Publié le 7 Aug 2017 - 12:39
KENYA

Une présidentielle sous tension

 

Le Kenya s’apprête à organiser des élections à risques. Six scrutins se tiendront mardi 8 août – présidentielle, législatives et élections locales. Deux blocs sont face à face : celui du président sortant Uhuru Kenyatta et de son principal opposant Raïla Odinga. Des élections à fort enjeu, dix ans après la crise postélectorale qui avait fait plus d’un millier de morts et un demi-million de déplacés.

 

Le premier enjeu est technologique. En 2007, le scrutin avait été entaché de fraudes massives. A l’époque, le président sortant Mwaï Kibaki affrontait l’opposant historique Raïla Odinga déjà candidat à l’époque. Après le vote, des fonctionnaires chargés de l'acheminement des résultats compilés dans les circonscriptions s’étaient enfuis plutôt que de devoir signer des bordereaux où les chiffres avaient été gonflés en faveur d'un camp ou de l’autre. Des anomalies avaient été constatées dans des dizaines de procès-verbaux. Certains avaient disparu, d’autres n’étaient pas signés, d’autres encore avaient été remplacés par des faux.

Les deux camps s’étaient rendus coupables de fraudes entraînant le pays dans une spirale de violence inédite. En un mois, plus de 1 000 morts avaient été recensés, un demi-million de personnes chassées de chez elles, d'innombrables maisons et commerces incendiés. Les vieux démons faits de rivalité ethnique et de conflits terriens s’étaient alors réveillés.

La commission d’enquête créée suite à ces violences, la Commission Waki, avait démontré l’implication d’une dizaine de hauts responsables dans ces violences, tout en pointant du doigt les forces de sécurité dont la répression avait fait plus de 400 morts. C’est suite à ces investigations que le président actuel Uhuru Kenyatta et son vice-président William Ruto avaient été accusés par la Cour pénale internationale (CPI), avant d’être finalement blanchis.

Système défaillant

En 2013, le système informatique avait été défaillant. On était là trois ans après l’adoption d’une nouvelle Constitution, le système de décentralisation se mettait en place et déjà six scrutins étaient organisés à la fois pour élire le président mais aussi les députés, sénateurs, gouverneurs (exécutif départemental), membres de l'Assemblée départementale et un quota de femmes à l'Assemblée nationale. Sauf que la machine a failli. Par souci de transparence après l’échec de 2007, les résultats provisoires devaient arriver rapidement grâce à un système de SMS. Mais le serveur de la Commission électorale, complètement saturé, a planté.

Déjà pendant le vote, de nombreux bureaux avaient vu s'effondrer le système de reconnaissance biométrique mis en place pour, encore une fois, éviter la fraude. Parfois simplement en raison de problèmes d'alimentation électrique. Devoir déposer six bulletins différents dans six urnes avait également compliqué le processus. Nombre d'électeurs auraient mis les mauvais bulletins dans les mauvaises urnes, car les couleurs censées les distinguer étaient trop proches. Finalement des centaines de milliers de votes avaient dû être annulés.

Le dépouillement, émaillé de couacs, avait pris cinq jours pendant lesquels la suspicion et la tension n’avaient fait qu’augmenter. Uhuru Kenyatta avait finalement été déclaré vainqueur avec 800 000 voix d’avance sur Raïla Odinga, à nouveau candidat et à nouveau défait. L’opposition s’était sentie flouée, victime de fraude et avait contesté les chiffres, accusant la commission électorale de partialité. Odinga avait alors déposé un recours devant la Cour suprême. Des violences avaient éclaté, mais de bien moindre intensité qu’en 2007. Les juges avaient confirmé la victoire de Kenyatta et Raïla Odinga, beau joueur, lui avait souhaité bonne chance.

Après ces deux scrutins, c’est dire à quel point une grande partie des Kényans, et notamment ceux de l’opposition, n’ont plus confiance en leur système électoral.

Reconnaissance biométrique

Pour 2017, le défi est immense pour rétablir cette confiance et la pression très forte sur les épaules de la toute jeune commission électorale (IEBC), mise en place seulement en janvier après le retrait de l’équipe précédente, sous le feu des critiques.

Pour restaurer cette crédibilité disparue, l’IEBC (Independent Electoral and Boundaries Commission) a lancé une campagne d’un mois d’enregistrement massif des électeurs. Près de 25 000 centres d’enregistrements ont été installés dans tout le pays, et une importante campagne de sensibilisation lancée dans les médias. Les résultats ont été mitigés. L’opposition a dénoncé des fraudes, telles que l’enregistrement d’étrangers dans les fiefs de la majorité ou l’utilisation de cartes d’identité de personnes décédées. La commission a de son côté admis que 128 000 votants avaient été enregistrés avec des numéros de carte d’identité déjà utilisés ou avec de faux numéros.

Autre problème : celui de l’émission de ces cartes d’identité, nécessaires à l’enregistrement. Beaucoup de Kényans attendent encore ce document. Et le gouvernement a été accusé de ne le délivrer que dans les zones acquises à la majorité.

