % à la société immatriculée à Jersey, qui détient les droits de N’Golo Kanté pour le reste du monde. En théorie, cet argent doit être taxé dans les autres pays où N’Golo Kanté apparaît dans des publicités (en France par exemple). Mais le fisc britannique estime que ce n’est pas son problème. Pour le coup, l’impôt sur la part payée à Jersey est égal à zéro. L’opération doit rapporter gros : l’économie d’impôts pour Chelsea et N’Golo Kanté se chiffre à 1 million d’euros par an, selon nos calculs effectués sur la base des documents Football Leaks.

Ce genre de montage est fréquent en Angleterre. Mais il n’est pas généralisé. Par exemple, Olivier Giroud, coéquipier de Kanté chez les Bleus et à Chelsea, est payé à 100 % en salaire par le club londonien, avec un taux d’imposition normal.

Surtout, cette combine fiscale est de plus en plus risquée. Pendant des années, le Her Majesty Revenues and Customs (HMRC), le fisc de sa Majesté, s’est montré très compréhensif. C’est terminé. Le HMRC a récupéré pour 330 millions de livres dans le football depuis 2015, et enquête actuellement sur 171 footballeurs, 44 clubs et 31 agents.

La loi britannique est claire : le système ne doit pas être un salaire déguisé, mais un investissement rationnel. En échange des 1,4 million d’euros annuels versés aux sociétés de N’Golo Kanté, Chelsea reçoit 50 % des revenus publicitaires sur les accords conclus avec lui depuis son arrivée (ce qui exclut son seul gros sponsor, l’équipementier Adidas). Pour rentrer dans ses frais, Chelsea doit donc engranger 2,8 millions d’euros de sponsoring grâce au joueur chaque année.

Les documents Football Leaks montrent qu’on en est loin : pendant ses dix-huit premiers mois à Chelsea, le milieu de terrain n’a attiré que deux sponsors, pour des deals de quelques dizaines de milliers d’euros par an qui ne sont finalement pas réalisés. S’agit-il d’un montage d’évasion fiscale abusif ? « Nous ne commentons pas les spéculations concernant des contrats confidentiels ou des sujets relatifs à nos joueurs », nous a répondu Chelsea. En juillet 2016, le club semblait pourtant totalement décontracté. D’autant plus que N’Golo Kanté semblait avoir validé le montage fiscal en transférant ses droits à Jersey. Après négociation, la version finale de son contrat de droits à l’image est envoyée aux conseillers du joueur fin septembre. Le client « va approuver », répond l’avocat de Kanté à Chelsea.

Mais N’Golo Kanté ne signe pas. Les dirigeants du club londonien relancent ses représentants pendant des mois. Une nouvelle version du contrat est rédigée. Les pontes du club s’énervent. En avril 2017, neuf mois après l’arrivée de Kanté, le directeur du football de Chelsea, David Barnard, va même le voir personnellement pour lui demander de signer. Nouveau refus.

L’explication ne tombe que le 11 mai 2017, via un courriel envoyé aux dirigeants du club par le conseiller fiscal de Kanté : « Après avoir lu de nombreux articles de presse sur les droits à l’image et les enquêtes fiscales lancées contre les joueurs et les clubs, N’Golo est de plus en plus préoccupé par le fait que le montage qu’on lui a proposé pourrait être remis en cause par le fisc. […] N’Golo a décidé […] qu’il ne voulait prendre aucun risque. » Il ne veut plus du tout être payé en droits à l’image, que ce soit au Royaume-Uni ou à Jersey.

Le club traîne des pieds, car il veut commercialiser l’image du joueur. Chelsea assure aussi que le montage est parfaitement légal. Ça ne suffit pas. « N’Golo est inflexible : il veut simplement un salaire normal », comme n’importe quel employé britannique, répond son conseiller fiscal le 22 mai 2017. Le milieu de terrain refuse même de toucher les 20 % de sa rémunération liés aux droits à l’image tant que le problème n’est pas réglé. En mai 2017, le club lui doit déjà 1 million d’euros. N’Golo Kanté s’en fiche. En juin, ses conseillers s’inquiètent… car un supplément de salaire a été versé sur son compte. Chelsea les rassure : ce ne sont pas des droits à l’image payés sans son consentement, mais son bonus pour avoir remporté le titre de « joueur de l’année » en Angleterre.

Mais il y a un souci : si l’on supprime l’optimisation fiscale, il faut payer plus d’impôts. Chelsea fait tourner ses calculettes : remplacer les 20 % de droits à l’image du salaire coûterait 190 000 euros par an de cotisations sociales au club. Sans compter les centaines de milliers d’euros d’impôts supplémentaires dont devrait s’acquitter N’Golo Kanté.

Qui doit payer la facture fiscale ? N’Golo Kanté veut qu’elle soit entièrement à la charge de Chelsea. Le club n’est pas très chaud. Une négociation s’engage. L’accord définitif n’est signé que le 5 février 2018, un an et demi après son arrivée au club.

Le milieu défensif des Bleus a finalement consenti à un compromis. Il accepte de toucher 20 % de son salaire en droits à l’image (deux fois moins taxés que les salaires), mais via sa société britannique NK Sports, qui paiera l’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni.

Il y a aussi la question du supplément d’impôts à payer pour compenser l’absence de versements à Jersey. La facture sera partagée entre le club et le joueur, selon une clé de répartition ultracomplexe des futures recettes des sponsors. « La personne qui a conçu la formule était sous ecstasy ? », s’interroge un cadre du club.

‘’Pourquoi N’Golo Kanté n’a-t-il pas fermé sa société offshore ?’’

Demeure un dernier mystère. N’Golo Kanté n’a pas dissous sa société à Jersey : elle a simplement concédé ses droits sur l’image de Kanté en dehors du Royaume-Uni à la société britannique NK Sports. Pourquoi le joueur n’a-t-il pas fermé sa société offshore ? Certains espèrent-ils encore le faire changer d’avis ? Se garde-t-il lui-même cette possibilité pour plus tard ? Ou est-ce un simple oubli ? N’Golo Kanté ne nous a pas répondu.

Du côté de Chelsea, l’accord a été en tout cas un immense soulagement. À la mi-février 2018, le club a enfin pu payer à N’Golo Kanté les arriérés de droits à l’image qui étaient gelés depuis dix-neuf mois parce que le joueur ne voulait pas être payé à Jersey. Il y en avait pour 1 706 246 livres, soit 1,9 million d’euros.

De son côté, Abdelkarim Douis, l’agent qui a servi de « témoin » à Kanté à Jersey, a élargi sa clientèle. Fin juillet 2017, il a facilité le transfert à 7 millions d’euros de l’attaquant français Aboubakar Kamara d’Amiens à Fulham, moyennant une commission de 250 000 euros. Il avait aussi négocié un intéressement (jusqu’à 670 000 euros) sur la future revente du joueur, ce qui est interdit par le règlement. Après examen du contrat, la Fédération anglaise de football a dû prier Fulham de bien vouloir supprimer la clause.

MEDIAPART

 

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