Publié le 23 Jul 2020 - 20:30
GESTION COVID-19

Les experts racontent les ratages 

 

La gestion de la pandémie du coronavirus est heurtée et émaillée de polémiques. Si, pour d’aucuns, elle est dominée par la politique, des spécialistes en santé, exaspérés par cette situation, se confient à ‘’EnQuête’’ sur les ratés, les tâtonnements et les correctifs à apporter dans cette lutte.

 

Des experts de la santé sont excédés par la gestion actuelle de la crise sanitaire du coronavirus. Certains n’arrivent toujours pas à avaler la pilule des décisions prises par l’Etat. Une situation qui les pousse à soutenir qu’il n’y a que d’erreurs dans cette lutte.

Selon un épidémiologiste, face à cette crise sans précédent, certains des gestionnaires se sont prévalus de leur expérience d’Ebola, alors que, dans une crise, on ne doit pas comparer les maladies. "Non ! Chaque crise vient avec ses ambiguïtés", martèle notre interlocuteur. Et pour couronner le tout, le gouvernement s’y est mis. Il souligne qu’il a pris et continue de prendre des décisions incompréhensibles, parfois à l’encontre des conseils du Comité national de gestion des épidémies (CNGE). Il n’a pas écouté les avis de la majorité des médecins, des soignants qui protestaient contre cet aveuglement. Face à cette crise sans précédent, la plus grande de ce siècle, nos dirigeants ont mélangé, dit-il, serviettes et torchons.

De ce fait, les professionnels de la santé n’ont que leurs yeux pour constater les ratés, car ne pouvant pas aller à l’encontre d’une décision de l'autorité. La première erreur, dit-on, a résidé dans l’institution du couvre-feu. ‘’C’était clair, dès le début, qu’il fallait faire un confinement total de 20 jours, pour mettre fin à ce virus inconnu. La situation aurait été maitrisée. Nous avons pris la décision. Elle a été décidée au CNGE. La recommandation a été donnée aux autorités. Grande fut notre surprise, quand nous avons entendu le président déclarer un couvre-feu à la place d’un confinement. Tout le monde était déçu au CNGE. Ce fut un coup dur, très dur’’, confie-t-on.

Dans la même veine, une source révèle que beaucoup de membres du CNGE ont voulu claquer la porte, au lendemain de cette déclaration. Mais ‘’quand nous pensons à nos parents, nos enfants, nos femmes, aux Sénégalais lambda qui n’ont rien fait pour mériter cela, nous sommes restés pour continuer la lutte. C’est difficile quand vous faites tout pour réussir une mission et qu’une main invisible mette du sable dedans. Le plus difficile est qu’on ne peut pas se battre contre cette main, ni parler à la population’’, déclare-t-elle avec beaucoup d’amertume.

Si le confinement totalement avait été retenu, elle est persuadée que cela aurait évité la contamination. D’autant qu’à ce moment, seuls les départements de Dakar et Mbacké (Touba) avaient des cas. ‘’Si on avait suivi les vraies recommandations, on ne serait pas là, à ce jour. Ils ont fait ce qu’ils veulent. Après, ils veulent que les médecins fassent des miracles. Une crise ne se gère pas par des sentiments, encore moins de la politique. C’est une guerre contre un ennemi invisible. Donc, des vies à sauver. C’est du sérieux. C’est un échec qui nous désole’’, regrette notre interlocuteur.

Par la suite, des réunions de mise au point ont eu lieu. Les autorités, révèle notre source, ont reconnu leurs erreurs et décidé de rectifier le tir. ‘’Mais ce n’était que des paroles en l’air. Elles tiennent des promesses qu’elles ne respectent pas. Elles ont pris les professionnels de santé pour des marionnettes. Ce qui se passe dans cette gestion est terrible et fait mal. Même pour l’achat de matériel, elles préfèrent mettre l’argent ailleurs. On ne gère pas une crise dans le tâtonnement. La prise en charge médicale est parfaite. Mais ce qui va avec, c’est-à-dire l’accompagnement, le soutien des autorités dont nous avons besoin, nous ne l’avons pas. Chacun cherche sa part d’un gâteau qu’on ne voit pas’’, dénonce cet interlocuteur.