Le doute subsiste

Entre mai et juin, une vaste vérification des listes électorales a été menée afin de supprimer des listes les personnes décédées, et surtout de s’assurer que personne ne soit enregistré plus d’une fois. Le nombre final d’inscrits s’élève désormais à environ 20 millions, c'est 5 millions de plus que lors des dernières élections. Mais le doute subsiste quant au nombre d'électeurs décédés figurant encore sur les listes. La commission électorale a indiqué avoir supprimé du registre 88 600 morts. Ils avaient été identifiés par KPMG, l'entreprise chargée de l'audit des listes, dans un rapport publié le 9 juin. Un chiffre bien inférieur à l'estimation du nombre réel d'électeurs fantômes encore sur les listes, qui pourrait s'élever à plus d'un million, selon l’entreprise. Le manque de données sur les décès dans le pays est pointé comme explication par l’IEBC. Mais l’organisation a affirmé compter sur les kits biométriques qui seront utilisés le jour de vote pour éviter toute irrégularité.

Car en effet, l’enjeu technologique tourne autour de ces fameux kits KIEMS pour Kenya Integrated Election Management. Il s’agit de45 000 tablettes commandées à la société française Safran et qui permettent de vérifier l’identité biométrique des votants, puis de transmettre les résultats au centre de décompte national. L’IEBC décrit ce système comme fiable et sécurisé. Mais la commission est sous pression, car tout retard dans la transmission des résultats sera vu avec suspicion. Un test grandeur nature du système a été réussi, mais le meurtre, il y a une semaine, d’un de ses cadres est venu jeter le trouble. Personnage-clé de l’IEBC, Chris Msando était chargé de superviser toutes les opérations informatiques. Réputé crédible et impartial, il a été torturé et sauvagement assassiné. La Nasa (National Super Alliance), la coalition de l'opposition, a accusé le pouvoir qui a démenti tout lien avec cette affaire.

En tout cas, le système KIEMS est examiné sous toutes les coutures : durée des batteries des tablettes, reconnaissance des électeurs, durée de transmission des résultats, tout le monde s’interroge sur la possibilité ou non de triche.

Enfin, ces élections coûtent cher. Elles s’annoncent comme parmi les plus onéreuses d’Afrique : 412 millions d’euros, selon le trésor public kenyan, soit 21 euros par électeur (contre 10 euros au Ghana, 4,40 euros en Tanzanie ou 0,85 euro au Rwanda).

Vieux démons

L'autre grand enjeu est évidemment politique. Le pays s’est doté d’une nouvelle Constitution en 2010, il est la locomotive économique de l’Afrique de l’Est, il cherche à consolider ses acquis démocratiques et faire s’éloigner le spectre de 2007, alors que dix ans après 75 000 personnes sont toujours déplacées et que Nairobi se vide de ses habitants par crainte de nouvelles violences.

Le vieil opposant Raïla Odinga tente une nouvelle fois d’atteindre le sommet de l’Etat. En 2013, certains avaient prédit la fin de sa carrière politique, mais il est toujours là. Une défaite mettrait-elle fin à ses dernières ambitions ? En tout cas son comportement, tout comme celui du président Uhuru Kenyatta, sera déterminant, notamment en cas de défaite.

La campagne a été acerbe et parfois violente. Ces dernières semaines l’atmosphère s’est même particulièrement tendue. L'opposition accuse des policiers d'avoir fait une descendre, vendredi, dans ses bureaux. Selon des médias kenyans, les autorités soupçonneraient l’opposition d’avoir mis en place un système de décompte parallèle alors que seule l’IEBC a cette prérogative.

Le 29 juillet, la maison du vice-président William Ruto, dans la vallée du Rift, a été attaquée faisant deux morts. Une affaire dont on ne connaît toujours pas les motivations, mais qui est au centre de multiples spéculations. Fin juillet, l’opposition a publié des conversations entre militaires de hauts rangs, affirmant que l’armée et le pouvoir préparaient une opération pour truquer les élections. Des soldats seraient chargés, le jour du vote, de couper le courant et l’eau pour semer la confusion dans certaines villes et quartiers. Les forces de défense kenyanes ont confirmé ces échanges, mais estimé qu’ils étaient sortis de leur contexte. Le pouvoir a, lui, démenti toute tentative de manipulation.

Le meurtre sordide de Chris Msando est venu s’ajouter au climat de suspicion ambiant. Mais l’élection des gouverneurs sera aussi à surveiller. Avec le processus de décentralisation, ils sont devenus des personnages puissants, ce qui a entraîné une campagne acerbe et violente au niveau local. Le 29 juillet, l’IEBC a même suspendu la campagne pour le poste de gouverneur dans le comté de Marsabit, après des affrontements.

La période qui s’ouvre est donc très incertaine. Il s’agira d’ailleurs de la plus importante opération de sécurité de toute l’histoire kenyane avec 180 000 agents déployés sur tout le territoire.

 

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