Publié le 10 May 2019 - 03:13
ITW NDONGO SAMBA SYLLA, ECONOMISTE

‘’Je vois mal comment quelqu’un, qui a créé zéro emploi net en 7 ans, peut en créer 1 million en 5 ans’’

 

Economiste, Ndongo Samba Sylla rit sous cape de la naïveté et de l’ignorance parfois de certaines personnalités politiques. Dans cette interview, il démolit les chiffres ‘’farfelus’’ annoncés par le gouvernement en matière de création d’emplois, entre 2012 et 2018, plaide pour une hausse des salaires des catégories de travailleurs au bas de l’échelle, brûle la politique du Fmi dans les pays en développement. Il n’oublie pas, non plus, la question du franc Cfa qui lui tient particulièrement à cœur. Le tableau de Dr Sylla, qui a eu à évaluer la stratégie européenne d’emploi après une thèse sur ces questions, est simplement très négatif.

 

Quelle lecture faites-vous de la dernière sortie du président de la République, à l’occasion de la célébration de la Fête du Travail, relativement à la demande de hausse des salaires ?

La demande d’augmentation des salaires de la part des syndicats se justifie amplement. Depuis quarante ans, la croissance des salaires nominaux, pour la grande majorité des travailleurs, a été inférieure à celle du coût de la vie. Cette dégradation du pouvoir d’achat s’est accélérée avec la dévaluation de 1994. Or, entre 1996 et 2018, le salaire minimum n’a pas évolué. Si le salaire minimum ne bouge pas, alors que le coût de la vie augmente, les travailleurs  rémunérés sur la base du salaire minimum voient leur pouvoir d’achat s’éroder. Ceci est un constat. Après, peut-on augmenter les salaires pour les travailleurs du secteur public au bas de l’échelle des rémunérations ? La réponse est : oui, pourvu que l’Etat veuille bien assurer un certain équilibre dans les rémunérations de ses agents et rationaliser ses dépenses. Il existe beaucoup d’agences, d’institutions, de postes improductifs, etc., qui engloutissent beaucoup de ressources publiques. Si on réduit ce gaspillage, il est bien possible d’accéder aux revendications tout à fait normales des syndicats.

Par contre, si on maintient tous ces postes inutiles, ce sera d’autant plus difficile que le Fonds monétaire international (Fmi) nous apprend que le service de la dette représentait 45 % des revenus de l’Etat hors dons, en 2018. Quand presque la moitié de vos revenus sert à payer la dette, c’est difficile d’augmenter les salaires. L’Etat doit donc rationaliser ses dépenses et voir quelles corrections il faut apporter au niveau de la masse salariale pour assurer une équité dans les rémunérations de ses agents.

Pourtant, on se vante souvent d’un taux de croissance continu de plus de 6 %. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

En fait, un taux de croissance économique élevé peut avoir un impact social minimal. Par exemple, entre 2012 et 2019, on a eu en moyenne un taux de croissance économique de 6 % par an, le meilleur jamais réalisé dans l’histoire de notre pays. Savez-vous combien d’emplois nets ont été créés par le secteur formel sénégalais, entre 2012 et 2018 ? Zéro. C’est-à-dire : la différence entre les emplois créés et les emplois détruits égale zéro. Ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont les travaux de l’Ansd (Agence nationale de la statistique et de la démographie) qui le montrent. Dans son enquête sur l’emploi, la rémunération et les heures de travail au Sénégal (Eerh 2018), l’agence estime à  300 284 le total des emplois du secteur formel en 2018.

En 2011-2012, on avait presque le même nombre, c’est-à-dire 300 000 emplois dans le secteur formel. Cela veut dire que la croissance observée depuis 2011 ne crée pas d’emplois décents et qu’elle ne profite pas réellement aux Sénégalais. Ça veut dire aussi que c’est le secteur informel qui est responsable de l’essentiel de la création nette d’emplois. C’est là une preuve suffisante des limites du taux de croissance comme indicateur de prospérité partagée. Nous avons une croissance extravertie qui ne permet pas le développement, mais plutôt une accumulation au bénéfice de l’étranger et de 10-20 % de la population sénégalaise. Une croissance susceptible de porter un vrai développement doit d’abord reposer sur l’agriculture et l’industrie. Ce sont, en effet, ces secteurs qui peuvent être un moteur pour la création d’emplois et l’augmentation de la productivité.