‘’On nous a dit qu’il faut attendre que les autres pays ferment d’abord’’

La deuxième erreur qu’un infectiologue considère comme la première, est la non-fermeture des frontières à temps et le tâtonnement dans l’interdiction des rassemblements publics. ‘’Lors de la première réunion tenue avec le gouvernement, après l’enregistrement du premier cas, nous avons été très clairs. Il faut fermer les frontières aériennes et interdire les manifestations. Le gouvernement n’était pas d’accord sur la fermeture des frontières aériennes. Pour les manifestations, ils nous ont dit qu’il faut discuter avec les chefs religieux et coutumiers. Mais quand un danger est là, il faut prendre la décision qui est la meilleure et non gérer des états d’âme. Cette peur nous a été fatale, avec l’arrivée du couple pour l’enterrement de leur fils et du gars de Touba’’, explique l’infectiologue.

S’agissant de la fermeture des frontières aériennes, notre source révèle que le gouvernement a soulevé des questions diplomatiques. ‘’Au lieu de sauver des vies, l’on nous parle d’amitié, de ce que le Sénégal pourrait perdre demain en fermant en premier ses frontières. On nous a dit qu’il faut attendre que les autres pays ferment d’abord. Pendant ce temps, les cas se multipliaient au Sénégal’’, déplore-t-il.

Une autre source de renchérir que c’est difficile de travailler avec un Etat qui ‘’ne prend pas ses responsabilités. Quand on pose une recommandation sur la table, ils essaient de voir si cette décision arrange l’autre partie. Si cela n’arrange surtout pas la France, les autorités mettent leur coude dessus. Nous avions décidé de ne plus prendre de décision. De les laisser faire ce qu’ils veulent’’.

Mais cette décision, soutient l’infectiologue, n’a pas été suivie par certains. ‘’Les collègues ont raison. Nous sommes des scientifiques. C’est pourquoi, sur les questions typiquement médicales, on tape sur la table et exige de les respecter. On ne veut pas que le sort des Sénégalais reste sur nos consciences, demain. C’est pour cette raison que nous faisons l’impossible. Maintenant, pour d’autres questions, on laisse l’Etat gérer’’.

Toutes choses qui font dire à ce virologue que ce n’est pas demain la veille que la pandémie va disparaître. Vu la manière dont les choses sont gérées, les Sénégalais doivent se préparer au pire. ‘’La santé n’est pas seulement du domaine du ministère de la Santé. Tous les autres ministères ont leur part à jouer. La fermeture des frontières aériennes était impérative, dès le début. Mais l’Etat a catégoriquement refusé.  Il y a eu des échanges vraiment houleux entre autorités sanitaires et l’Exécutif. Nous ne gérons pas les détails, ni les intérêts. Ce qui nous intéresse, c’est le bien-être de la population. Comme il l’a voulu, il a attendu que les pays maghrébins et européens ferment avant nous. C’est ce qu’ils ont toujours voulu’’, informe cette autre virologue qui annonce, par ailleurs, que seuls 64 milliards ont été perçus. Et que cette enveloppe concerne également les ministères de l’Intérieur, des Transports et du Tourisme.

Gestion des masques

Le troisième gros raté, de l’avis de nos sources, c’est quand le président Macky Sall a demandé aux Sénégalais ‘’d’apprendre à vivre avec le virus’’ et a ramené le couvre-feu de 21 h à 23 h. ‘’Les gens se rassemblent la journée, alors qu’ils sont plus à risque. Ils se déplacent pendant le jour. A 23 h, il y a peu de personnes qui se déplacent. Donc, cela n’avait plus aucun sens de maintenir le couvre-feu. Il y a eu beaucoup de faux départs. Déjà, le fait qu’on dise qu’il faut vivre avec le virus, d’une manière assez lapidaire, c’est ce qui a découragé les populations. Elles se sont dit que l’Etat est passé à autre chose. Les gens l’ont interprété d’une manière très négative. Malheureusement, la situation empire, les gens continuent de mourir’’, fustige une source. Pour lui, c’est un risque qu’on fait courir à tout le monde.

