Publié le 22 Sep 2019 - 01:47
A LA DECOUVERTE D’UNE EX-USINE DE FABRICATION DE CHAUSSURES

Bata ou la belle époque à Rufisque

 

Chez une génération de Sénégalais, ‘’daleu bata’’ avait une signification différente de celle de la génération actuelle. Aujourd’hui, on comprend, dans le wolof courant, par ‘’daleu bata’’, chaussures de sport. Seulement, ‘’Bata’’ n’est la déformation d’aucun vocable comme le penseraient certains. C’était le nom d’une société de fabrication de chaussures qui se trouvait à Rufisque. Sur l’immense périmètre, sont implantées, actuellement, certaines sociétés dont Ccbm et Ssi.

 

A Rufisque, quelle que soit l’année à laquelle on est né, l’on connaît Bata. Pour les plus jeunes, c’est le nom d’une plage qui se trouve à la périphérie d’un des quartiers traditionnels de cette commune, Thiawlène. Pour d’autres, Bata est le souvenir d’années fastes. En effet, ouverte vers la fin des années 1940, Bata était une grande usine de fabrication de chaussures. Elle était l’une des nombreuses usines installées à travers le monde par le géant industriel Thomas Bata. Même si certains racontent qu’elle doit son nom à la ville équato-guinéenne Bata, tout porte à croire qu’elle est baptisée sous le patronyme de son créateur. Elle disposait d’une centaine de fabriques. Celle du Sénégal aura vécu près de 40 ans, avant d’être fermée. C’est en 1988 que le propriétaire a mis la clé sous le paillasson.

‘’Cette usine avait un caractère international et s’était implantée dans pas mal de pays. A ma connaissance, à un moment donné, il y en avait plus de 152 à travers le monde’’, informe un ancien employé ayant requis l’anonymat.

Aujourd’hui, Bata, ou du moins ce qui en reste, n'est que ruine. Les portes et fenêtres sont toutes rouillées. Le temps a certes fait des siennes, mais également la brise marine. D’ailleurs, ces problèmes écologiques notés ont fait que l’usine a perdu une partie de son périmètre. Plus de 10 mètres se trouvent actuellement dans les eaux. Cela est dû à l’avancée de la mer. Des magasins sont entièrement engloutis dans l’océan. ‘’La mer continue d’envahir le lieu et comme on peut le voir, des parties importantes ont disparu aujourd’hui’’, se désole cet ancien travailleur de Bata trouvé sur place.  

L’usine est à quelques mètres de la mer. Le décor à l’extérieur est bien mieux que celui intérieur. Il y a des épaves de bateaux et même de véhicules. Les lieux sont humides. Sur les quelques parties du sol qui sont dégagées, des herbes y poussent. En outre, à Bata, les décors changent selon l’endroit où l’on se trouve. Certaines parties ont été acquises par différentes sociétés. Parmi elles, Ccbm Industrie de Serigne Mboup. C’était au début des années 2000 qu’elle a pu récupérer ce qui constitue la plus grande bâtisse de toute l'usine. Ces locaux recyclés servent au géant industriel sénégalais pour le montage de véhicules tels que les gros-porteurs. La Société sénégalaise d'investissement (Ssi) a acheté une autre partie de l’usine. Elle a d’ailleurs procédé au redémarrage des activités de la tannerie de la défunte fabrique. Ici, travaille d’ailleurs un ancien employé de la défunte Bata.

Ancien poumon économique de la ville

Par ailleurs, si 30 ans après la fermeture de cette usine on en parle encore à Rufisque, c’est parce qu’avec la Sococim, elles étaient les deux poumons économiques de cette zone. Tous les hommes en âge de travailler qui habitaient entre Rufisque et Bargny travaillaient dans cette usine. Cette dernière employait près de mille personnes.  Cette capacité d'embauche assez impressionnante à l’époque était possible, parce que Bata comptait différents départements. De la menuiserie à la cordonnerie, en passant par la tannerie, sans compter les chauffeurs, la société avait besoin de bras. Mais Bata est devenue surtout célèbre grâce à ses chaussures en cuir et en caoutchouc. Elles ont dominé le marché local et même parfois sous-régional, pendant plusieurs décennies. Quand est arrivée la concurrence, la fabrique n’a pas survécu, selon un ancien travailleur ayant requis l’anonymat et qui sert actuellement à la Ssi, dans l’atelier de tannerie. Les Chinois commençaient à envahir peu à peu le marché. Le gouvernement d’alors n’avait pas su prendre les mesures nécessaires pour sauver les emplois assurés par Bata, même si elle était une entreprise tchèque.

