Publié le 14 Feb 2020 - 08:23
ITW-DR SOULEYMANE NDAO (ECONOMISTE) SUR L’ECO

‘’Le Nigeria est conscient qu’il a plus à perdre qu’à gagner’’

 

La monnaie commune Eco de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ne verra pas le jour en 2020, si les pays membres respectent le souhait du géant économique de la sous-région, le Nigeria, qui a demandé, lundi soir, le report de son lancement. Dans cette interview accordée à ‘’EnQuête’’, l’économiste sénégalais et enseignant-chercheur du Centre de recherches de l’industrie des institutions des sciences économiques en France, Dr Souleymane Ndao, revient sur les craintes du Nigeria par rapport à ce projet monétaire, les impacts des critères de convergence, etc.

 

Le Nigeria a demandé, lundi soir, le report de la date du lancement de l’Eco de la CEDEAO pour un non-respect des critères de convergence des pays de la sous-région. Quelle analyse faites-vous de cette proposition ?

Les raisons pour lesquelles le Nigeria est encore réticent par rapport au démarrage de l’Eco, c’est, d’abord, pour un fondement purement idéologique. C’est aussi lié au fait que la plupart des pays de la CEDEAO (Communauté des Etats de l'Afrique de l'Ouest) ne remplissent pas un certain nombre de critères. Il s’agit notamment des critères de convergence. Ce pays les considère comme étant des préalables dans la mise en œuvre de cette monnaie. Ces critères sont relatifs au ratio dette sur le produit intérieur brut (PIB). Il faut que le pays ne soit pas endetté et que le taux ne dépasse pas 70 %. Le déficit budgétaire doit être relativement faible, environ 3 %. Le Nigeria considère que l’ensemble des pays qui veulent constituer la future zone monétaire Eco doivent remplir ces critères-là, sans lesquels le démarrage ne saurait être possible.

Il ne faut pas mettre l’accent sur ces critères, parce que l’ensemble des pays de la zone, qu’ils soient de la CEDEAO de manière générale, ne vont jamais, un jour, remplir au même moment l’ensemble de ces critères. Cela ne va jamais avoir lieu. Aujourd’hui, le seul pays qui remplit presque à 98 % ces critères, c’est le Togo. Mais ce dernier a son niveau d’endettement qui a presque atteint les 70 %. Il sera bientôt à 71 %. Ce qui fait que ce pays-là, qui ne pèse que presque 1 % de l’économie de la CEDEAO, va sortir de ce lot des pays qui remplissent ces critères-là. Le Nigeria est très sceptique par rapport aux critères de convergence. Et quand on parle de convergence dans ce contexte, il s’agit de celle nominale. Qui est basée sur le taux d’endettement sur PIB, l’inflation qui doit être aussi relativement basse. Ce qui veut dire que les pays doivent maitriser la structure de leurs prix, etc. Monnayant le fait que les pays doivent remplir toutes ces conditions, on pense que le démarrage, ou la constitution de la zone, ne peut pas être possible.

Mais est-ce que ces critères ont un impact réel sur la monnaie ou sur l'économie ?

Ces critères-là ne reposent pas sur un élément scientifique réel. On les a importés d’Europe. En fait, lors de la création de la zone euro, avant son démarrage, l’Allemagne avait exigé que les pays membres respectent les critères de convergence. Or, ils n’ont aucun fondement scientifique réel. Ce n’est pas prouvé que si on respecte toutes ces conditions, les pays qui adhérent à cette zone n’auront plus de problèmes. Les pays de la zone euro ont eu énormément de difficultés, lors de la crise financière de 2008. Est-ce que ces critères-là avaient pu régler ces problèmes ? Les pays comme l’Italie, la Grèce, etc., ont connu un dérapage budgétaire. Ils étaient au bord du gouffre budgétaire. Si ces critères reposaient sur quelque chose, on n’en serait pas là. 