Actuellement, l’important c’est le port du masque, le respect de la distanciation, mais cela ne suffit pas.  

Pour ces spécialistes, les Sénégalais ont assisté, incrédules, à un festival d’annonces contradictoires et même, dans certains cas, à une valse de mesures et de contre-mesures. On leur a ordonné, disent-ils, de rester chez eux, puis on leur a reproché leur insouciance. ‘’Vous connaissez l’expression mener quelqu’un par le bout du nez ? C’est ce que l’Etat est en train de faire avec la population’’, regrette-t-on. La seule bonne chose qu’ils cautionnent, c’est le port du masque. ‘’Là, je me demande si le président n’a pas, tout de même, quelques failles dans son entourage’’.

Selon cet interlocuteur, il faudrait qu’il donne des instructions fermes aux forces de défense et de sécurité. Parce qu’il n’est pas rare d’entrer dans des boutiques, d’aller au marché et de voir que personne ne porte de masque. On doit être farouche pour faire respecter toutes ces mesures. En réalité, si on ne les respecte pas, ce sont nos ainés qui vont mourir. C’est-à-dire des patients qui ont pris toutes leurs précautions et sont infectés, parce qu’une autre personne n’a pas jugé nécessaire de respecter les mesures.

’Tous ces corps de métier, au cœur de la crise sanitaire, étaient en première ligne, sans protection’’

L'autre fausse note concerne la pénurie de masques et de matériel de protection. ‘’Face à un virus mortel, l’État nous a dit aussi qu’on allait avoir le matériel pour se protéger. Malgré les témoignages glaçants des médecins et des pharmaciens qui affirmaient qu’ils n’avaient rien reçu. Qu’ils ne voyaient rien arriver, non plus. Eux aussi attendaient. Mais contrairement à nos dirigeants, ils attendaient dans l’angoisse’’, dénonce l’expert en épidémiologie. Pour lui, le gouvernement, sur la gestion des masques, n’a pas été seulement lamentable, il a été bien plus que ça. Car, dit-il, non seulement il n’a pas protégé ses soldats sur la ligne de front, les soignants, mais il a méprisé toutes les professions qui étaient aussi exposées à l’infection au coronavirus.

‘’Je parle des pharmaciens qui recevaient des malades et ont été contaminés par milliers. Il s’agit des policiers contaminés, car obligés de s’approcher pour vérifier les autorisations de circuler. Je n’oublie pas les éboueurs, chargés de ramasser nos poubelles, les caissiers et autres personnels d’entrepôts, les hommes et femmes de ménage des hôpitaux. Il y a également les journalistes disséminés dans les services Covid-19 pour couvrir l’actualité, les services funéraires, les laborantins à qui l’État a transmis la mission de dépistage’’, dénonce le spécialiste.

A son avis, tous ces corps de métier au cœur de la plus grande crise sanitaire, étaient en première ligne, sans protection. Pendant ce temps, constate notre interlocuteur, dans de nombreux pays, on distribue gratuitement des masques à l’entrée des transports en commun.

Une autre source soutient que l’échec dans la dotation de matériel de protection, surtout les masques, est visible. ‘’Ils ont annoncé la confection de masques locaux. Personne ne les a vus. J’ai du mal à croire à cette information. Plus honteux, les décisions prises par le ministre des Infrastructures, des Transports terrestres et du Désenclavement, Oumar Youm, demandant aux transporteurs de doter les clients de masques et de gants. Alors que c’est à l’Etat de régler tout cela. Heureusement que les transporteurs ont rejeté cette décision. Ce sont de graves erreurs à ne pas pardonner’’, fulmine notre source.