Le chef de l’Etat, à l’aune de ce nouveau mandat, a annoncé la création d’un million d’emplois. Est-ce faisable, selon vous ?

Non, ce n’est pas possible ! Je vois mal comment 1 million d’emplois pourraient être créés entre 2019 et 2024, alors que la création nette d’emplois formels a été nulle entre 2012 et 2018. Il faut qu’on soit sérieux (Macky Sall avait annoncé la création de plus de 490 000 emplois au cours de son premier mandat, Ndlr). En fait, le problème, c’est que les politiciens, en Afrique, ne comprennent rien à la question de l’emploi et du chômage. Ils se contentent d’annonces faciles et d’analyses superficielles, comme la prétendue inadéquation entre l’offre et la demande sur le marché du travail.

Restons avec les chiffres. Le Fmi, dans ses perspectives régionales, parle d’un taux de croissance de 6,2 %, là où le gouvernement annonçait une croissance de 6,8 ou même 7,2 %. A quel chiffre se fier, finalement ?

C’est difficile à dire. A court terme, ce qu’on a, ce sont des estimations. Les chiffres de la croissance ne sont stabilisés que deux ans plus tard. Par exemple, pour avoir les vrais chiffres de 2018, il faut attendre 2020. A ce stade, je ne sais pas ce qui justifie cette différence. Mais, encore une fois, pour moi, ce qui compte, ce n’est pas le chiffre de la croissance, mais plutôt sa nature. Est-ce que ce sont les secteurs qui permettent de créer des emplois qui portent cette croissance ? Est-ce que ce sont les secteurs qui permettent une distribution de revenus aux Sénégalais ? Ce sont ces questions qui sont véritablement importantes. Et non les chiffres en tant que tels. La Guinée équatoriale avait, dans les années 2000, parfois des taux de croissance annuels de plus de 60 % ! Pourtant, bien qu’elle ait un revenu par habitant élevé proche de celui des pays riches, elle était classée parmi les pays moins avancés jusqu’à récemment. Le pompage des ressources nationales par l’extérieur est un aspect saillant du sous-développement, une situation qui est compatible avec l’obtention de taux de croissance économique élevés pendant une période donnée.

Jusque-là, ce sont les investissements publics qui permettent de booster le produit intérieur brut. Est-ce une anomalie ?

Ça, c’est un fait. D’abord, il faut savoir qu’entre 2012 et 2018, le ratio dette/Pib est passé de 32 à 64 %, si l’on se base sur les chiffres du Fmi. Il faut souligner qu’en 2014, le Pib a augmenté ‘’artificiellement’’ de 29 %, suite à un changement de sa base de calcul. Ce qui signifie que le poids de l’endettement serait certainement plus important, si on avait retenu l’ancienne base de calcul. Cet endettement massif, couplé à un certain nombre de facteurs bénéfiques comme, d’une part, l’amélioration des termes de l’échange - c’est-à-dire les prix à l’exportation ont relativement augmenté par rapport aux prix à l’importation – et, d’autre part, une bonne pluviométrie. Ces éléments sont responsables de la hausse du taux de croissance de notre produit intérieur brut.

Ainsi, les grands travaux de l’Etat réalisés grâce à cet endettement massif ont contribué à doper la croissance économique. Seulement, ces travaux profitent surtout aux grandes entreprises étrangères. Cela fait que la production domestique augmente certes, mais le revenu national n’augmente pas dans les mêmes proportions. Autrement dit, vous avez de nouvelles infrastructures, mais une grande partie de l’argent qui a servi à leur réalisation retourne vers l’étranger. Seule une infime partie reste au Sénégal. Voilà ce qui fait que, qu’elle soit de 6 % ou de 10 %, cette croissance ne permet pas le développement.

Est-ce que cela ne traduit pas aussi une certaine faiblesse du secteur privé national ?