Nombreux sont ceux qui regrettent encore sa disparition. D’anciens travailleurs rencontrés à Rufisque se disent nostalgiques de cette époque. Ils étaient non seulement très bien payés, mais bénéficiaient également d’excellentes conditions de travail. Vers les années 1980, le salaire mensuel est institué. Avant, les travailleurs étaient payés à la fin de chaque semaine. Chaque vendredi à la descente, les états étaient faits. Comme des journaliers, on leur comptabilisait leur temps de travail et les rémunérait à la hauteur du quantum horaire enregistré. L’ère Bata constitue des années fastes pour certains. L’employeur, à chaque fête de Tabaski, procédait à des tirages et offrait des moutons à certains, selon un ancien médecin à Bata, M. Diakhaté. Il ajoute que leur employeur procédait ainsi ‘’juste pour instaurer la communion et la bonne entente dans l’usine’’.  

Dans ce même esprit, il envoyait chaque année des gens à La Mecque. Lors des cérémonies confrériques, l’entreprise soutenait les travailleurs. Elle prenait en charge le voyage des travailleurs qui allaient au Magal de Touba ou au Gamou de Tivaouane. ’’C’est pourquoi des khalifes généraux tels qu’Abdou Aziz Sy Dabakh et Serigne Abdou Lahad Mbacké avaient même visité l’usine pour remercier et encourager ses actes’’, se souvient M. Diakhaté.    

En outre, étant plus de mille travailleurs, ces derniers ont décidé de prendre leur destin en main. Ils ont décidé de s’organiser pour acquérir des terrains, selon le président de la coopérative des ex-travailleurs de Bata, Ousmane Diop. Etant conscients de leur nombre important, ils avaient sollicité le soutien de l’Etat du Sénégal dans cette entreprise d’acquisition de parcelles à usage d’habitation. ‘’L’Etat nous avait octroyé 180 parcelles pour des logements. Mais puisque cela ne suffisait pas, nous nous sommes rapprochés de la direction générale de l’usine pour avoir plus d’espace. C’est le 10 janvier 1986 qu’elle nous a donné 6 hectares de plus’’, se rappelle M. Diop. Une manière pour lui de dire que Bata leur a tout donné.

A en croire presque tous les anciens travailleurs rencontrés, la défunte société octroyait aussi beaucoup d’avantages à ses employés. Avec leur carte professionnelle, ils pouvaient bénéficier de pas mal de privilèges. ‘’Quand on voulait construire une maison, par exemple, on pouvait présenter la carte à une société, Keur Ali Hadra. Elle livrait par la suite au demandeur le ciment pour la construction. D’ailleurs, j’ai bénéficié de ce privilège pour construire ma maison’’, confie Alassane Mbengue, ancien ouvrier à Bata.

Un autre privilège est une coopérative de consommation créée au sein même de l’entreprise. A la fin de chaque mois, ceux qui y avaient souscrit se voyaient livrer les denrées de première nécessité. Ainsi, se remémore M. Mbengue, ‘’les familles de ceux qui travaillaient à Bata ne souffraient pas de manque de nourriture, car à la fin du mois, l’usine donnait du riz, de l’huile, du sucre. Il en était de même pour les vêtements et chaussures’’. ‘’L’ouvrier de Bata était pénard !’’, s’exclame-t-il sur un ton nostalgique.

Une usine qui faisait tout cela pour ses travailleurs, vous imaginez aisément qu’elle leur assurait une couverture maladie. M. Diakhaté l’a d’ailleurs confirmé. Ils avaient tous une couverture maladie qui couvraient leurs frais médicaux.  

Un autre ancien employé, M. Mbengue, regrette beaucoup la disparition de cette fabrique. ‘’Bata était très importante. Quelque part, son absence a rendu aujourd’hui la vie difficile’’, constate-t-il.

MAMADOU DIOP ET EL’HADJI FODE SARR (stagiaires)