Il est important de souligner que même le directeur général de Sénégal Dem Dikk, Moussa Diop, à la TFM, a dit ne pas être en mesure de donner à chaque client un masque et une paire de gants. Même s’ils le voulaient, ils n’ont pas encore les moyens pour le faire. Peut-être que l’Etat va réfléchir sur ce point, pour apporter des solutions. Mais pour le moment, dit-il, ils ne sont pas dans ces dispositions.

‘’La présidence a tranché en faveur de Pasteur’’

Concernant les tests, nos interlocuteurs soulignent que la terrible crise sanitaire que le pays traverse est un formidable révélateur de ce qu’est réellement le pouvoir. Combien de laboratoires de biologie, incluant des laboratoires de recherche, se sont proposés de faire chacun des milliers de tests diagnostic par jour ? ‘’Mais contrairement à l’Allemagne qui, grâce à cette mobilisation des biologistes, a pu réaliser des millions de tests, on les a ignorés. D’ailleurs, renseigne un autre interlocuteur, on se demande toujours pourquoi l’Iressef ne gère que la région de Thiès. Pour 14 régions que comptent le pays, les 13 sont gérées par l’Institut Pasteur. ‘’L’Etat a refusé catégoriquement de laisser l’Iressef intervenir à Dakar. Alors que c’est la région qui a plus de problèmes. Je suis épidémiologiste, donc je sais de quoi je parle. C’est Dakar qui fera exploser le pays. Si on ne fait pas attention, on retournera à ce semi-confinement’’, avertit le spécialiste.

A l’en croire, ce problème avec l’Iressef est même allé jusqu’à la présidence. Mais rien n’a changé. La présidence a tranché en faveur de Pasteur. ‘’Cette crise est gérée par des personnes certes bouffies de certitudes, mais n’ayant pour la plupart aucune expérience de la gestion de crises sanitaires. Alors qu’il fallait se mettre dans une logique de médecine de guerre où chaque jour compte. Mais nos autorités ont poursuivi leur train-train quotidien, comme si de rien n’était’’.

‘’Nous avons un message simple à tous les pays : testez, testez, testez !’’

Embouchant la même trompette, une source rappelle que depuis janvier, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) demande à tous les pays de tester en masse. Le 16 mars, le directeur général de l’OMS craque carrément sur son compte Twitter : ‘’Nous avons un message simple à tous les pays : testez, testez, testez !’’ La planète en entier fait des dépistages. Mais pas le Sénégal. Mi-mai, alors qu’on peut dire, sans prendre trop de risques, que le coronavirus a très largement élu domicile dans nos foyers, le Sénégal fait encore moins de 2 000 tests par jour. ‘’On décide, du jour au lendemain, de ne tester que les symptomatiques. Quand on ne connaît pas un virus, on ne peut évidemment pas le diagnostiquer. Donc, on le teste sur les patients les plus atteints. Mais, par la suite, quand il est reconnu, décider de continuer à ne tester que les malades les plus graves et pas les autres. Pas ceux qui le seront demain. Parce que, puisqu’on ne les teste justement pas, peut-être ils seront en réanimation demain ? Cela me rend triste de voir les conseillers totalement dépassés et démunis devant l’ampleur du manque de tout et incapables de gérer la crise’’, se lamente-t-il. 

Avant d’ajouter : ‘’Personne ne tape du poing sur la table, parce qu’on est des professionnels. Personne ne dit qu’il faut s’asseoir sur les normes et les processus d’évaluation habituels, parce qu’on nous a assez bernés. Qu’il faut passer à la vitesse supérieure, parce qu’on ne suit jamais les conseils. Et le funèbre bilan quotidien ne cesse de s’alourdir. Début juillet, le Sénégal a dépassé la barre des 100 morts.’’

VIVIANE DIATTA

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