C’est vrai. Mais il faut aussi comprendre que le privé et le public, c’est un couple. Le développement du secteur privé suppose un secteur public dévoué à cet objectif. Malheureusement, on constate que le secteur privé, au Sénégal et ailleurs sur le continent, est handicapé de plusieurs manières. D’abord, il y a les difficultés d’accès au crédit.  Quand il y a accès au crédit bancaire, c’est souvent à des taux d’intérêt prohibitifs. Ensuite, il n’y a pas assez de ciblage de la dépense publique. Ce sont les entreprises étrangères qui exécutent souvent les marchés publics, notamment les grands travaux. Aussi, avec la libéralisation commerciale, les produits qui viennent de l’extérieur concurrencent souvent les produits Made in Sénégal moins compétitifs. Tant que ces contraintes restent en place, le secteur privé national sera handicapé dans son développement. D’ailleurs, on ne peut même pas dire qu’il existe un secteur privé national au Sénégal. Lorsque vous êtes dans un pays où plus de 50 % de la force de travail est en situation de chômage ou de sous-emploi, vous avez la preuve qu’il n’y a pas de secteur privé national. Dans un pays avec un vrai secteur privé, la contrainte majeure susceptible de plomber l’activité et la création d’emplois, c’est une crise de la demande, c’est-à-dire des débouchés. On n’a donc pas de secteur privé national et il revient à l’Etat d’en créer. En effet, toute dépense de l’Etat bénéficie au secteur privé (les entreprises locales et étrangères) et aux ménages. Une réorientation de la dépense publique vers le privé national s’impose donc.

En outre, l’Etat doit accompagner le privé national, en facilitant l’accès à un crédit bon marché, créer directement des emplois pour booster la demande en direction des entreprises privées et protéger certains secteurs clés de la concurrence étrangère.

Est-ce que, quelque part, on ne fait pas un mauvais procès aux investisseurs étrangers ?

L’investissement étranger peut être un adjuvant important au développement national, s’il participe, par exemple, à augmenter les capacités productives locales, élargir les marchés intérieurs, augmenter les exportations et stimuler des transferts de technologie. En Afrique, l’investissement étranger joue rarement ce rôle, car sa nature est plutôt extractive. De plus, il crée très peu d’emplois. Pour tout le continent africain, l’investissement direct étranger crée chaque année environ 150 000 emplois en moyenne, alors que chaque année, il y a 18 millions de nouveaux entrants sur les marchés du travail. Donc, si un Etat veut donner des emplois à sa jeunesse, il doit faire tous les efforts possibles pour bâtir un tissu de Pme/Pmi solides au lieu de chercher coûte à coûte à vouloir attirer l’investissement étranger.

L’Etat a-t-il les coudées franches pour mettre en place de telles mesures ?

Non, l’Etat n’a malheureusement pas les coudées franches. Un pays qui n’a pas de souveraineté monétaire n’a pas d’indépendance du tout et est limité dans ses options économiques. C’est difficile d’avancer dans ces conditions. Par exemple, nous exportons souvent en dollars, alors que notre monnaie est arrimée à l’euro. Ça veut dire qu’à chaque fois que l’euro prend de la valeur, la compétitivité de nos produits est mise en mal. Nous ne maîtrisons donc pas les conditions de notre production. Et si vous ne maîtrisez pas les conditions de votre production, vous ne pouvez pas vous industrialiser. Vos performances économiques sont dépendantes de la conjoncture économique. C’est un problème fondamental. Nous n’avons pas suffisamment d’autonomie sur les instruments de politique économique.

La question du franc Cfa vous tient à cœur. Est-ce possible, dans l’immédiat, d’en sortir et quels sont les obstacles qui pourraient s’ériger devant nos Etats ?

La sortie du franc Cfa est une option prévue par les traités. Un Etat de l’Uemoa qui veut sortir doit juste notifier sa décision à ses pairs. La sortie est effective six mois après la notification. Le délai peut même être abrégé. En 1973, la Mauritanie et Madagascar avaient procédé ainsi. A mon avis, c’est la France qui doit d’abord sortir de la gestion du franc, pour une raison simple : elle ne garantit pas le franc Cfa. C’est parce que la France dit garantir la convertibilité ‘’illimitée’’ du franc Cfa qu’elle est représentée dans les banques centrales avec droit de veto implicite.