Alors, dans les pays, la convergence ne doit pas être seulement nominale. Elle doit être réelle, c’est-à-dire en termes de niveau de vie des populations. Les pays doivent, s’ils partagent une zone monétaire, à terme, être au même niveau que les pays locomotifs. Ce qui veut dire que l’espace CEDEAO, si aujourd’hui on démarrait la zone Eco, des pays comme le Niger, le Togo, la Gambie, la Serra Leone, le Liberia devraient converger pour tendre économiquement à rattraper les pays comme le Nigeria. Les recherches ont montré que si ce rattrapage était possible, les pays qui avaient partagé la même monnaie qu’est le CFA, économiquement, le Niger, le Togo devaient être au même niveau que la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Ce qui veut dire que la convergence réelle impacte sur celle nominale par rapport au niveau de vie. Ces critères-là ne sont jamais bons en termes de soutenabilité et de développement économique. Cela les plombe. Parce que tous les pays ne peuvent pas avoir un déficit faible. La convergence nominale impacte négativement sur celle réelle.

Est-ce que le Nigeria veut réellement d’une monnaie commune sous-régionale ?

Le Nigeria est conscient qu’en adhérent à ce projet, il a plus à perdre qu’à y gagner. Il y a plusieurs blocs par rapport à ce projet. Il y a celui qui est derrière le Nigeria et qui a intérêt à ce qu’ils aient leur propre monnaie. Le second bloc est formé du Sénégal, du Ghana de la Côte d’Ivoire et du Cap-Vert qui ont plus intérêt pour qu’il y ait cette monnaie commune. Ceci pour permettre à leur Banque centrale commune qui ne serait plus fixée sur une monnaie, d’avoir un panier de devises pour mieux participer à des opérations qui pourraient engendrer une croissance en matière de développement de l’économie. Et le reste, des pays comme le Liberia, etc., ont tout intérêt à former leur propre bloc pour avoir leur propre monnaie.

Aujourd’hui, une monnaie Eco CEDEAO ne verra pas le jour, dans ces cinq prochaines années. Les pays de la CEDEAO ont des économies hétérogènes. Non pas que je suis anti-CEDEAO, mais c’est parce qu’il faut tenir compte des conditions de faisabilité, les opportunités. Il y a toute une littérature sur la question des zones monétaires optimales. C'est certes optimal d’avoir cette zone-là.  Aujourd’hui, du point de vue optimal, le Nigeria n’a pas intérêt à y rentrer. Il s’agit d’abord du caractère disparate de nos économies hétérogènes. Il faut rappeler que le budget du Nigeria, c’est 80 voire, 90 % de pétrole ou d’hydrocarbures. Il suffit simplement qu’il y ait un effondrement du prix du baril pour que cela ait un impact sur la politique monétaire de la future zone Banque centrale. Ce qui fait que ce n’est pas bon pour les autres pays. Parce qu’on ne subit pas les chocs de la même manière. Qu’il s’agisse d’un choc conjoncturel ou celui du marché mondial, etc.

Si la CEDEAO accepte la demande du Nigeria, est-ce que cela n’aura pas un impact sur le futur lancement de l’Eco de l’UEMOA ?

Non. Il ne va pas y avoir un chevauchement. Parce que cet Eco n’est que de nom. En dehors des changements qui ont été opérés ; changement de nom, 50 % des réserves de change ne vont plus être logés au Trésor français, les Français ne vont plus séjourner dans les instances de gouvernance de la BCEAO, etc. Ce sont des aspects minimes au changement. Fondamentalement, il n’y a pas grand-chose en profondeur. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, la politique monétaire qui est menée par la Banque centrale n’impactera pas sur la croissance et le financement du développement de nos pays. A moins qu’on puisse opérer d’autres changements au niveau de l’Eco. L’Eco UEMOA va faire son chemin. C’est tout simplement le franc CFA bis et peut-être, ces pays vont essayer encore de faire des efforts qui iront dans le sens, peut-être dans 5 ou 10 ans, de fusionner intégralement l’ensemble des pays de la CEDEAO, de manière à avoir un Eco CEDEAO. Il faut tabler au moins sur 10 ans pour qu’on puisse au moins avoir une monnaie commune. On aurait peut-être allégé les conditions d’adhésion, en amoindrissant les critères de manière qu’un pays qui remplit 90 % de ces critères puisse être admissible. Mais ce qu’on demande aux pays nécessite beaucoup d’efforts, de moyens.