C’est pour cette même raison que la Bceao est dans l’obligation de déposer 50 % de ses réserves de change auprès du Trésor français. Que signifie la ‘’garantie’’ supposément apportée par la France ? Quand la Bceao est dans une situation de zéro réserve de change, le Trésor français promet de lui prêter les euros souhaités. Le problème est que la France ne le fera jamais, parce qu’avant d’arriver au niveau zéro, elle fait prendre les mesures nécessaires pour ne pas en arriver à cette situation. Au pire, elle exige la dévaluation, comme en 1994.

Ce sont donc les Africains eux-mêmes qui garantissent la convertibilité du franc Cfa. Au lieu que la France prête de l’argent à la Bceao, c’est donc l’inverse qui est observé ordinairement. Si vous regardez la loi de finances française, il y a trois lignes consacrées à ladite garantie de convertibilité.  Et c’est tout le temps marqué zéro. Ce qui signifie que la France ne garantit rien et ne prévoit pas de le faire. Les Africains seraient à bon droit de lui demander de sortir de la gestion de leurs affaires monétaires. 

Certains estiment qu’une rupture de ce système pourrait être lourde de conséquences, avec nos économies faibles, surtout quand ces sorties sont faites de manière isolée. Que répondez-vous ?

C’est bien possible. Mais tant qu’on reste dans le franc Cfa, c’est comme si on souscrit à une assurance sous-développement. Ce qui fait la solidité d’une économie, ce sont les ressources dont elle dispose et la manière avec laquelle elles sont mises à profit ou pas. On n’a jamais vu de pays anciennement colonisé qui se soit industrialisé ou développé un tant soit peu, sans avoir sa propre monnaie. Sortir du franc Cfa est une nécessité. En 2016, le Sénégal avait le même niveau de revenu par habitant qu’en 1960. Cela veut dire que nous n’avançons pas.

Et vous pensez que c’est à cause du franc Cfa ?

C’est l’une des raisons. Si vous prenez les 8 pays de l’Uemoa, les 7 sont classés parmi les pays les moins avancés. Le seul pays non-Pma, c’est la Côte d’Ivoire. En 2016, elle avait un revenu par habitant qui est inférieur d’1/3 par rapport à sa situation de 1978. Cela veut dire qu’avec le franc Cfa, c’est la stagnation ou le recul. L’une des contraintes du franc Cfa est que les pays n’ont pas les moyens de s’ajuster, en cas de crise économique. Ils ne peuvent pas utiliser le taux de change pour s’ajuster. Maintenant, je ne dis pas que la monnaie explique tout. Si on sort du Cfa pour mieux continuer les mêmes politiques d’extraversion, cela ne servira à rien.

Est-ce qu’on ne pourrait pas vous rétorquer aussi que ces pays que vous citez et qui ont leur propre monnaie ne se portent guère mieux ?

Oui, il y a des gens qui le disent. Ils oublient d’autres pays qui sont sortis de la Zone franc et qui ont obtenu des résultats incontestablement meilleurs que n’importe lequel des 14 pays qui partagent cette monnaie. Je peux citer le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et le Vietnam. On peut sortir et avoir de bons résultats comme on peut sortir et avoir de mauvais résultats. Si, pour la Guinée, la Mauritanie et Madagascar, pays qui sont sortis du franc Cfa, cela ne marche pas, c’est parce qu’ils n’ont pas de souveraineté sur les autres instruments de politique économique et sur leurs ressources, outre les problèmes de ‘’gouvernance’’. Tout dépend donc des conditions de la sortie et de ce que nous ferions de notre souveraineté monétaire formelle. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas se développer dans les conditions actuelles.

Quid des risques d’inflation qui sont souvent opposés aux détracteurs du franc Cfa ?

Ça dépend de ce qu’on entend par inflation. Souvent, les gens confondent hausse des prix et inflation. L’inflation, c’est quand on crée beaucoup trop de monnaie par rapport à ce que l’économie peut absorber. Dans la zone Uemoa, les économies sont confrontées à un problème d’accès au crédit dans un contexte où le potentiel économique est indéniable. Le risque d’inflation est donc minimal. En 2017, la Bceao avait accordé 52 milliards de francs Cfa de prêts à son personnel (3 500 et quelques) pendant que tout le secteur productif de la Guinée-Bissau ne recevait que 39 milliards de francs Cfa de crédits bancaires. Une situation absurde ! Privilégier la lutte contre l’inflation revient à faire le choix de priver les paysans, les Pme/Pmi de l’accès au crédit. C’est le choix politique assumé du sous-emploi et de la pauvreté…

 Quel est le meilleur scénario de sortie, selon vous ?

Dans notre livre avec Fanny Pigeaud ‘’L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc Cfa’’, nous prônons un système de monnaies nationales solidaires. Nous nous appuyons notamment sur les travaux de Samir Amin, Mamadou Diarra et Joseph T. Pouemi. Chacun des pays qui utilisent le Cfa doit avoir sa propre monnaie nationale et sa propre banque centrale. Pourquoi ? Parce que les travaux  économiques sont unanimes pour dire que l’Uemoa et la Cemac ne sont pas des ‘’zones monétaires optimales’’, c’est-à-dire que tous ces pays n’ont pas intérêt économiquement à partager la même monnaie.

Dans le système que nous proposons, la solidarité se manifeste par le fait que les pays africains mettent ensemble une partie de leurs réserves de change gérée par un fonds monétaire africain. Ainsi, si le Sénégal a des problèmes de réserves de change, la Côte d’Ivoire peut lui prêter, et vice-versa.  On met également en place une unité de compte commune qui permet de solder les transactions financières entre les pays africains. C’est-à-dire que lorsque le Sénégal doit importer de la Côte d’Ivoire, ou vice-versa, le paiement ne se fera pas en dollars ou en euros, mais dans cette unité de compte commune. On peut également envisager d’avoir des politiques communes d’autosuffisance énergétique et alimentaire.

En effet, les importations de produits alimentaires et énergétiques représentent entre 20 et 60 % de la valeur totale des importations des pays de l’Afrique de l’Ouest. Si nous parvenons à l’autosuffisance dans ces domaines, nous pourrons mobiliser nos réserves de change pour notre industrialisation. Ce qui va créer plus d’emplois et de croissance. Par exemple, au Sénégal, on dépense chaque année près d’1 milliard d’euros pour les produits alimentaires. Imaginez qu’on injecte annuellement 1 milliard d’euros dans l’agriculture, ne pensez-vous pas que nous pourrions avoir notre autosuffisance alimentaire ? Mais nous n’avons pas fait le choix de l’autosuffisance. Nous avons opté pour l’extraversion économique.

Pourtant, le gouvernement a toujours clamé faire de l’autosuffisance alimentaire une de ses priorités. Sur quoi vous vous fondez pour dire que ce n’est pas son option ?

C’est simple. Dans les faits, ce n’est pas l’option qui a été prise. Vous ne pouvez pas vouloir avoir une politique nationale d’autosuffisance et signer des accords de libre-échange comme les Ape et la Zlecaf. Vous ne pouvez vouloir une politique nationale d’autosuffisance, en laissant les investisseurs et produits étrangers entrer quasi librement. Aucun pays ne s’est développé dans une atmosphère de libre-échange. Si on veut le développement, il faut être souverain sur les instruments de politique économique. C’est-à-dire la monnaie, le budget, les outils tarifaires, non tarifaires… Accepter les Ape ou la Zlecaf, c’est renoncer à utiliser ces instruments.

Le Fmi demande l’application de la vérité des prix, dans les différents biens et services. Avez-vous une idée des biens et services qui font effectivement l’objet de subvention de la part de l’Etat ?