Est-il envisageable que le Nigeria propose un changement du nom de la future monnaie de la CEDEAO, s’il considère, avec les autres pays de la ZMOA, que les Etats de l’UEMOA ont trahi le pacte ?

C’est sûr. Et le prochain sommet des chefs d’Etat de la CEDEAO va nous en dire plus sur cet aspect. Puisque le Nigeria le considère comme une trahison, une usurpation de nom. Puisque le projet était, à la base, pour l’ensemble des 15 pays de la CEDEAO. Le fait que les pays de l’UEMOA prennent ce nom, n’est pas bon signe. Le contexte dans lequel l’annonce a été faite en présence du président de la République français peut être considéré comme une trahison. Le Nigeria peut même, au-delà de cet aspect, dire qu’il faut respecter les critères impératifs et, pour cela, il faut un délai supplémentaire sans préciser le calendrier, sans dresser une nouvelle feuille de route.

Lors du prochain sommet, on attend qu’il ait une nouvelle feuille de route qui va être déroulée. Puisqu’à la base, l’Eco, c’est Ecowas, si c’est par consensus ou référendum qu’on a pu obtenir ce nom, il va falloir peut-être le changer. Car cela sème le doute dans l’entendement même des populations. Cela, c’est juste la forme. Mais, dans le contenu, les pays de l’UEMOA, avec leur Eco, gagneraient plus à opérer d’autres changements, à saisir cette fixité de la monnaie.

Il faudrait qu’on puisse avoir une monnaie de nature à promouvoir le développement, une banque qui sera beaucoup plus réactive, qui contraint les autres établissements financiers à préfinancer les crédits, à alléger les politiques monétaires, les rendre plus conventionnelles. Elles ne vont plus dépendre de la conjoncture internationale, mais seraient plus endogènes, portées sur le développement économique de l’UEMOA. On a fait la moitié du chemin, parce que les réformettes qui ont été annoncées nous ont permis de faire la moitié du chemin. L’autre partie est à aller chercher. Et la société civile, les autorités, les médias ont un rôle énorme à jouer pour que ce changement puisse être effectué.

Au-delà de la monnaie, d’une manière générale, est-ce qu’il n’existe pas une crise de confiance entre le Nigeria et les pays francophones de la sous-région ?

Oui. Cela peut être constaté lors de la dernière sortie des ministres des Finances et gouverneurs de la Banque centrale des pays anglophones. Ils ont dit clairement que les pays de l’UEMOA ont torpillé le projet et ont un tout petit peu trahi le pacte. Il y aura une méfiance qui va s’instaurer. Ce qui va engendrer un dialogue de sourds. C’est alarmant, car là, on ne va plus parler de la même chose. Les pays vont s’assoir autour d’une même table, mais, désormais, les termes de référence ont été quasiment bousillés et cela va encore une fois retarder tout le processus qui a été enclenché depuis 1983.

In fine, à cause du retardement, de ce mimétisme, de ces critères qu’on a importés qui sont copiés dans le traité de Maastricht (Ndlr : traité fondateur de l’Union européenne, signé le 7 février 1992).

Or, tous les grands économistes les plus avertis ont clairement reconnu que ces critères n’ont fait qu’entrainer la pagaille. Ils apportent plus de mauvaises choses que de bonnes, en termes de retombées. Le soubassement de cette crise est relatif au fait qu’il y a eu une guerre de leadership dans la sous-région. Il y a le Nigeria qui veut phagocyter tout, qui règne en maitre sur le plan économique. La Côte d’Ivoire va se comporter comme un petit, etc. Ce qui fait peur. Si on pèse 77 % en termes de richesses, on impose forcément sa logique économique, monétaire. Ce qui est sûr, c’est que la Banque centrale va avoir son siège là où la monnaie Eco CEDEAO va être fabriquée.

MARIAMA DIEME 

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