Non, je n’ai pas la liste. Mais ce que je peux dire, c’est que la vérité des prix n’existe pas. C’est un concept néolibéral qui consiste à dire que l’Etat doit se désengager et laisser le ‘’marché’’ déterminer les prix. Il y a des biens et services importants pour les populations. L’Etat ne peut pas les laisser à la merci du ‘’marché’’. Les conséquences qui en découleraient seraient fâcheuses. Par exemple, si le prix du baril du pétrole est multiplié par 3 et que l’Etat n’agit pas, c’est la catastrophe. L’Etat ne peut pas ne pas intervenir. Dans l’agriculture, si on applique la prétendue vérité des prix, les paysans seront toujours pauvres. Il faut plutôt leur donner de bons prix pour les inciter à produire davantage et mieux. Le Fmi n’est pas intéressé par le développement, il se soucie plutôt de la capacité des pays à payer la dette extérieure.

Le Fmi milite aussi pour la suppression de certains programmes à caractère social de l’Etat. Tels qu’elles se font, pensez-vous que ces politiques de gratuité de l’Etat sont à encourager ?

Lorsque vous avez de sérieuses difficultés budgétaires, il faut couper dans les dépenses, à un moment. Quand le service de la dette représente 45 % des revenus hors dons de l’Etat, vos marges de manœuvre sont limitées. Mais on en revient au problème de souveraineté. Est-ce qu’il appartient au Fmi de nous dire ce qu’on doit faire ? Un Etat qui est souverain sur le plan monétaire est un Etat qui dispose de sa propre monnaie nationale, qui contrôle le secteur bancaire et financier domestique, et qui ne s’endette presque jamais dans une monnaie étrangère. Cet Etat n’a pas de contrainte financière. Il peut financer tout ce qui se vend dans sa propre monnaie, y compris payer ses agents.

Cet Etat ne peut jamais avoir des arriérés de paiement vis-à-vis du secteur privé et ne peut jamais avoir de problèmes pour payer les bourses des étudiants. Si on faisait tout pour mobiliser nos ressources locales, on n’aurait pas eu besoin du Fmi. Pour ce qui est de la gratuité, la Couverture maladie universelle est une bonne chose, même si son application est problématique. Pour les bourses de sécurité familiale, c’est une mesure qui ne résout rien. C’est une forme de capitulation face à l’extrême pauvreté. Il faudrait mettre à la place des programmes de garantie d’emplois. Il s’agit, pour l’Etat, de financer des emplois dans des domaines qui ne concurrencent pas le secteur privé, comme la préservation environnementale, l’assainissement, la sécurité, etc. Le besoin serait identifié par les communautés de base qui s’occuperaient du suivi. Ce type de programme permettrait aux gens de vivre mieux, parce qu’ils pourront au moins toucher le revenu minimum. Ce qui va créer des débouchés supplémentaires pour les entreprises sénégalaises. Donner des bourses de sécurité sans aucune contrepartie en termes de production de biens et de services n’est pas la meilleure des politiques pour un pays pauvre qui doit produire pour augmenter les richesses.

Avez-vous l’impression que l’Etat vit au-dessus de ses moyens ?

C’est relatif. Si vous entendez par là gaspillage, c’est à regretter. Malheureusement, c’est souvent le cas. On crée des agences et institutions budgétivores juste pour caser une clientèle. Il y a beaucoup d’agences dont on pouvait se passer (140 milliards de masse salariale, Ndlr). Ceci étant dit, sur le principe, l’Etat, surtout dans un pays pauvre, doit faire du déficit. Cela veut dire que l’Etat doit dépenser plus qu’il ne taxe. Parce que toute dépense de l’Etat profite aux ménages et aux entreprises (locales et étrangères). C’est une erreur monumentale de croire qu’un Etat bon gérant est un Etat qui limite ses dépenses à ses revenus. Si l’Etat taxe plus qu’il ne dépense, ça veut dire que le secteur privé est en déficit. Et le déficit du secteur privé entraîne la baisse des revenus des ménages et la faillite des entreprises les moins solides.

L’Etat doit donc faire du déficit, et préférablement dans sa propre monnaie. Mais il ne peut pas être durablement déficitaire, s’il ne dispose pas de souveraineté monétaire.  

PAR MOR AMAR

 

Section: